Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

afficher le texte en hongrois

pudeur

 

Jai été entraîné l’autre jour au tribunal dans un procès où dans le cadre d’une affaire de presse on a évoqué le problème juridique de l’attentat à la pudeur – où commence-t-il, quels sont les critères, pourquoi faut-il le poursuivre, qu’est-ce qui le rend nuisible ? Ayant été totalement blanchi, je ne commets peut-être pas d’inconvenance si désormais de l’extérieur, sine ira et studio[1], j’exprime moi aussi une opinion. Pendant que je rentrais chez moi je jouais au jeu des clarifications (ce jeu est devenu une maladie dans ma tête ces derniers temps). Je me demandais ce qu’est en réalité la pudeur. Parce que, j’espère, personne n’imagine de moi que si je ne suis pas un écrivain impudique, j’ignorerai ce qu’est l’impudeur. Je le sais parfaitement et si je déclare que, mise à sa place, je l’estime tout autant sinon plus que l’auteur "érotique" le plus désespéré : mais il n’est pas question par-là que je retire ma défense, simplement j’emprunte la position de cet excellent savant naturaliste selon qui nous appelons saleté toute substance qui n’est pas à sa place.

Voilà pour la science, parce que la question ne m’intéresse pas du point de vue de la science de l’évolution, seulement dans sa signification sociale. Quand et de quoi je me sens choqué par ce que l’on appelle impudeur ? – puisque de toute évidence il s’agit d’une notion relative – il est évident que sans ces choses qui n’arrivent jamais dans les bonnes familles, les bonnes familles n’existeraient pas. L’être humain est soit un homme soit une femme – quelqu’un n’est ni femme ni homme si subjectivement et objectivement il n’est pas intéressé par l’amour, y compris toutes les impudeurs qui l’accompagnent. Le mal, l’inconfort, la gêne effectivement pénible et désagréable, ce que nous appelons scandaleux, commence là où dans l’affaire d’un homme et d’une femme se mêle un tiers, un observateur dont la présence pollue l’imagination amoureuse.

Cet observateur peut être l’écrivain érotique dès lors qu’il rend public le résultat de ses observations. J’entends par public le lecteur authentique, le lecteur inconnu qui prend le livre en main de bonne foi sans savoir ce qu’il trouvera dedans. Eh bien oui, je peux très bien imaginer un ouvrage d’art dont l’objet soit l’amour sensuel – mais s’il a été écrit ou dessiné par un artiste authentique, il ne lui viendrait pas à l’esprit de le jeter au grand public, au lecteur inconnu – il le montrera seulement à celui ou celle qu’il aime, qu’il connaît, dont sa conscience d’artiste, l’instinct psychologique sait qu’il le prendra pour ce qu’il est : envie de vivre, explosion de l’amour de la vie, et non une nuisance malfaisante.

 J’ai déjà eu en main une œuvre érotique, ouvrage d’un grand artiste, manuscrit ou dessin original ; par rapport au feu "impudique" de cette œuvre, la création la plus licencieuse de l’écrivain et peintre érotique le plus à la mode n’est qu’une flammèche tiède – je peux dire que je ne me suis pas scandalisé ; mais je me suis bel et bien scandalisé, et je me scandalise encore, quand un livre "illustrant en images érotiques, colorées, l’orage de l’amour" me tombe entre les mains, un livre qui a eu ses dix éditions parce qu’il "est si bien illustré", si sensuellement et tellement en couleurs. Je me scandalise, non au nom de la morale mais au nom de l’art, je me scandalise, non parce que "l’illustration" est trop colorée et érotique, mais parce qu’elle n’est pas assez colorée et érotique, elle ne peut pas l’être et pourtant elle veut le paraître. L’écrivain m’a scandalisé en tant qu’artiste qui sait très bien qu’il ne peut pas parler franchement et de cœur et de sang et avec enthousiasme de ce dont on ne parle pas, de ce dont l’on ne peut pas parler, puisque alors il ne pourrait pas faire paraître son livre, non seulement à cause de la loi sur les mœurs, mais aussi à cause de sa propre conscience. Donc, à la place d’une représentation authentique il essaye de contourner sa conscience et la loi par des allusions et des évocations sournoises, des petits clins d’œil écœurants, grimaçant derrière les doigts de la main, avec des points de suspension, des tirets et des omissions significatives, pour ménager la chèvre et le chou. Je me scandalise parce que ce n’est pas de l’impudeur vraie et entière, mais de la demi-impudeur nuisible et malfaisante, c’est elle qui salit et profane l’amour, cadeau de Dieu, c’est elle qui veut faire entrer dans le temple du sang le tiers qui n’y a pas sa place, qui s’y fane et s’y gâte – dans la présence duquel non seulement il convient, mais il faut que se taise "le mot du sang" – le tiers à cause duquel l’impudeur vit dans le cœur de tout homme sain et de toute femme saine.

Le tiers, l’observateur, que cette fois je peux enfin nommer : l’enfant.

L’enfant, cette fleur observatrice aux grands yeux, qui ne doit pas mûrir en fruit avant terme car un fruit trop précoce est un fruit maigrelet et dégénéré.

Je me suis trompé plus haut : l’être humain n’est pas de deux sexes, mais – la grammaire archaïque germanique a raison – il est de trois sexes : homme, femme et enfant. Si nous venions au monde adulte et mûr, la pudeur n’existerait pas entre nous car elle serait superflue. Elle est née pour la protection de l’enfant, en même temps que lui. Ce que nous appelons impudeur s’est formé, se raffine et s’anoblit sans cesse dans la conscience et le système nerveux de notre espèce. Après ces réflexions, si je ne peux la nommer ou la définir, je peux la circonscrire, la signaler d’images, quand j’appelle ombre tiède bienfaisante, ce qui entoure, couvre et protège chaleureusement le corps et l’âme tendres dans son évolution, les protège des conditions de l’existence, du brûlant rayon de soleil merveilleux et cruel, qui fait vivre et qui fait faner. .

 

Suite du recueil

 



[1] Sans colère ni enthousiasme