Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

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carnet de notes

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[1927]

 

Déveine. Une nouvelle fois je n’ai pas touché le gros lot ! Ça n’arrive qu’à moi.

 

Poudre de riz. Quel visage douloureux affiche cette belle femme là-bas, dans le café ! Un visage de madone – dommage qu’elle soit passée à la chaux. Matière Dolorosa.

 

En lisant Tolstoï. Ça ne vaut pas la peine de mentir.

 

Journalisme. L’épidémie régresse, le journaliste annonce victorieusement : aujourd’hui il n’y a plus qu’une seule victime ! Je vois son visage rayonnant. Youpi, l’épidémie se termine, aujourd’hui je suis le seul à mourir !

 

Coup de folie. J’ai connu un homme qui est resté en vie : dans un coup de folie il ne s’est pas envoyé une balle dans la tête, .

 

Théorie raciale. Il y a plus de différence entre deux hommes qu’entre deux races.

 

Justice. L’escroc, si c’est un homme, on l’enferme, si c’est une femme, on la fête.

 

Journalisme américain. (Toutes les cinq minutes une nouvelle édition.) Mr. White a sauté du vingt-neuvième étage au numéro 8 de la 526e rue. À la clôture il se trouve au 7e étage.

 

Sanction. J’ai été condamné à huit jours pour infraction. Je ne les ai pas encore faits, mais croyez-moi, la vie d’un futur récidiviste n’est pas de tout repos.

 

Militarisme. Je peux résumer brièvement la conviction politique de Madame. Elle ne partage pas les vues de Linder. Elle veut voir des soldats, elle.

 

Cordonnier. C’est horrible ! Il a complètement raté mes chaussures !... Ce n’est pas un cordonnier, c’est un… c’est un savatier !

 

Censure. Au temps de Gutenberg, les livres avaient une grande valeur, on les gardait enchaînés pour que personne ne les vole. Le livre et la chaîne sont issus de la matrice d’une même mère.

 

La femme est une devinette. Ou plutôt une grille de mots croisés. Quatre lettres horizontalement, quatre lettres verticalement.

 

Le paradis. Salut et bonheur éternels ? Dans un pays où il y a un autre Dieu aussi en plus de moi ?

 

Enquête. Le coupable a été retrouvé, la victime est activement recherchée par la police.

 

Enfant. S’émerveiller de l’intelligence d’un enfant – c’est s’émerveiller du phonographe !

 

Amour. Un panier à une seule poignée ; il est si lourd qu’il faudrait se mettre à deux pour le porter, mais il n’y a qu’une seule poignée, il est porté tantôt par l’un, tantôt par l’autre.

 

Femme. Si tu dis à une femme qu’elle est belle mais mauvaise, elle en conclura que tu la trouves belle parce qu’elle est mauvaise.

 

Rire jaune. Il a eu le prix Nobel de la Paix ? Il va faire la guerre avec sa femme pour décider quoi acheter avec !

 

Analyse. "Maîtrise de soi-même" signifie au sens freudien : se procurer de la neurasthénie.

 

Égoïsme. D’accord, ne t’aime pas toi-même – mais pense à ta mère qui tremblait tant pour toi – et veille au moins sur le fils de ta mère.

 

Attaque du gaz. On vient d’apporter la facture.

 

Vie, souffrance, mort. La question est de savoir ce que tu préfères – une jambe douloureuse ou une jambe amputée.

 

Celui qui te lance des pierres, lapide-le de pain. Un petit garçon lançait des cailloux sur un boulanger au travail. Le boulanger s’est fâché, il a attrapé un pain tout frais de huit kilos et l’a lancé à la tête de l’enfant. Il en est mort.

 

Victoire amoureuse. L’homme a gagné – la femme a gagné. Que de victoires à la Pyrrhus ! Seul l’amour a le droit de gagner.

 

Vie. Un enfant à naître vint me voir l’autre jour afin de me demander conseil : devait-il venir au monde ? J’ai haussé les épaules, hésitant. J’ai fini par lui recommander au moins d’essayer.

 

Vanité. Le hérisson se rendit chez le barbier pour lui demander de le coiffer en autruche.

 

Sculpteur Groenlandais. Au Groenland où la glace est une matière aussi permanente et immuable que la pierre et le granit chez nous, un sculpteur génial a créé un chef-d’œuvre – il l’a présenté au Salon de Paris, la sculpture a fondu. – On n’est pas artiste sans la science.

 

Matérialisme historique. A pris pour point de départ l’erreur selon laquelle la souffrance de deux cent mille hommes est deux cent mille fois plus grande que celle d’un seul.

 

Succès. Le poète a gagné un argent fou avec ses poèmes sur la misère.

 

Théorème d’Archimède littéraire. Tout écrivain plongé dans un journal perd en poids autant que pèse la critique qu’il a écartée. Si le critique est une personnalité pesante, l’écrivain risque de perdre beaucoup à cause des mauvaises critiques écrites par vengeance.

 

Démon. Le juge à l’accusée : Quel âge avez-vous ? L’accusée cligne coquinement de l’œil : Devinez !

 

Hystérie. Maladie dangereuse, sa prévention devrait être obligatoire. Seules les femmes peuvent l’attraper, et seuls les hommes en meurent.

 

Philosophie. Nous nous arrêtons au dernier bouton : oui, non, oui, non. Non que nous soyons plus sûrs maintenant qu’avant, mais il n’y a plus de bouton.

 

À la "raison logique". Mais non, Monsieur Kovács, ce n’est pas moi qui suis compliqué, mais ce dont je parle.

 

Pourquoi existe-t-il des drames de la fatalité ? Naître et mourir on le peut en un jour – mais vivre non.

 

Distance. Je suis loin des hommes – à cette distance je devrais déjà me sentir content s’ils me voyaient semblable à eux.

 

Fortune. Entre moi et Rockefeller il y a un trait commun – il a de l’argent, moi pas.

 

Question. Avez-vous bien dormi cette nuit ? – Je n’ai pas pu l’observer, je n’étais pas éveillé.

 

Mariage mixte. Un homme et une femme se sont épousés. Je ne peux pas imaginer un mariage plus mixte que ça.

 

Mendiant. On ne lui demande rien, tout le monde lui donne. La meilleure affaire.

 

L’écrivain. – Qui préfères-tu à moi ? Y a-t-il quelqu’un qui a la peau plus blanche que moi ? – Oui. Le papier.

 

Proverbe. Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui. Si dès aujourd’hui tu peux remettre quelque chose à demain, surtout n’hésite pas.

 

Similitude. Aussi longtemps que son visage est immobile, il ressemble à sa mère. Quand il sourit, il bouge, c’est tout à fait son père. La femme est la matière, l’homme la force qui la meut. La femme est la chaleur, l’homme est la lumière.

 

Optimisme divin. Anatole France ne cesse de sourire. Cela peut devenir ennuyeux. Il devrait un jour rêvasser distraitement. Bernard Shaw, lui, est péniblement intelligent, il devrait s’interrompre de temps en temps pour dire une bêtise.

 

Bon sens. Oui, la logique simple du simple paysan. C’est très sain mais ça n’avance pas à grand-chose. Ça n’empêche pas de rester paysan – pour aller plus loin, un peu de bonheur ne fait pas de mal.

 

Téléphone. Ça sonne toujours occupé chez elle. Central Vénus Occupe Autrui.

 

Tout le monde peut être victime d’un accident ! Le mieux c’est la prudence préventive ! Ne saute pas devant le tram ! Évite le malheur chaque fois que c’est possible ! Mieux vaut une idée de sauvetage qu’une association de sauveteurs.

 

Machine à écrire. Enfant naturel de la rotative.

 

Pardon ! Vous vous arrêtez au premier obstacle ? Ce n’est pas vous qui avez prétendu ne pas connaître la peur ? – Si, justement. Maintenant je la connais.

 

Barbier. Le combat n’est pas équilibré. Donnez-moi au moins un rasoir à la main pour pouvoir me défendre.

 

Esprit chagrin. Vous avez déjà dîné ? – Oui, hier soir.

 

Pitié. Au zoo un panneau sur la cage aux lions demande : « Vous êtes prié de ne pas faire de mal aux animaux. »

 

Définition précise du tram. Véhicule qui passe de l’autre côté dans le sens opposé.

 

Malentendu. Un père provincial dont le fils étudie au conservatoire de musique, ne le trouve pas chez lui et demande à la logeuse : « Joue-t-il beaucoup, mon fils ? » - « Pour jouer, il joue, mais il perd tout le temps. »

 

Pédagogie. J’ai trouvé un magnifique professeur de piano pour mon fils. Il a une excellente méthode pour développer l’oreille. Chaque fois que l’enfant fait une faute, il lui tire l’oreille.

 

Pitié. J’ai tellement été étonné après l’entretien que j’ai eu avec le directeur de l’asile de fous, que je me suis mis à enquêter. Il s’est avéré qu’il a été interné vingt ans auparavant parce qu’il avait l’idée fixe qu’il était directeur d’asile. Et après on n’a pas voulu lui dire la vérité.

 

Freudisme. Un livre a paru dans les arcanes de la science psychanalytique – il traite sur quatre cents pages de l’importance et de l’évolution historique du baiser, de ses tenants et aboutissants avec l’inconscient. Je ne l’ai pas encore lu, mais tel que je connais ces freudiens, l’auteur est capable de démontrer à la fin que même le baiser a une origine sexuelle.

 

Affectation. On avise l’auteur que sa pièce va être jouée le lendemain pour la centième fois. Il lève les bras au ciel et soupire : Mon Dieu, comme le temps passe !

 

Témoins des temps héroïques. En 1960 on collecte dans la rue des bouts de saucisses pour un vieux macrobiote.

