Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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mon cher ami, je te prÉsente mes hommages

 

Un de mes amis a reçu une lettre d’Espagne, une lettre commerciale. Ayant réuni nos connaissances lacunaires d’espagnol, nous l’avons déchiffrée. Arrivés à la fin, à mon plus grand étonnement, j’ai lu au-dessus de la signature : « je vous présente mes hommages, etc., etc. » Mon ami qui avait roulé sa bosse en Espagne a éclairé ma lanterne en précisant que là-bas les hommes se saluent entre eux d’un "baisemain" écrit ou oral ; mais il ne faut pas penser à cet humiliant "je vous présente mes hommages" ironique, mis entre guillemets, qu’à Budapest aussi se lancent les hommes les uns aux autres de nos jours, caricaturant la politesse due aux dames. L’étiquette espagnole traite cette formule réservée aux contacts entre hommes avec sérieux et respect. Les dames, il convient de les saluer ainsi : « je m’allonge à vos pieds ».

Cette leçon nous parvient de l’occident lointain, il ne faut donc pas songer à la "politesse orientale" barbare et surannée, à l’arabe hospitalier de Vámbéry[1] qui offre toute la fortune de sa maison, qui dit adieu à son visiteur de deux jours en baisant le sol pour, dès que celui-ci a franchi le seuil, le rattraper pour le cambrioler. La leçon vient de l’ouest, et même moi, elle m’a ému et m’a fait honte : j’ai pensé à l’effroyable impolitesse, la muflerie, avec laquelle la moitié des êtres humains condamnés au même sexe se saluent, moitié à laquelle j’ai la malchance d’appartenir. Ne me comprends pas mal, cher lecteur (je te présente mes hommages si tu es un homme et je m’allonge à tes pieds si tu es une femme), je sais parfaitement que la politesse n’est qu’une coutume ; ses mots, des formules vides, ne sont pas proportionnés au respect, aux hommages qu’ils expriment. Et l’Espagnol est un gentleman. S’il va voir quelqu’un pour le rabrouer ou de le gifler, il introduira cette intention du même "je vous présente mes hommages" distrait que moi quand je claque la porte de l’usurier avec un orgueilleux "bonsoir !" après lui avoir communiqué que je le prenais pour un salopard malhonnête et que de ce pas j’allais porter plainte contre lui pour qu’on l’arrête sur le champ, donc si ça ne dépendait que de moi il pouvait compter sur un très mauvais soir.

Il ne s’agit pas de cela. L’existence de la politesse n’est peut-être pas d’un grand bénéfice pour l’amélioration des mœurs publiques, ni ne sert directement l’idéal humaniste de l’affection et du respect du prochain ; mais que son manque nuise absolument à cet idéal, ou qu’au moins il soit un des symptômes qui accompagne le déclin de cet idéal, cela, je l’expérimente amèrement dans les contacts sociaux de ce qu’on appelle notre vie publique.

Je constate qu’à Pest, surtout ces dernières années, les hommes se parlent sans politesse et sans respect, et cela - symptôme pénible, douloureux pour les hommes aux goûts délicats – est directement proportionnel au respect déclinant et tiédissant que nous nous portons les uns aux autres. Ce respect tiédit et décline entre nous car nous qui avons enduré ensemble le pénible voire insupportable combat pour la vie des dernières années, nous avons mis à nu devant les autres nos instincts vils, brutaux, effectivement indignes de respect. Je ne peux pas, il m’est impossible d’être courtois avec quelqu’un dont je sais que, par crainte pour sa vie ou par avide cupidité, il a effectivement ourdi ma perte ou l’aurait ourdie s’il avait été en situation de le faire, dont je sais que dans une situation désespérée, pour sauver ou garantir sa vie, ses biens, ses intérêts, il s’est cent fois humilié, il a souillé son amour-propre, il a toléré la politesse des riches, et pour obtenir un crédit sur son patrimoine inexistant il a été impoli avec le pauvre, car il a appris l’attitude insolente et arrogante des parvenus. Petit à petit s’est formé entre hommes combatifs le ton de Pest, ce ton irrespectueux, plaisantant sans humour, à défaut d’amour-propre reniant l’amour-propre, ce ton confident, ce regard insolent qui a toujours l’air de dire : « arrête de tourner autour du pot, de toute façon je sais ce que tu veux, je sais qui tu es » - cette indiscrétion ouvertement avouée supposant dans l’autre toutes les vilenies, indiscrétion dont la manifestation est, sous prétexte de bonhomie, un parler incivil accepté et toléré, une apostrophe discourtoise, une approche irrespectueuse : ce ton "spirituel" de Pest comme qui dirait : « bon, salut, avec combien on pourrait le tirer d’affaire ? », « bon, vieux, qu’y a-t-il ? », « mais si, j’ai déjà eu la malchance de vous rencontrer », « salut, vieux », « eh, machin, tu entends ? » ; bref, cette conception erronée que si des hommes sont plus grossiers entre eux c’est une chose cavalière et virile, et que l’étiquette ne doit la courtoisie qu’aux femmes.

Cette conception est fondamentalement fausse et témoigne de la plus grave inculture. Je ne compte pas expliquer l’essence conceptuelle et étymologique du terme "courtoisie" : je voudrais seulement rappeler à ceux qui l’ont oublié que sa nécessité s’est avérée à l’origine dans le contact entre les hommes, et la civilisation féminine ne l’a adoptée que plus tard ; rappeler également que nous avons emprunté l’autre terme parent de "courtisan" également au vocabulaire concernant le monarque et l’avons prêté pour désigner l’art de séduire les femmes. Je voudrais en tout cas avertir de cela ces hommes "virils" qui s’imaginent qu’ils ne doivent être courtois qu’à l’égard des femmes. Dans une société dans laquelle la tendresse polie n’est pas un besoin général, concernant tous les contacts humains, la courtoisie concernant spécifiquement les femmes rate totalement son but initial ; au lieu de tendresse elle s’abaisse à un vil intérêt sexuel humiliant, elle devient un moyen laid et sournois dans la compétition sexuelle, et aux yeux des femmes non seulement elle n’élève pas mais elle rabaisse l’honneur des hommes. Les femmes sont suffisamment intelligentes pour voir en un homme grossier et orgueilleux avec les autres hommes mais mielleux et courtois avec elles, non pas le chevalier protecteur "du sexe faible", des veuves et des orphelins, "l’homme vrai", mais reconnaître l’affamé de sexe vilement humilié dans sa misère sexuelle, qui leur dissimule sa nature brutale et vulgaire pour s’emparer d’une aumône non méritée. Une des causes principales de la charmante et fière insolence bien connue des femmes de Budapest envers les hommes est qu’elles ne peuvent pas respecter les hommes car elles voient que ceux-ci ne se respectent pas entre eux. Néanmoins tu n’as pas de souci à te faire, mon cher lecteur homme. La vraie femme, la femme raffinée pour laquelle il vaut la peine de s’enthousiasmer, d’être courtois, aux pieds de laquelle "tu t’allonges" et je m’allonge également, mon cher lecteur homme, je te présente mes hommages, elle n’accepte pas, elle ne prend pas au sérieux la courtoisie d’un homme qui n’est courtois ni avec toi ni avec moi.

 

Suite du recueil

 



[1] Ármin Vámbéry (1832-1913). Géographe orientaliste, explorateur.