Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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distributeur automatique

 

Je l’ai rencontré dans un coin sombre d’un ancien buffet maintes fois transformé. Une ruine écartée, un bizarre fossile de momie, un ichtyosaure au musée, une espèce animale éteinte que la postérité admire bouche bée – comme c’est étrange et ancien, comme c’est compliqué et inutile, combien il avait d’organes, de nerfs, de boulons, d’idées et de ruses étranges pour sortir victorieusement du combat livré contre la nature. Et voici qu’idée, ruse, boulon et mécanisme compliqué, tout cela était inutile – de simples primitifs petits vers unicellulaires, l’espèce d’animaux utriculaires bricolés d’un minable bout de boyau lui ont survécu, au mépris des intempéries, des millénaires, alors que lui n’est plus.

Distributeur automatique. Un mécanisme assemblé de toutes sortes de métaux et de rouages et de vannes, un travail de précision, véritable chef-d’œuvre d’harmonie d’astuce cérébrale et d’habileté manuelle, la solution parfaite d’une fonction unique : il fallait insérer en haut une pièce de vingt fillérs pour que sorte en bas ce que tu ordonnais : petit pain au pâté de foie, tranche de jambon, sandwich aux œufs de lump, autant de trésors pour flatter les yeux et la bouche, des bijoux, du chocolat au lait, de la pâte dentifrice, du cirage à chaussures, de l’eau de Cologne !

Il incubait depuis au moins deux cents ans, de temps en temps il relevait la tête, il tâchait de naître à travers l’imagination de maîtres italiens et français ou des Farkas Kempelen[1] hongrois. Dans les années précédant la guerre il l’emporte enfin, il revêt ses formes définitives, commence à se multiplier, il se répand à une vitesse vertigineuse, il franchit l’océan, il découvre l’Amérique et poursuit sa glorieuse route pour conquérir l’univers, on l’appelle Cuisisana, on commence à s’imaginer que le service personnel deviendra inutile, il simplifie tout, il court-circuite les intermédiaires entre producteur et consommateur. En 1912 je suis allé à Berlin, dans des palais de quatre étages il y avait partout des distributeurs automatiques Aschinger, on ne trouvait plus de garçon, plus de personnel, plus d’être vivant – même les tables étaient automatiques, quelques paniers géants chargés de pain dont on pouvait prendre à volonté, gratuitement : la machine faisait le reste.

Tu as inséré ici dix pfennigs et tu as récupéré un Belegtes Brötchen[2], inséré dix pfennigs là et un ersatz de Tokaji a coulé dans ton verre. Duval à Paris et tout un konzern de capitaux à New York dallent la route au nouvel empereur ; il devient familier même à Tokyo, il prend racine. Le capital mondial s’y investit en masse, on en fabrique de grandes séries, en matériau de première qualité, increvable, en calculant que vingt, trente, cinquante ans plus tard l’investissement portera ses fruits.

Et maintenant je me trouve face à lui au bout d’une courte décennie, dans un dépôt d’encombrants. Que s’est-il passé, comment a-t-il pu atterrir là, pourquoi a-t-il dû périr, qu’est-ce qui a causé sa mort ?

Un postulat, un point de départ, un axiome ontologique – si vous préférez, un acte de foi, et tout ce qui est prouvable et calculable, tourne autour de lui, mais le postulat lui-même repose sur la confiance aveugle. L’hypothèse que les pièces de vingt fillérs et de dix pfennigs vaudront toujours vingt fillérs et dix pfennigs, et nous leur accorderons toujours autant de valeur que notre estomac accorde de valeur au sandwich jambon et au demi de bière. Une fiction, un bout d’élément métaphysique, une petite étincelle de l’âme, la foi qui l’avait créé, tout est resté coincé dans le mécanisme compliqué et l’a rendu inapte à la vie.

Quel pénible enseignement, quelle déception ! Ces inventions sont nées par centaines durant les quarante années de paix mondiale – des radiateurs à gaz, des machines électriques et des appareils téléphoniques qui dosaient des biens matériels et des conforts, dans l’espoir que la cuillère de dosage, la monnaie, l’or, l’argent et le nickel étant des matériaux durables, sont des articles nécessaires au même titre que le manger et le boire. Nous faisions confiance à la matière, la même confiance enthousiaste que le croyant en Dieu lorsqu’il l’imagine éternel, constant et immuable.