 

Chance. J’ai été écrasé par un tram juste devant l’hôpital Saint Roch.

 

Violettes.

- Combien ça coûte, Madame ?

- Quinze mille le petit bouquet.

- Et on ose encore dire que c’est une fleur modeste !

 

La franchise vaut mieux. Au restaurant nos convives n’arrivent pas à terminer leur chapon. Ils n’aiment pas l’idée de le laisser perdre, la femme propose de l’emporter à la maison. Le mari est gêné, il lance donc élégamment au garçon : « Emballez s’il vous plaît cette viande, on l’emporte pour le chien ! » Quelques minutes plus tard le garçon revient avec un gros paquet. « Qu’est-ce que c’est ? » - « Pour vous faire plaisir, j’y ai ajouté ce que j’ai trouvé de restes du jour. »

 

Carpe diem. Cueille les fleurs de chaque heure. Il y a un joli parterre de fleurs sur l’Île Marguerite, composé de fleurs en forme de cadran. Ce matin quelqu’un a cueilli toutes les fleurs.

 

Bizarre. Pour t’inviter à renoncer à la joie, renoncer au bonheur, renoncer à l’amour, renoncer à la femme, être fort – la morale résume ses préceptes ainsi : « sois homme ».

 

Hardiesse. Ma femme a réprimandé la préceptrice allemande, elle l’a traitée de tous les noms et l’a invitée à ramasser ses affaires sur le champ et à débarrasser le plancher. Pendant ce temps elle a cherché une expression allemande suffisamment blessante, et comme elle ne trouvait pas, elle l’a demandée à la préceptrice.

 

Carte du menu. – Pourquoi ça s’appelle rôti des voleurs ? – Probablement à cause du prix.

 

Poésie, philosophie. La pensée naissante monte d’abord en fleur, puis mûri en graine.

 

Antisémitisme. Les Juifs trichent – persécutons les Juifs ! – Imbéciles ! Persécuter les tricheurs, si vous avez raison, tant pis pour les Juifs !

 

Force. Il ne peut pas être question de victoire entre des forces trop différentes. Un lion ne peut pas venir à bout d’un moustique.

 

Philosophie d’un homme riche. Je ne donne qu’à celui que je trouve sympathique. Mais quelqu’un à qui il faut donner ne m’est pas sympathique.

 

Testament. Le poète aux critiques : Ne me disséquez pas !

 

Panégyrique. Quel portrait réussi ! Quelle œuvre d’art parfaite ! Elle n’a pas sa pareille ! Incomparable – ne peut être comparée à rien ! Pas même à son modèle !

 

Bonheur. J’ai été condamné à vingt-cinq coups de bâton – ils se sont arrêtés au vingt-quatrième !

 

Loi. Elle poursuit déjà le criminel, mais elle n’ose pas encore toucher au crime. Elle ne tolère plus que nous soyons méchants, mais elle tolère que nous ne soyons pas sages – elle a admis qu’il n’est pas permis d’être méchant, mais elle n’a pas admis qu’il faut être bon. Elle protège déjà contre celui qui veut nous tuer – mais elle ne nous protège pas contre celui qui nous laisse tuer alors qu’il pourrait l’empêcher. Le temps devra venir où on légiférera sur un minimum obligatoire de philanthropie.

 

L’offre et la demande. La marchandise a la valeur de l’intensité du besoin que tu en as.

 

Argument. Pour vivre – pourquoi dois-tu renier le but de ta vie – le bonheur ?

 

Mécontent. Ça ne vous plaît pas ? Cherchez-vous un autre univers.

 

Aucune aide possible. L’homme riche ne la croyait pas, car elle n’aimait que son argent – le poète, car elle n’aimait que son âme – le beau garçon, car elle n’aimait que son corps.

 

Métaphysique. L’infini est aussi loin de moi que moi de lui – vu de là-bas, je suis aussi absurde que lui pour moi. Le tout est un non-sens – comment une partie existante de ce tout peut-elle exister ?

 

Déclinaison du possessif. Oh, nous avons été très heureux avec mon pauvre premier mari ! Il a gagné beaucoup d’argent, nous étions très riches. Mais plus tard il a fait faillite, le pauvre, il a perdu tout ce qu’il avait, il n’avait plus rien, lui.

 

Pudeur. Si nous venions au monde, adultes, nous n’en aurions pas besoin. En réalité la pudeur n’est rien d’autre que la protection des enfants.

 

Le premier baiser. Adam et Ève, quand ils se sont vus – ils sont tombés l’un sur l’autre pour se dévorer. C’est ainsi que leurs lèvres se sont collées la première fois.

 

Amour et affection. Les vertus, nous les aimons – les vices, nous en sommes amoureux.

 

Descartes en femme. Mon mari pense – donc je suis.

 

Hypnose, transfert de volonté. Je ne comprends pas tout cet abattage mystérieux que l’on fait autour de la chose. Ne remarque-t-on pas que le transfert direct de la volonté ou de la pensée d’un individu à l’autre est un stade antérieur, plus primitif de l’évolution, que la parole ? C’est ainsi que les insectes gardent le contact radio (Fabre !) – mais l’homme ? J’ai assisté, étonné, à la séance du mondialement célèbre hypnotiseur : il a endormi le patient, puis au prix d’un grand tralala il l’a obligé à aller chercher un verre d’eau. N’aurait-il pas été plus simple de lui dire poliment sans l’endormir : « Ayez l’amabilité d’aller chercher un peu d’eau pour moi, j’ai soif ».

 

Déveine. Je suis si malchanceux que même si l’on offrait un milliard à l’homme le plus malchanceux du monde – ce n’est pas moi qui l’obtiendrais.

 

Humoriste consciencieux. Je ne plaisante pas avec l’humour.

 

Homme et femme. Comment pourraient-ils se comprendre ? Ils ne veulent pas la même chose : l’homme veut la femme, la femme veut l’homme.

 

La paix est là ! La Turquie a déclaré la guerre à la Grèce.

 

Science et poésie. L’une s’occupe de ce qu’elle ne connaît pas encore – l’autre de ce qu’elle connaît déjà.

 

Au crépuscule des idéaux. Seule l’âme est mortelle – le corps est immortel !

 

Ça ne marche pas. Évidemment ce serait bien si tu avais des ailes – mais puisque tu n’en as pas, ça ne sert à rien de monter à une hauteur de deux cents mètres et que tu te laisses tomber. Reste plutôt sur terre.

 

Vie et mort. Les deux sont mauvaises, l’une à cause de l’autre. Et nous n’avons que le choix entre les deux maux – mais alors pourquoi nous les appelons mauvaises ? Y a-t-il quelque chose de bon pour faire la comparaison ? Un troisième état ?

 

Dieu. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui comprenne mieux l’homme que l’homme.

 

Mon petit garçon. Voilà huit jours ma femme "l’a informé", avec une objectivité intelligente, scientifique. Ce matin il est venu nous voir avec un large sourire sarcastique. « Mais… Maman… tu m’as menti !... Ce n’est pas vrai que le bébé pousse sous le cœur de la maman – tu m’as menti – maintenant j’ai compris – c’est la cigogne qui l’apporte ! »

 

Le siècle de la culture.

-  Condamné à mort, quelle est votre dernière volonté ?

- En prison j’ai appris le programme de la classe de quatrième. J’aimerais passer le bac.

 

Comment tu t’appelles ? Les autres : X.Y. Moi-même : moi.

 

Le cours du monde. De nécessité, vertu – de superflu, crime.

 

Bonté. Je ne m’engage pas tant que je porte de l’eau au moulin des méchants. Je ne suis tendre que là où l’on sait que je ne suis pas faible.

 

Critiques, esthètes ! Ne confondez pas simplicité avec banalité ! Il y a une énorme différence entre les deux – l’une est ordinaire – l’autre est rabâchée – l’une est originale – l’autre est la tradition d’une civilisation passée. "Tes yeux sont comme des étoiles", c’est simple, "les yeux sont le miroir de l’âme", c’est banal.

 

Analyse. En effet, la science du siècle passé a réussi à démonter l’homme. On aurait besoin de quelqu’un pour le remonter.

 

Modestie.

- Comme vous avez l’air jeune !

- Écoutez, à cet âge il ne nous reste rien d’autre que cette seule jeunesse !

 

Personne n’y pense de nos jours.

- Quel âge vous avez ?

- Vingt-quatre ans.

- Je vous croyais plus jeune.

- Vraiment ? Vous êtes bien aimable. J’ai donc l’air plus jeune ?

- Ah non, pas pour votre aspect extérieur, pour ça vous pourriez même être plus vieux, je vous croyais plus jeune compte tenu de votre développement intellectuel.

 

On tourne en rond. Le souvenir dit : dors ! L’instant dit : réveille-toi !

 

Notre tragédie. Nous ne voulons pas ce que nous pensons – nous ne pensons pas ce que nous disons – nous ne disons pas ce que nous faisons. En fin de compte, nous faisons quand même ce que nous voulons.

 

Femmes. Il n’y a qu’une seule éthique qui les intéresse – la cosmétique.

 

Le résumé du moraliste. J’ai consacré toute ma vie à l’effort d’apprendre au chien à miauler et au chat à aboyer.

 

À méditer. Ce n’est le devoir de personne d’aimer – mais personne n’a le droit de haïr.

 

Littérature. À nul ne peux le confier - le dirai donc au monde entier.

 

 Saint-Esprit. Il n’a jamais su ce que signifie aimer la vérité à en mourir, il a donc veillé à n’écrire ou ne dire que le vrai.

 

Gratitude.

Espace,  espace pour moi ! – cria le grand poète,

Bouillonnant, en profondeur.

Puis il mourut, bien qu’on lui eût fait fête.

Et ça venait du fond des cœurs. –

Mais ce vœu s’accomplit d’une façon parfaite.

La ville donna son nom

            À la Place des Maquignons.

 

Formule prise à la lettre.

- Je suis votre serviteur !

- À la bonne heure ! Cirez mes chaussures.

 

Pudeur.

Le petit cigogneau : Maman, comment naissent les petits cigogneaux ?

Maman cigogne, en rougissant : Petit bêta, tu ne le sais pas ? C’est l’homme qui les apporte, de gentilles dames…

 

Fatuité. Je dois rire de lui, car je ne le vois jamais rire.

 

Pédant. Il allume une allumette et me la tend – tenez, regardez, voici le Soleil.

 

Évolution. L’évolution du monde ne peut pas être uniquement présentée en ordre chronologique – cette évolution est aussi un monde posé côte à côte dans l’espace, telle un livre illustré vivant, étalé à tout instant devant l’œil curieux. À quoi sert de chercher les ossements de l’homme préhistorique dans des fossiles enfouis – l’homme préhistorique court là, dans sa réalité vivante, dans les forêts vierges de Tasmanie – si tu es attentif, tu le trouveras même plus près.

 

Temps. Celui qui voit loin dans l’avenir, voit aussi loin dans le passé – en nous hissant sur le mont du Temps, arrivés au sommet nous apercevrons au même instant notre berceau et notre cercueil.

 

Apôtre. Il prêchait le froid en hiver, la chaleur en été – c’était un grand révolutionnaire, le pauvre.

 

Imagination et réalité. Il y a eu autant de suicides en Allemagne sous l’effet de Werther de Goethe que ceux sous l’effet desquels Goethe a écrit son Werther. La contrainte devient de plus en plus pressante de compléter le double principe de la perception contemporaine de la vie : le principe de la sélection naturelle et celui de la sélection individuelle, par un troisième principe – celui de l’imagination et de la compréhension humaine, en tant que composante égale du travail de la nature.

 

Boussole. Unique objet parmi les objets inanimés ayant un mouvement autonome – telle un index levé, déterminé et avertisseur, il désigne une certaine direction. Lorsque, sous sa direction, l’homme a quitté la luxuriante forêt primitive de l’équateur, il est arrivé au royaume de l’hiver éternel et de la mort.

 

Végétarien. Il débite une espèce de mixture de légumes dégoûtants dans la sauce de la rédemption du monde.

 

Mode de vie naturel. Je n’ai qu’à respecter ses conditions, et je vivrai cent ans ? Qu’il me promette soit une minute de bonheur, soit l’immortalité. Je ne négocie pas pour dix mètres de rayons de lune, ni pour vingt kilos de rien, ni pour cent ans de vie.

 

Altruisme. Jeu de société dans lequel je me donne à autrui, avec un cri "passe à ton voisin", puis j’attends toute la vie que revienne ce qui était à moi à l’origine.

 

Un souhait vraiment indigne. Allons, vous voulez que je reste au régime même pendant le déjeuner ?

 

Numerus clausus. Sapristi ! Tous les élèves juifs ont choisi la filière économique !

 

L’huître perlière s’est beaucoup appauvrie, elle est allée chez le marchand lui proposer d’acheter sa perle. Le marchand a appelé un expert.

 

Le moine. Dans sa jeunesse il a été victime d’une illusion optique – il ne l’a pas supportée, il s’est brouillé avec le monde et il s’est retiré dans un couvent.

 

Expressionnisme. Eh oui – l’art est tout de même l’habit de l’homme : tant qu’Adam et Ève, nus, sont tels qu’ils sont, impossible de leur fabriquer des chaussures en forme de chapeau et des chapeaux en forme de chaussures. L’art est contraint de prendre des mesures – et de garder la mesure.

 

Le critique. Le poète dit : "Je n’ai pas d’argent, ma foi a fui, mes forces m’ont quitté, je meurs." Le critique dit là-dessus que c’est beau. Bref, le malheur du poète lui plaît.

 

Découverte de Dieu. J’ai le sentiment de parvenir à Lui en doutant de lui, plus que par une foi aveugle. La religion le sait au paradis – la science le cherche partout.

 

Travail. Sa définition précise : Ce que je n’aime pas faire.

 

Œuvres. Oui, oui, je l’ai lu, c’est excellent, il est très doué – tu as raison. Et cette autre – oui… pas bon… brouillon… pas bien structuré… naïf… - Hein ? Tu vois – et pourtant ! Il existe des livres, quand je les ai lus, je constate qu’ils sont excellents et présentent une valeur littéraire – mais toute la littérature ne vaut pas grand-chose. Et il existe d’autres livres, je constate pendant la lecture qu’ils ne sont pas bons… pas corrects… ils sont erronés… ratés… cependant je ne cesse pas de sentir que la poésie et la littérature, c’est quelque chose de terriblement important… Elles sont plus grandes que la science, la politique, plus importantes peut-être que toute la vie…

Eh oui. Le premier auteur est un talent si grand, que le second est un plus petit génie que lui…

 

L’être humain. Il est obligé de revêtir la forme d’un homme ou d’une femme pour obtenir de la vie, en aumône, un peu de plaisir.

 

Cinéma[1]. L’oreille se ferme, l’œil s’élargit.

 

Enfant prodige. Il n’a finalement pas appris le piano – cependant il a tellement grossi qu’on le montre au cirque. En fin de compte, ce n’est pas l’enfant qui importe, mais le prodige.

 

Mon ancêtre. Au Zoo je passe devant la cage des singes, mal à l’aise, avec un sentiment de gêne, je détourne la tête comme par distraction. Lui dire bonjour ? et quoi encore ? N’est-il pas choquant que ce soit le seul animal du monde vivant dont il a été déterminé avec certitude qu’il est mon parent, et c’est l’animal le plus écœurant ! Il nous compromet devant Dieu, ce parent pauvre – devant Dieu à qui nous avons menti en prétendant que nous avons eu deux splendides demi-dieux pour ancêtres : Adam et Ève, au paradis.

 

Théorie raciale. Le singe joue un peu le même rôle dans la société des animaux que joue le Juif parmi les hommes. Et puisque les hommes descendent des singes, on peut démontrer que les hommes en général ressemblent aux Juifs.

 

Soupçon éternel.

– Qui a été le premier homme ?

- Je l’ignore.

- Comment ? Ce n’est pas Adam ?

- C’est Ève qui le prétend.

 

Foi. Non seulement on ne doit pas – on ne peut pas non plus vivre sans foi. Celui qui tourne le dos à Dieu, se retrouve automatiquement parmi les fidèles du diable.

 

But secret. On a moins de preuves de ce que l’humanité veut vivre sur la Terre que de ce qu’elle veut laisser des traces derrière elle.

 

Pessimisme. Schopenhauer dit : vie et mort – apparemment nous ne méritons pas mieux que ces deux – là. Strindberg, lui : homme et femme – apparemment ils ne méritent pas mieux l’un de l’autre.

 

Sentence. J’ai dû commettre quelque crime affreux, monstrueux, avant ma naissance. Par ma naissance j’ai été condamné à vie.

 

Ultima ratio. Comptons les boutons : oui, non – oui, non. Puis nous nous arrêtons au dernier bouton – non parce que nous avons acquis plus de certitude, mais parce qu’il n’y a plus de bouton, il faut mourir.

 

Honneur. Il m’a accusé d’avoir volé un manteau. J’ai porté plainte pour diffamation. Il est venu me trouver et m’a demandé de retirer ma plainte, car s’il est condamné c’en est fini de son honneur. Or il sera forcément condamné, vu que je n’ai pas volé de manteau. Que faire ? Pour sauver son honneur je dois assumer le vol du manteau.

 

Graphologie. J’ai reçu le rapport du graphologue mondialement célèbre sur mon écriture, dans lequel il décrit mon caractère dans tous ses détails et constate que je suis un individu cynique, et que je ne crois pas en la graphologie. Il a raison. Effectivement je n’y crois pas, sa conclusion est donc juste, donc j’y crois.

 

Idéal d’homme. Madame pourra éperdument aimer un homme magnifiquement beau, riche et génial, qui l’aimerait, elle, sans espoir.

 

Simple. Qui embrasse le plus, les hommes ou les femmes ? Ne te casse pas la tête, je vais te le dire. Autant l’un que l’autre puisque pour chaque baiser il faut un homme et une femme.

 

Si je savais jouer au piano la différence avec laquelle Dohnányi[2] joue mieux du piano que moi !

 

L’infirme. Qui serait-il d’autre ? Un chameau parmi les chameaux, né sans bosse.

 

Psychanalyse. D’après les dernières recherches l’homme a une conscience inférieure et une conscience supérieure. Quelques personnes ont en outre un cerveau, mais ça ne fait pas partie des objets de la recherche scientifique.

 

Mariage. Contrat entre un homme et une femme dans lequel ils se promettent mutuellement de ne pas se dire qui leur plaît.

 

Adultère. D’après Dumas il faut tuer le séducteur. C’est très juste. Si un petit garçon est gourmand, sa mère lui dit : « C’est avec ce doigt que tu as léché la confiture », et elle lui tape sur le doigt. « C’est avec ça que tu m’as trompé ? » et je tue d’une balle le séducteur.

 

Philologie. "Monnaie" provient étymologiquement du vieux mot gaulois "pénurie", comme suit : pénurie, pénurer, ponuret, ponnet, monnet, monnaie.

 

Radin. Moi, si je fais une promesse à quelqu’un, je la tiens. Si je promets de l’argent, je le tiens aussi. Je garde l’argent pour moi.

 

Humour. Nous sommes tous condamnés à mourir. Tout humour est fondamentalement macabre.