Et parce que la matière avait son crédit, le travail aussi avait son crédit – l’heureux croyant dans la paix construisait des tables en bois, une maison en pierre, c’est à cela qu’il pensait, c’est pour cela qu’il avait signé son contrat, c’est cela qu’il voyait devant ses yeux, car il travaillait dans la foi que l’œuvre survivrait aussi longtemps que dureraient sa matière et le sérieux du travail investi ; que le bâtiment tiendrait aussi longtemps que la pierre qui a servi à sa construction. Et il n’a pas songé au lieu où il construisait, cela n’entrait pas dans son calcul – sinon du point de vue du sol inerte – il ne pensait pas à la vie, il ne pensait pas que la maison se trouvait peut-être à la frontière de deux pays qui nourrissent une haine secrète l’un contre l’autre, et un an plus tard ils lanceraient une bombe sur la maison, qui la raserait jusqu’au sol.

Oui, c’est une terrible moralité qui surgit de tes ruines béantes, cher gracieux distributeur automatique : l’expérience atteste déjà cet enseignement. L’Europe gît en ruines, le discernement, la raisonnable volonté de vivre, la bonne volonté soucieuse, tout nous hurle à l’oreille : travaillez, travaillez, travaillez ! Et pourtant le travail n’a jamais eu aussi peu d’honneur, aussi peu de crédit, la personne qui veut travailler n’a jamais eu une vie aussi épouvantable et un sort aussi misérable que de nos jours. L’âme européenne ayant perdu sa foi est devenue indifférente à l’ouvrage, le maçon laisse tomber la truelle de sa main, il hausse les épaules : pourquoi m’éreinter, pourquoi bâtir, demain ce sera détruit par "la conviction différente", le caprice de la haine, si ça lui plaît. À quoi bon la table sur laquelle je peux déjeuner demain aussi – demain n’importe quel homme d’État ou "combattant enflammé pour sa race" ou "révolutionnaire ayant une conscience de classe", s’il prend le dessus pendant quarante-huit heures, prouve que premièrement ce n’est pas mon travail donc il ne m’appartient pas, deuxièmement ce n’est pas une table mais une estrade pour l’orateur.

Il vaut mieux que je mange vite dans le creux de ma main ce que j’ai accaparé pour aujourd’hui, que je n’attende pas le résultat qui nous dira si la cathédrale est en réalité une caserne, que la halle de la science prévue pour des siècles est en réalité le local d’un parti politique ou la salle des séances d’une quelconque commission de dédommagement, qu’en conséquence il convient de la transformer, de la détruire, de la reconstruire, de la restituer, de ne pas la restituer, de la faire sauter, de l’anéantir, de la fermer, de l’ouvrir, car il faut revenir, il faut avancer, car il faut extirper, car il faut le vaincre, car c’est le libéralisme maudit, car c’est l’impérialisme intolérable, car c’est du pan-isme, car c’est du contre-pan-isme, car moi je dois le tuer, je dois le lui prendre, car lui il veut me tuer, et il veut me le prendre, et alors il vaut mieux que nous le cassions, le brisions, le jetions à l’eau, pour qu’il ne soit ni à l’un ni à l’autre.

Soucieuse bienveillance, volonté de vivre, espérance prémonitoire : pour le moment cessez le brûlant encouragement au travail. Donnez d’abord une garantie à l’ouvrage, une loi générale, que le croyant nomme religion, le texte d’une loi à laquelle nous pouvons faire confiance, une prière qui nous aide à nous remettre au travail, au nom de Dieu. Devant l’autel du distributeur automatique ruiné, avant de construire un nouvel autel, donnez-nous d’abord une courte prière, dans le respect du travail, respect de l’Ouvrage, une loi une et indivisible, ne tolérant pas d’exception, une loi universelle qui concerne tous, celle de l’Idéal des États Libres Unis !

 

Suite du recueil

 



[1] Farkas Kempelen (1734-1804). "Inventeur" d’un automate truqué de jeu d’échecs qui a trompé toute l’Europe du XVIIIe siècle.

[2] Petit sandwich.