 

Le rire. Rira bien qui rira le dernier. Il est tellement stupide qu’il comprend toujours la plaisanterie le dernier.

 

Qui ne se contente pas de peu ne mérite pas beaucoup. Ainsi il y accédera sans mérite.

 

Tout ce qui brille n’est pas or. Ça peut être du diamant, si les circonstances sont favorables.

 

La patience fait fleurir les roses. Mais rien d’autre.

 

Ambition. Nous piétinions au club littéraire un de mes amis et moi. Tous les deux immergés dans des pensées profondes, nous assistions à une ennuyeuse partie de cartes. Mon collègue écrivain talentueux, mais affublé d’une réputation de paresseux, dit tout à coup d’une voix traînante : « Dis-moi, quel âge avait Madách quand il a écrit La Tragédie de l’Homme ? » - « Il avait quarante ans, je crois. » - « Bon, alors…, dit-il en hésitant, nous avons le temps de taper un carton… »

 

La logique des événements. Je n’aime pas le politicien qui fait de la politique. Du fait que la politique, en plus d’être un pouvoir agissant, est aussi une science, il ne découle pas qu’un politicien doit aussi être un savant. Un homme d’État n’est ni un devin ni un augure – nous n’attendons pas de lui de prédire l’avenir, mais de le provoquer.

 

Guerre et paix. L’expérience prouve que le contraire de la guerre n’est pas la paix, c’est la révolution.

 

Vérité et mensonge. L’arme du mensonge est la violence. Gare à lui s’il prend l’arme de la vérité – entre ses mains, le coup part en arrière.

 

Affaire risquée. Un homme qui demande l’aumône n’est pas certain de l’obtenir – mais il est certain de trahir sa misère.

 

Pouvoir de la poésie. J’ai pénétré dans la loge d’une belle femme, pour lui apprendre qu’il avait fallu opérer son petit garçon qu’elle avait laissé seul, malade et fiévreux, juste au moment où elle était noyée de larmes dans une scène de la Dame aux Camélias où Marguerite Gautier se lamente que le ciel ne lui a pas permis d’être mère.

 

Charité et Malheur. Charité et Malheur se rencontrent. Charité dit : « Parions que je sais ce que vous voulez ! Vous voulez mort, gémissements, guerre, bras et jambes coupés ! » Malheur répondit : « Bravo ! Quant à trouver, vous n’avez pas trouvé, mais vous m’avez donné une bonne idée ! »

 

Cirque. Mesdames et Messieurs ! On peut voir ici le plus grand nain et le plus petit géant du monde ! Ils sont pareils ! Deux hommes normaux.

 

Nature. Elle punit la souffrance et récompense la joie - c’est son unique loi.

 

Critique.

- Cet homme a un visage intéressant – pas beau, mais intéressant.

- Oui, c’est intéressant que ce soit un visage.

 

Relativité des âmes. Dans chaque opinion deux personnes sont concernées, celui qui la donne et celui qu’elle concerne. Seule une âme jauge une âme, cette complexité manquant de fermeté, de cohérence, nécessitant pareillement d’être jaugée. – D’où connaîtrais-tu le connaisseur d’hommes ?

 

Possessif. À propos de ma main je ne dis pas : moi, je dis seulement : ma main. Et ainsi de suite : ma jambe, ma tête, mon âme, mes sentiments, mes pensées. Et même, sous la pression, j’irais même jusqu’à dire : mon moi. Plein de  possédés mais où se trouve le possesseur ? Qui est ce moi ? Du moi de qui tu parles ?

 

Hypnose. Les gens ne veulent pas être bien portants, ils veulent être heureux.

 

La femme trompée. Intéressant. Cela ne t’a pas choquée que le poêle t’a trompée – il en a aussi chauffé d’autres que toi.

 

Je me suis inventé. Je vais me rendre au bureau des inventions pour déposer un brevet.

 

Beauté corporelle. Vous avez en effet de jolies mains. Pour des mains, elles sont jolies. Mais imaginez comme les mêmes seraient laides pour des pieds.

 

Conte du tram qui s’est perdu. C’était encore un petit tram tout mignon, il était encore tout vert, il tintinnabulait d’une voix grêle. Son papa était un vieux 19, sa maman un 46. Il tétait du courant électrique et apprenait la science d’écraser les gens. Jusqu’à ce qu’un jour il fit une fugue et se perdit dans la ville – et, aïe, aïe, un grand malheur est arrivé – il fut écrasé par un apprenti peintre en bâtiment.

 

L’homme sans tête. Terrible ! Vous n’y avez jamais pensé ?... Toute votre vie vous n’avez jamais vu votre propre visage dans la réalité… Un homme sans tête marche dans la rue, je ne le vois que jusqu’au cou… au-delà rien, quelques traits flous… J’ai le vertige et le monde tourne autour de moi quand j’y pense.

 

Intérêt sexuel. C’est inouï, je baise la main à quelqu’un et je lui dis des politesses avec un large sourire, alors que je ne lui adresserais même pas la parole, vu son infériorité intellectuelle et sociale, si c’était un homme !

 

Littérature. Un écrivain débutant s’acharnait à m’écrire depuis le front pour me demander des sujets sur quoi écrire. Pendant ce temps il a fait la guerre du début jusqu’à la fin, il a reçu une balle dans la jambe, il a été fait prisonnier, il a pu s’échapper et rentrer chez lui  via le Japon et la Sibérie. Il m’a raconté qu’il a trouvé son sujet : dans la forêt de Pomáz[3], un comte fait la connaissance d’une fille de forestier et l’épouse.

 

Peur et espoir. C’est terrible, dit le civil, toute la vie n’est que peur, l’air que l’on respire est plein de microbes, et s’il y en a un qui m’attaque ? – C’est parfait ! dit le soldat, toute la vie n’est qu’espoir ! Les mitrailleuses crépitent, les balles se dirigent vers moi, et si aucune d’elles ne me trouve ?

 

Le poète. Premier des hommes, il est arrivé sur Mars. On lui a demandé de faire une conférence sur l’humanité. Il a fait lecture de son poème intitulé Mon âme…, paru dans le bulletin Beszterce[4] et ses environs.

 

Écrasement. G. Fischer, ouvrier, voulait traverser la rue à la hâte devant le tram 27. son enterrement aura lieu demain après-midi au départ de l’hôpital Saint Roch.

 

Cure d’amaigrissement. Nous musardions en amoureux avec ma belle et regardions la lune décroissante. Dis, me demanda ma belle, comment la lune parvient-elle à maigrir ?

 

Lapin domestique. Il s’est caché de moi derrière le dos d’un loup. Mais je l’attrape par les oreilles, je le lève en l’air, je le cogne contre le mur, je fracasse sa cervelle stupide et bornée : il ne voulait pas comprendre que je ne voulais que le caresser.

 

Jouet pour mon fils. Je lui ai rapporté à la maison une jolie charrue à vapeur. Tout au long de la soirée je lui ai montré comment on pouvait bien jouer avec. Il m’a regardé poliment, et à la fin il m’a demandé : « Et moi, qu’est-ce que tu m’as apporté, papa ? »

 

Conseil. Écoute, il vaut mieux que tu ne marches pas de nuit dans ce coin sombre et désert. Tu finirais par assommer quelqu’un !

 

Aphorisme. J’ai épuisé tout ce que j’avais à dire. J’ai été obligé de dire la vérité.

 

Rime. Deux mots se rencontrent dans notre oreille et découvrent qu’ils se connaissaient déjà dans leur sens.

 

Belle femme. Ne lui dis pas : chère amie ! Elle risque de se le traduire ainsi : eh oui, je ne me vends pas pour rien.

 

Points de vue. Le soldat dit, je suis un citoyen, le commerçant dit, je suis un consommateur, la femme dit, je suis un mari, l’enfant dit, je suis un père, le gouvernement dit, je suis satisfait, l’opposition dit, je suis insatisfaite. Le cordonnier voit d’abord mes pieds, le chapelier ma tête, la manucure mes ongles, le bourreau peut-être mon cou. J’ai beau regimber et hurler : je suis un homme, un homme vivant, que me voulez-vous ? Je ne suis ni  une pièce du jeu d’échec, ni une boule de billard, ni le roi de trèfle – arrêtez par le ciel ! Je suis la même chose que vous, ni plus et encore moins moins.

 

Progressistes. Qu’est-ce que vous nous voulez tout le temps avec l’avenir, avec la descendance ? Nous sommes encore ici nous aussi que je sache. La mère finira par mettre au monde un nouvel enfant, mais l’enfant ne peut pas nous mettre au monde.

 

Originalité et grandeur. Marinetti[5], je le reconnais à chacun de ses vers. Petőfi, non.

 

Métaphysique. La forme du monde est le mouvement – sa substance est le calme.

 

De l’alimentation publique. Au temps où un ministère fonctionnait encore sous cette dénomination, quand on s’ennuyait, on passait des coups de fil au hasard à des familles bourgeoises.

- Allô ! Monsieur Schwarz ?

- Oui. Qui est à l’appareil ?

- Ici le ministère de l’alimentation publique. Veuillez préciser le menu de votre déjeuner d’aujourd’hui.

Ils étaient étonnés, mais ils le dictaient.

- Merci.

Il s’est répandu dans la ville en ce temps-là qu’un drôle d’ordre y régnait. Le ministère de l’alimentation publique contrôlait par des sondages si la bourgeoisie se nourrissait convenablement.

 

Celui qu’on n’étonne pas. Un temps j’avais décidé que celui qui n’est pas assez prudent et ne demande pas d’abord s’il est mis en relation avec le bon numéro, je le punis.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour une première victime.

- Allô ! Maître d’hôtel, c’est vous ? Maître d’hôtel !

Tiens, celui-ci s’imagine parler avec un café. Parfait, je joue le jeu.

- Oui, Monsieur. Qui demandez-vous ?

- Ici Blau. Veuillez appeler, s’il vous plaît, mon associé, il est assis là-bas, dans le coin gauche, à la table quatre.

- De suite, Monsieur.

Une minute de silence, puis une voix effrayée :

- S’il vous plaît, Monsieur Blau… Impossible… Votre associé… heu… La police vient justement de l’embarquer…

Une voix calme, pondérée, comme avec un dédain supérieur :

- Ah oui, je sais – cette histoire de bois… Tant pis, alors passez-moi Monsieur Kovács du coin droit, table trois.

 

Celle à qui c’est égal.

- Allô !... Allô !... C’est toi ?... Mon cher ange… mon unique bonheur… mon petit chat qui ronronne… C’est toi, ma panthère brûlante ?… Mon unique…

- Allô ! C’est moi ! Qui est à l’appareil ?

 

Riveteurs. Cela s’est passé au feu bureau de presse de la police. Pista Illés, notre excellent collègue était assis au téléphone : il était en train d’enregistrer une grosse affaire d’assassinat, sa tête explosait de travail, et on ne cessait pas de le mettre en ligne avec quelqu’un qui au même numéro cherchait une espèce de bureau de construction de l’entreprise Welschner.

À la vingtième fausse connexion il n’en pouvait plus.

- Allô ! Allô ! Bureau de construction Welschner ?

Que faire ? Le plus simple est de jouer le jeu, d’accord, c’est lui, il s’en occupe, peut-être qu’on cesserait de le harceler.

- Oui, c’est ici. Je vous écoute.

Une voix zézayant, peu naturelle.

- Grâce à Dieu ! Vingt fois on m’a passé n’importe qui. Qui est au téléphone, Monsieur Kovács ?

- Oui, c’est moi. Qui est à l’appareil ?

- Ici c’est le baron B.

- Ah, à votre service, Monsieur le Baron. Que puis-je pour vous ?

- Cher Monsieur Kovács… heu… Veuillez bien noter pour ne pas l’oublier.

- Je note, Monsieur le Baron.

- Écoutez, demain au château j’aurai besoin de… heu… de quarante tapissiers. Vous notez ?

- Quarante tapissiers. Oui, Monsieur le Baron.

- Et quarante poseurs de parquets.

- Quarante poseurs de parquet, à votre service.

- Et… également… quarante riveteurs.

Pista Illés en eut brusquement assez. Il refusa de noter les ouvriers.

- Du ri-ve-teurs ? - hurla-t-il  dans le combiné, hors de lui. – Tu veux du ri-ve-teurs ? Crève le jour de ton anniversaire, salaud !

Et raccrocha brutalement.

Cinq minutes plus tard une sonnerie impérative. Il décroche d’un geste monotone.

- Qui est-ce ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que c’est que ce boucan ?

- Allô... ô… ô ! 139-46 ?...

On doit encore chercher ce fichu bureau de construction !

- Oui, oui ! Je vous écoute !

- C’est sûr ça ?

- Oui, tout à fait sûr.

- Qui est à l’appareil ?

Pista Illés savait déjà le nom.

- Ici Kovács – dit-il. Que s’est-il passé ? Qui est là ?

- C’est vous, Monsieur Kovács ? Vous en êtes sûr ?

- Évidemment.

- Ici c’est le Baron B.

- Ah, à votre service, Monsieur le Baron. Que puis-je pour vous ?

- Écoutez… Qui était au téléphone… tout à l’heure… tantôt… ?

- Qui voulez-vous que ce soit, moi bien sûr ! Je n’ai pas bougé depuis une heure. Pourquoi cette question, Monsieur le Baron ?

- Mais avec qui j’ai pu parler à l’instant ? Pas avec vous ?

- Avec moi, Monsieur le Baron ? Absolument pas ! Cela fait huit jours que je n’ai pas eu l’honneur…

- Ah bon ! Alors c’est une mystification.

- Pourquoi ? Que s’est-il passé ?

- Écoutez… c’est inouï… j’ai passé tout à l’heure un coup de fil à votre bureau… et j’ai même cru reconnaître votre voix… c’est vraiment inouï !... Et alors, à la fin, quelqu’un… m’a dit quelque chose d’inqualifiable… quelque chose d’ordurier !

Pista Illés se scandalise.

- C’est impossible, Monsieur le Baron ! Je suis assis ici depuis une demi-heure et je n’ai parlé avec personne. Vous avez certainement dû être mal connecté… Quelqu’un a dû vous faire une plaisanterie de mauvais goût…

- Ce n’est pas exclu ! C’est inouï !

- Ne vous en faites pas, Monsieur le Baron ! Ce devait être une sorte de journaliste – ceux-là ont toujours du temps pour faire des blagues idiotes. À par cela, qu’est-ce qui vous a amené à nous téléphoner, Monsieur le Baron ?

- Oui, bien sûr… regardez-moi ça… je l’ai complètement oublié… Non mais quelle insolence inouïe…

- Calmez-vous, Monsieur le Baron. De quoi s’agit-il ?

- Eh bien, cher Monsieur Kovács… heu… c'est-à-dire… Voyez ça, la colère me fait encore trembler…

- Ah, Monsieur le baron !

- J’aurai besoin pour demain au château – c’est inouï ! Vous avez raison ! Ce ne pouvait être qu’un de ces coquins fainéants de journalistes !

- Certainement, Monsieur le Baron ! Donc – pour demain au château ?...

- Ah oui ! Donc – vous notez ?

- Je note, Monsieur le Baron.

- Quarante – heu – quarante tapissiers.

- Quarante tapissiers.

- Et quarante poseurs de parquet.

- Quarante poseurs de parquet. À votre service.

- Et… ah oui… quarante riveteurs.

- Ri-ve-teurs ?!... Crève le jour de ton anniversaire, salaud !

 

Radio.

- Papa, c’est quoi le télégraphe ?

- Écoute, mon fils… hum. Essaye d’imaginer que j’aie un petit basset si long que sa queue serait ici et sa tête en Amérique. Eh bien, si moi, ici en Europe, je lui marchais sur la queue, alors lui en Amérique, il aboierait. Voilà, c’est ça.

- Je comprends. Et c’est quoi le télégraphe sans fil ?

- C’est la même chose, sans le chien.

 

Des premiers jours

 

1

Quand le tsigane arrive au front, et les balles commencent à siffler, il regarde étonné autour de lui :

- Où est-ce qu’on m’a emmené ?

 

2

Un autre bleu, lorsque les premiers shrapnells commencent à pleuvoir sur la position, il se plante au bord de la tranchée, il gesticule fortement et crie hargneusement vers les tranchées ennemies :

- Holà, là-bas, imbéciles, que faites-vous ? Ne tirez pas ici, il y a des gens ici !

 

Optimistes

 

1

Un matin l’écriteau suivant a été apposé sur le rideau de fer baissé d’une épicerie de la rue Dob :

« Fermé pour quelques jours pour cause de mobilisation. »

 

2

Pendant la commune Béla, le garçon de café, a été mobilisé dans l’armée rouge. Deux jours plus tard il apparut au café.

- Tiens, Béla ! On t’a relâché ?

- Retenez bien cela, Monsieur – l’Idéal peut mourir, mais moi je vivrai.

 

Le texte officiel gravé dans les croix de mérite « Pour son comportement courageux pendant les hostilités » a ainsi été traduit par l’humour des Budapestois :

« Pour son comportement hostile face au courage. »

 

L’homme fort et bien portant.

- Pour qui me prenez-vous ? – demanda dédaigneusement l’homme fort et bien portant quand on lui demanda pourquoi il n’était pas soldat – Pour une épave faible, chétive, malade, sans volonté, qui n’a même pas suffisamment d’énergie pour se faire réformer ?

 

Conseil de révision.

 

1

- Levez une jambe !

La recrue la lève.

- C’est bien. Maintenant levez l’autre !

La recrue se retourne :

- La première, je peux la poser ?

 

2

Après s’être longtemps "planqué", l’aventurier des hôpitaux souffrant d’une "phobie du champ de bataille" qui avait parcouru les hôpitaux militaires sous tous les prétextes possibles, se trouve une fois de plus devant le médecin-major.

- Qu’est-ce que vous voulez encore ? – demande le médecin après l’auscultation. – Vous êtes complètement guéri !

- Que faire ! – s’exclame très amer le candidat au front. – Je savais qu’on en arriverait là ! On m’a gardé quatre semaines à Pilizscsaba[6] – le bon air, excellente alimentation, beaucoup de repos ; ce mode de vie a gravement miné ma maladie !

 

Confessions. Le régiment est dépêché à l’église. Le caporal donne l’ordre dans la cour :

- Catholiques, calvinistes, luthériens, juifs – en groupes séparés, un, deux trois !

Tout le monde s’exécute. Un soldat reste tout seul.

- Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Mon caporal, je vous fais savoir que moi, je suis sans confession.

- Alors écoute. Je te donne cinq minutes pour te choisir une religion – sinon, je te fourre si bien parmi les Juifs que tu y resteras !

 

Au dixième anniversaire de l’éclatement de la guerre mondiale. Commémorons… L’historien commémore, le poète commémore, le penseur commémore… Commémorent les sociologues, les pays et les sociétés, tous ensemble et chacun séparément, ceux qui ont vécu ici en Europe et qui l’ont traversée… des soldats et des citoyens, des mères et des épouses.

Qu’il soit permis au chroniqueur attentif de la page ensoleillée de commémorer aussi, dans son coin solitaire et silencieux. L’éclatement de la guerre mondiale a engendré un nouveau genre d’anecdotes – choisissons au hasard, ad hoc, quelques pièces caractéristiques de cette spécialité que l’encyclopédie de l’humour englobe dans son système sous le titre de "blagues de guerre" – que le journal humoristique commémore lui aussi !

 

Revoyons ici trois Gros mots de Ernő Szép[7] qui, à l’exception du dernier, sont apparus presque le premier jour.

1.      Il intitulait toute l’affaire de "guerre mondiale à la Tolnai".[8]

2.      Quand il a été mobilisé, il a fait graver dans son épée : "Vivre et laisser vivre."

3.      Les premiers jours de la Commune de 1919 quand chacun devenait un "–iste" quelconque, des soldats rouges se présentèrent chez lui. « Que me voulez-vous ?!, s’écria-t-il, je suis innocentiste ! »

 

La nouvelle s’est répandue au sujet d’un ami réformé qu’il se battrait en Galicie. Quelqu’un a remarqué que ce n’était pas annoncé par Galice, mais par malice.

 

Ironie de bidasse. Dans la grosse pagaille il y en avait beaucoup qui n’étaient pas à la hauteur de leur métier en qualité de soldats. Dans un hôpital improvisé du front, un jeune médecin inexpérimenté devait tout faire faute de mieux.

Il était en train de bander le bras d’un bidasse blessé ; il sentait lui-même qu’il faisait cela maladroitement et dans sa gêne il improvisa une conversation avec le patient.

- Qu’est-ce que tu fais dans le civil, fiston ?

- Bottier.

Le médecin termine tant bien que mal le bandage, il veut renvoyer le bidasse. Mais celui-ci ne part pas.

- Qu’y a-t-il, fiston ?

- S’il vous plaît, Major, me permettez-vous une question ?

- Allez-y !

- Ben, sans vouloir vous offenser, Major, qu’est-ce que vous faites dans le civil ?

 

Orgueil d’auto. La dame de son excellence se plaint :

- C’est terrible, la quantité d’essence qu’il faut pour l’auto.

Ma femme fait remarquer sans sourciller :

- Eh oui, pour la nôtre aussi.

Sur la route du retour, je lui fais des reproches. À quoi bon se vanter, est-ce que cette affreuse femme de millionnaire vaut la peine qu’on lui mente ?

- J’ai menti, moi ? - s’esclaffa ma femme.

- Nous avons une auto, peut-être ?

- Non ? Bien sûr que nous en avons une, Toto a une petite auto à cent mille couronnes, même si c’est un jouet.

Je hoche doucement la tête.

- Oh, mon petit, c’est une turpis causa, une tromperie volontaire. Ce n’est pas une vraie auto, elle n’a pas besoin d’essence.

- Tu te trompes ! Quand Toto s’assoit dans son auto, il salit son pantalon blanc. Comment tu veux le détacher, si ce n’est pas avec de l’essence ? Il en faut de l’essence pour cette auto.

 

Baromètre. Le baromètre dont il s’agit a été construit par mon neveu. Je dois le recommander à des ateliers comme aux bureaux des brevets – dans nos conditions économiques difficiles, sa fabrication peu onéreuse le prédestine au succès populaire.

Voici sa description concise :

Une plaque de bois polie, à suspendre devant la fenêtre ou sur le mur extérieur de la maison. Du bord supérieur de la plaque jusqu’au bord inférieur, au milieu, une ficelle flotte attachée par les deux bouts sans la tendre.

Mode d’emploi :

1.      La ficelle est sèche : le temps est au beau fixe.

2.      La ficelle est mouillée : le ciel est couvert, le temps est à la pluie.

3.      La ficelle se balance : le temps est venteux.

 

Vengeance raffinée. L’homme de Pest déjeune tranquillement dans un coin négligé du restaurant. À l’issue de son repas il sonne, le maître d’hôtel s’approche. Le monsieur de Pest lève la tête et il aperçoit encore à temps l’apprenti garçon filer subrepticement à côté du maître d’hôtel comme s’il devait passer par là, et à l’abri de sa main chuchoter à la volée à son oreille :

- Il y avait deux soupes.

Les yeux de l’homme de Pest le foudroient. Mais un unique instant suffit pour qu’il mijote un projet de vengeance. Il accueille le maître d’hôtel avec une indifférence distraite :

- J’ai eu… j’ai eu trois soupes… un filet de bœuf… des spaghetti… du fromage… une bière pression… et du pain…

Le maître d’hôtel termine ce qu’il a à faire, fait demi-tour et envoie une gifle retentissante à l’apprenti garçon qui guettait à proximité.

- Galopin ! – lui hurle-t-il. – Tu voulais me voler d’une soupe ?

L’homme de Pest ferme délicieusement les paupières : il est vrai que ce déjeuner lui a coûté deux soupes supplémentaires : celle qu’il voulait dissimuler et celle qu’il a rajoutée mensongèrement – mais ça en valait la peine !

 

Le fou.

Nous passions un jour devant une quincaillerie, mon ami jeta un coup d’œil furtif à l’intérieur.

- Écoute… Ce vendeur m’est très antipathique. Je vais le brouiller avec son patron.

L’instant d’après il était déjà dans la boutique. Le vendeur alla poliment à sa rencontre.

- Je voudrais les œuvres complètes de Casanova, dit mon ami calmement.

Le vendeur afficha un sourire supérieur.

- Excusez-moi, Monsieur… vous faites erreur… c’est une quincaillerie ici… - Et il désigna les étagères.

- D’accord, ce n’est pas la peine de le prendre de si haut, répliqua froidement le client, vous n’êtes pas là pour me faire la leçon, je sais ce que je dis. Ce livre vient de paraître, avec des estampes sur cuivre, chez l’éditeur Otto Bley de Vienne, Bley en hongrois signifie plomb, il y a donc dedans et du plomb et du cuivre – où voulez-vous que je le cherche si ce n’est pas dans une quincaillerie ? Courez me le chercher.

Le vendeur recula, pris de peur.

- Oui, Monsieur… je vais en parler…

Il court dans l’arrière-boutique et chuchote tout excité :

- Patron… venez vite… il y a là un fou… il demande les œuvres de Casanova… retenez-le un temps… pendant ce temps je téléphone…

Le patron avance à grands pas vers le fou, il l’accueille avec l’affabilité requise quand on se trouve face à un débile mental pour prévenir toute agression de sa part, et demande :

- Vous désirez, Monsieur ?

Donnez-moi des clous semence pour deux mille – lui lança négligemment mon ami.

L’ambulance a embarqué le vendeur.

 

Questions aux candidats des examens d’entrée. (De notre correspondant au Parlement)

- Dis-moi, fiston, deux abricots et quatre quetsches font combien de poires ?

- Si Vázsonyi[9] était le ministre de l’éducation publique, combien coûterait à István Bethlen une majorité qui voterait l’examen d’entrée ?

- Dans la phrase suivante : "Rassay[10] prétend que les sujets d’imposition font l’objet de secatura", quel est le sujet, quel est le verbe, quel est l’objet et que signifie secatura ?

- Analyse la phrase suivante : "Quoi que tu répondes, fiston, de toute façon je te fais recaler."

- C’est quelle phrase : "C’est quelle phrase ?", et c’est quelle phrase : "C’est quelle phrase que c’est quelle phrase ?"

- Pourquoi faut-il mette deux b dans le mot paprika ? Que dis-tu ? Tu demandes pourquoi faudrait-il deux b dedans ? C’est justement ce que je te demande.

 

Bretzel. (Je l’ai entendue en ville !) Un gentleman excité entre dans une boulangerie du quartier Józsefváros.

- Bonjour. Excusez-moi, est-il vrai qu’on trouve des bretzels chez vous ?

- Oui Monsieur.

- Oh, Dieu merci ! J’ai déjà été dans huit boutiques !

- Servez-vous, ils sont là sur l’étagère.

Il y va, les regarde, se gratte la tête.

- Hum, il y a un petit problème, ce n’est pas un bretzel comme ça que je voulais.

- Mais ? Ce sont des bretzels normaux, Monsieur.

- Je sais, bien sûr. Mais… Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Il me faut un bretzel… en forme de B. Qui ressemble à un B majuscule.

- Combien vous en faudrait-il ?

- Juste un.

Le boulanger réfléchit.

- Un, ce n’est pas beaucoup. Mais puisque vous avez déjà fait toutes ces démarches, revenez demain matin, je vous en préparerai spécialement un.

Le monsieur affiche un visage rayonnant.

- Vraiment ? Je peux compter là-dessus ?

- Mais oui, revenez demain.

Le lendemain il entre, tôt le matin. Il se frotte le front.

- Sapristi, qu’il fait chaud ! Vous savez, je viens directement de Óbuda, pour le bretzel. Il est fait ?

- Mais oui, il est là sur l’étagère.

Le monsieur le regarde. Il pâlit.

- Seigneur, il y a un problème ! Nous nous sommes mal compris. J’ai dit un bretzel en forme de P.

Le boulanger se fâche.

- Allons, vous avez dit B !

- Je dis que vous m’avez mal compris, excusez-moi.

Le boulanger fait un geste de la main.

- Tant pis, je vais vous en faire un pour demain sur ma lancée.

Le lendemain la scène se répète. Le monsieur entre. Il se gatte la tête. Oui, oui – P – mais il ne voulait pas un P comme ça en lettre d’imprimerie, mais un P en cursive. Grosse querelle. Après négociations, le boulanger lui propose de dessiner ce qu’il veut. Le monsieur le dessine.

Le lendemain il entre. Le bretzel en forme de P, copie fidèle du dessin, est prêt.

- Alors, ça vous convient ?

Le monsieur est rayonnant.

- C’est ça. Exactement ce que je voulais ! Grâce à Dieu, vous avez réussi !

Il est heureux, il paye le bretzel et aussi ceux d’avant. Le boulanger est également content d’avoir satisfait ce client difficile. Il demande :

- Souhaitez-vous que je l’emballe ?

Le monsieur avec légèreté :

- Merci, pas la peine, c’est pour le manger tout de suite.

 

Preatium affectionis. Il estime la valeur de la femme autant qu’on lui en attribue.

 

Duel. À quel point ils s’aiment ceux qui se battent en duel ! Chacun risque sa vie pour que l’autre meure.

 

Foi. La foi est une chose plus grande que l’objet de la foi. Voir : amour.

 

Déclaration.

- Voulez-vous être ma femme ?

- Oui…

- Je m’en doutais ; mais moi je ne vous épouse pas.

 

Vanité. Une femme m’a dit qu’elle aimerait être belle et stupide. Sa déclaration me permet de penser que le ciel a déjà exaucé ses vœux à moitié.

 

Soupir d’un directeur de théâtre. Je suis directeur – mais tous mes membres me font mal.

 

Menu.

- Garçon, remportez cette matelote. Et la prochaine fois, abattez un matelot plus jeune, celui-ci est trop coriace.

 

Struggle for life. Fuir le combat est lâche, tenir le combat est hardi, aimer le combat c’est folie, maladie, perversité.

 

Mine d’or.

- Ce jeune ténor a une mine d’or dans la gorge !

- Vraiment ? C’est ça qui l’empêche de chanter ?

 

La femme abandonnée.

- Oui, c’est ce qu’il m’a fait, ce salaud. Il m’a flattée, séduite, rendue folle. Puis, une fois que je me suis donnée à lui, il en a eu assez de moi. Maintenant je n’ai plus rien pour lui plaire. Il dit que je ne suis pas une femme pour lui : je suis trop petite pour lui et j’ai des hanches trop larges, même mon parfum ne lui plaît pas.

- Donc : d’abord il s’est senti bien avec vous, puis il n’a plus pu vous sentir.

 

Exigences. Un écriteau à la fenêtre d’un boui-boui de la zone :

On cherche jeune homme de bonne famille comme apprenti.

 

Chez le barbier. Le client après avoir été coupé une deuxième fois :

- Non, mon ami, ça ne va pas comme ça. Je peux à la rigueur vous permettre le choix des armes, mais au moins qu’il me soit permis à moi aussi d’avoir un rasoir à la main pour me défendre.

 

Coureur de marathon. Király, le brave garçon, a couru quarante-deux kilomètres en trois heures et demie. On dit qu’il utilise un seul dopage. Un petit gramophone au fond de sa poche qui lui répète sans cesse : « Garçon, l’addition ! »

 

Autoportrait. On m’a appris comment me dessiner. Tenez ! C’est tout ce que je vois de moi. Je ne peux pas dessiner plus que ce que je vois.

 

Cas spectral. Un cas horrible, vraiment un cas très spécial… - demanda Renée… - digne du stylo de Hanns Heinz Ewers[11]. Je suis encore sous l’effet… Écoute, je suis descendue avec Amadé au sous-sol pour faire un billard. On jouait depuis une bonne demi-heure quand tout à coup une personne inconnue descendit les marches à pas lents et solennels. Je ne l’ai aperçue que quand elle était déjà tout près. Elle regardait alentour sans mot dire, s’approcha d’Amadé et posa sa main sur son épaule. Je l’ai fixée, très mal à l’aise. Alors la personne inconnue ouvrit ses lèvres pâles et dit d’une voix qui semblait venir de lointaines profondeurs :

- Je ne suis pas ton père, mais tu es mon fils !

- C’est étrange ! Qui cela pouvait être ?

- Justement. C’était sa mère.

 

Sympathique. Deux amoureux, un homme et une femme, discutent, chacun rapporte à l’autre avec enthousiasme son grand amour ; à la fin, sous le coup de l’émotion, ils s’embrassent.

 

Lignes parallèles. J’ai parcouru tout un tas de livres de mathématiques, je ne comprends pas ce qu’on demande à ces lignes parallèles. Le postulat de savoir si elles se rencontrent à l’infini ou si elles ne se rencontrent pas préoccupe depuis deux mille ans les esprits savants, créant des périodes dans l’idée qu’on s’en fait. Comment cela peut-il constituer un objet de débat ? Puisque les lignes parallèles ont été inventées par l’homme, c’est mon droit souverain d’imaginer les lignes parallèles, je les imagine donc telle qu’il me plaît. Et une fois que la convention humaine s’est accordée pour dire que les lignes parallèles ne se rencontrent pas, il n’y a pas le dieu et il n’y a pas l’infini qui les autoriserait à se rencontrer en secret, dans notre dos, sans notre consentement. Ce postulat sur les lignes parallèles n’est pas le fait d’une connaissance, il est le fait de la volonté humaine – plus que ça ! il est le fait de la morale, le fait d’un devoir, il est presque un impératif catégorique. Si nous, gentlemen de l’esprit, nous sommes une fois pour toutes accordés que les lignes parallèles ne se rencontrent pas, ou bien si nous considérons comme lignes parallèles correctes exclusivement celles qui ne se rencontrent pas – alors parler d’une telle rencontre est chose aussi immorale, voire indécente que d’enfreindre les règles du jeu de cartes au milieu d’une partie. Moi je considère la rencontre des lignes parallèles comme une rencontre immorale, hors la loi – mon goût s’élève contre comme il s’élève, disons, contre le concubinage, et si les lignes parallèles veulent se rencontrer soit ici dans l’espace fini, soit là-bas, dans l’infini, je les ferai séparer par la police. Si elles veulent se rencontrer, qu’elles soient au moins sincères et qu’elles ne se fassent pas appeler lignes parallèles.

 

Importunité. Je suis passé devant une fenêtre. Une dame habitait dans cet appartement. Il y a de nombreuses années. Cinq minutes plus tard je m’arrête dans la rue, en colère, un peu vexé. Zut, mais c’est inouï. Comment cette femme ose-t-elle me revenir à l’esprit.

 

Crédit : Le monde : L’état des choses. Une femme vaut tout sauf son prix.

 

Blague. Certains racontent bien et d’autres racontent mal les blagues. Ceux qui racontent bien les blagues sont des gens dangereux, parce qu’ils racontent si bien même les mauvaises blagues que les gens rient, et cela nuit aux bonnes blagues.

 

Relatif. Le médecin m’a prescrit de l’huile d’amandes contre les piqûres de moustiques. En revanche le médecin des moustiques ne m’a pas prescrit moi à ce moustique.

 

Popularité. À un certain stade de sa croissance il était célèbre est populaire. C’est à cette époque qu’il devait être exactement aussi grand que les gens ordinaires.

 

Métier. Ma femme me dit : cet après-midi ma remmailleuse viendra me voir. Quand même, être secrétaire d’État n’est pas mal non plus.

 

Pédanterie. Le parvenu, l’impérissable monsieur Homais, plutôt que eau, dit hachedeuxeau. Il est tout aussi pédant de parler non de ton corps et de ton âme, mais de dire : toi.

 

Suicidaires.

- Eh bien oui, dit prudemment le comédien célèbre avec quelque retenue, pendant qu’une fois de plus il s’arrangeait les cheveux et la cravate devant la glace, eh bien oui.

Ce peu m’a ému, j’ai senti de la compassion dans ses mots, j’ai poursuivi avec enthousiasme :

- Oui, oui, nous devons parler de ces choses-là, particulièrement nous tous qui jouons un rôle dans la vie publique. Ce rôle n’est pas seulement un cadeau, un titre de noblesse que l’opinion publique nous offre, il entraîne aussi des devoirs. Dans une certaine mesure nous sommes responsables de la société qui nous octroie une exceptionnelle reconnaissance et sa confiance, en particulier dans certaines périodes de crise. En effet, la société de cette ville malheureuse traverse des années éprouvantes, elle affronte des difficultés épouvantables, aucune mesure administrative ou ordonnance de l’état ou des collectivités territoriales, ni aucune réforme ne peuvent y remédier – seule la société elle-même pourrait aider la société – en la personne de ses plus éminents représentants, autour de sa personne, en partant de sa personne. Mais qui sont ceux qui représentent en réalité la société, dans le vrai sens du terme ? Est-ce la bureaucratie, le pouvoir officiel ? Il n’en est pas question, cette classe s’occupe d’elle-même, elle a aussi sa propre misère. Non, non. Seule la classe intellectuelle, l’aristocratie intellectuelle, peut avoir la vocation de toucher aux plaies saignantes d’une main directrice. Il faut remédier aux maux terribles de la société budapestoise – c’est nous qui sommes appelés à l’aide, nous qui par la grâce de Dieu et par notre rang spirituel gouvernons le monde des âmes. Nous devons discuter, nous devons décider, nous devons agir. Les problèmes sont terrifiants. Il y a en premier lieu la question des suicides, que la gouvernance aussi a soulevée, bien sûr sans l’espoir d’une solution…

- Ah oui… les suicides… tous ces suicides… soupira le Comédien Célèbre… des femmes en particulier…

- Oui, les femmes en particulier… vingt, trente malheureuses suicidées chaque semaine… C’est épouvantable ! Nous regardons les mains dans les poches nos concitoyens rejeter la vie les uns après les autres… Alors qu’il y aurait peut-être un moyen de les en empêcher…

Le Comédien Célèbre se leva. Son visage était solennel – il était comme transfiguré dans la majesté d’une grande résolution.

- Vous avez raison ! – s’écria-t-il et son regard rayonna un auto sacrifice surhumain. – Vous avez raison ! Je vais empêcher cela !... Regardez-moi !!...

Il arracha sa cravate mauve pâle.

- À compter de ce jour je porterai une cravate grise… et je ne me raserai plus… et je m’enlaidirai aussi les cheveux… Et je ne jouerai plus que des rôles comiques – je ne permettrai plus que des femmes se suicident à Budapest !

 

Suicidaire.

« Je me tuerai, me dis-je,

Si quelqu’un m regarde de travers… »

(Plaintes d’un petit garçon, de Kosztolányi[12])

 

Dans la nuit printanière de pleine lune une scène étrange, le long du quai désert du Danube à Buda. Un plouf depuis le Pont aux Chaînes – quelqu’un, au bout du pont, pousse un cri suivi d’un silence effaré. Quelques minutes plus tard un point noir glisse au milieu du Danube traîné lentement vers le pont suivant. Pendant ce temps sur la rive une svelte jeune fille suit son trajet en poussant des cris et en s’arrachant les cheveux – celle qui court sur la rive appelle à l’aide, gémit, hurle dans son désarroi : le corps glissant dans l’eau  reste muet, ironique, supérieur, victorieux.

La minute précédente rapporte le témoin oculaire, ils se trouvaient tous les deux là-haut sur le pont. Un échange de mots vifs, des paroles passionnelles – tout à coup elle fait demi-tour, elle laisse le garçon sur place. Il crie quelque chose, il se retourne aussi – court en tous sens très excité ; puis, de façon inattendue (une phrase lue ô combien de fois, une formulation presque figée) "il se jette du parapet du pont" et disparaît dans les flots du Danube, remonte en surface, est emporté par le courant.

Un suicide parmi tant d’autres, succinctement relaté par un témoin. De quoi pouvait-il s’agir là-haut sur le pont – qui le saurait à qui ce n’est pas arrivé – qui ne croirait que cela ne peut arriver qu’à celui à qui s’est arrivé ? Alors tu ne viens pas ? Non, pas un pas de plus, seulement jusqu’au bout du pont ! Même pas jusque-là ! Et si ma vie en dépendait ? Même pas ! Bien – je vais te montrer alors que tu viendras, que tu courras avec moi, après moi, plus loin que ce que je t’avais demandé !

Et c’est juste, maintenant elle court à sa poursuite sur la rive du Danube et s’arrache les cheveux. Et le mourant, ou peut-être le mort, là-bas dans l’eau, boudeur, satisfait, se tait déjà – tu le vois, n’est-ce pas ? Obstination infantile, victime imbécile – mais au combien humaine ! C’est un peu la conclusion de tous les suicides, pas seulement celui des amoureux. Ils disent l’un à l’autre, l’homme à la femme, la femme à l’homme, le mot fatal qui vaut chantage : « Si tu ne m’écoutes pas, je te punis plus gravement que de la mort – c’est moi-même que je tue ! » - et le directeur de banque qui a fait faillite, le cavalier éconduit, l’étudiant qui a échoué le lancent à la fatalité comme si elle pouvait les comprendre. Vie perfide, tu ne m’as pas écouté ! Moi ! – alors tu vas voir ! Vous allez me pleurer, mais il sera trop tard – et il y a des instants où l’ombre anticipée de cette vengeance lubrique représente plus que la vie, vaut autant que l’espoir qui attacherait encore à la vie. Vanité immortelle, paroxysme de l’auto adoration, si je sais cela, colère suicidaire – cette hypothèse démente que ma mort représente un plus grand dommage, une plus grande perte pour celui que je veux punir, que de le priver lui de sa vie ! Pauvre suicidé égaré présomptueux ! Tu n’as pas attaché trop peu d’importance à ta vie – tu lui as attaché trop d’importance – c’est la raison pour laquelle tu devais mourir, aucune autre.

Dönci[13]. Je dois enfin conter cela une fois ; Dönci, le pauvre – j’en ai honte, ce n’est pas joli, je fais de l’humour avec son malheur, mais que faire si c’est si étrange, et si personne ne veut le lui dire : enfin la tragicomédie ça existe, et peut-être lui-même en rirait si je l’avertissais du comique de sa tragédie. Au demeurant il y a tellement de déveine dans sa tragédie, son cas est si rare, si particulier, je pourrais dire que c’est une tragédie tragique. Bref, Dönci est le seul homme de toutes mes connaissances qui est sujet à un tic nerveux de cette sorte depuis la guerre et après la guerre. Vous souvenez-vous encore de cette figure de danse du temps de la guerre ? En ce temps-là c’était très à la mode, c’est ce que dansaient les hommes dans la rue, au café, partout, c’est le tic nerveux qui manipulait le monde, personne n’aurait remarqué Dönci, mais lui, il l’a eu après, le pauvre, pas à la guerre, c’est une secousse, un deuil dans sa vie privée qui l’a déclenché. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler, mais d’une bizarrerie que j’ai observée sur lui depuis que dure son état – j’espère que cela ne durera plus très longtemps, son médecin l’encourage et lui promet que cela passera.

Donc Dönci, avant que son malheur ne le frappe, était un Budapestois pur-sang dans son attitude, son style, son parler. Il parlait ce sympathique argot faussement cynique de Pest, ce galimatias composé pour moitié de charabia, pour moitié de signes sténographiques, dont une des caractéristiques est la brièveté. Ainsi par exemple au lieu de bonsoir il disait soir, ou pour je te remercie il lançait un court trci – autant d’expressions tronquées, chaque fois juste le nécessaire, suffisant pour se faire comprendre. Car le Budapestois a beaucoup à faire et n’a pas de temps à perdre en causettes.

Oui, mais à la suite de son choc nerveux le pauvre Dönci est devenu bègue, il a toutes les peines du monde pour prononcer les mots, il devient bleu avant d’accoucher chaque syllabe. Et là-dessus arrive une bizarrerie : je l’ai rencontré l’autre jour et j’ai pu observer qu’il a rompu avec son style ancien. Mais pas de façon à tout raccourcir comme on pourrait le supposer – c’est tout le contraire. Là où autrefois il se contentait de trci, cette fois, en sueur, après s’être torturé une demi-heure, il dit : « Je… je… je… te… te… te… rerere… remercie… beau… beau… beaucoup… pou… pou… pour ça », ou si autrefois il demandait duneuf ? Maintenant il bégaye la même question ainsi : « Me permettez-vous de vous demander quelle est la nature de la nouveauté que vous auriez la bienveillance de me communiquer ? » Son parler est bourré de pléonasmes, de mots accumulés, c’est une corvée de l’écouter.

Qu’est-ce que c’est ? C’est à la psychologie d’expliquer la chose, moi je me contente d’observer.

 

Jeunesse. Voronoff, Steinach[14], jeunesse… on ne remarque pas assez à quel point notre époque ressemble à une moderne tragédie de Faust dont le Faust est l’homme nouveau, sa Marguerite est la femme nouvelle et son Méphistophélès est peut-être… justement ce Steinach ou ce Voronoff.

Voronoff, Steinach, qui promettent la jeunesse, un élixir miraculeux qui nous rendrait à tous nos vingt ans. Car sur notre temps il sera noté un jour que nous voulions tous être jeunes. Nous tous, avec nos habits chamarrés et nos Bernard Shaw dansant le shimmy et nos coiffures à la garçonne et nos jupes courtes et nos théories a propos des races et des nations et du destin de l’Europe, nous voudrions tout simplement avoir vingt ans – et il nous échappe pourquoi nous n’y arriverons pas, en dépit de notre intelligence et de notre esprit et en dépit de toutes les manigances et de toute la ruse de nos inventions à nous et à notre Méphisto-Voronoff – cela ratera car la jeunesse n’est pas cheveux coupés à la garçonne, elle n’est pas jupes courtes ou visage bien rasé et n’est pas auteur dramatique qui danse et n’est pas le succès retentissant d’une actrice quinquagénaire dans le rôle d’une adolescente – mais hélas ce n’est même pas non plus des glandes sexuelles échangées, des reins, des poumons, un foie transplanté, des muscles et des tendons rajeunis, ni la sécrétion fraîche d’organes remplacés par de la moelle de singe. Ô Méphisto-Voronoff – la jeunesse est quand il n’y a pas eu de guerre et il n’y a pas eu de révolutions, et il n’y a pas eu de krach et nous n’avons pas perdu ce en quoi nous croyions, et nous n’avons pas été trompés par celui ou celle en qui nous placions notre confiance, et il n’est pas vrai que nous avons été dépouillés individuellement et collectivement et que nous avons été humiliés, et que nous ne savons pas encore que notre Reine, cette pureté, cette sainte, n’est qu’une femelle ordinaire, et que nos pères et nos mères s’ils n’ont pas été pires, ils n’ont pas été meilleurs non plus que nous – la jeunesse est que rien n’est vrai de ce qui est arrivé, la jeunesse est que ce que je nomme aujourd’hui souvenir – la jeunesse l’appelle espoir.

La jeunesse est ce qu’aucune sorte de Voronoff ne peut nous rendre, car celui qui voudrait nous rajeunir ne devrait rien nous donner, mais plutôt nous enlever : enlever ce qui fait qu’un portefaix de trente ans est un homme supérieur et peut conseiller un Napoléon de vingt ans. Enlever la chose qu’une époque plus franche et plus pondérée qui n’en avait pas honte, qui connaissait aussi l’été et l’automne et pas seulement le printemps, appelait ainsi : l’Expérience.

 

Poudre à canon. Un entrepôt américain de munition a explosé. Son emplacement de naguère est signalé par un énorme tas de gravats – une bouche noire, béante, à la place de l’ancien bâtiment principal fixe les nuages comme un cri de panique.

Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.

Soixante ouvriers qui se trouvaient sur les lieux sont muets désormais dans la pénombre – sur un rayon d’une trentaine de miles pas une pierre n’est restée intacte, personne n’ose s’approcher du site de la catastrophe – les détonations et des tremblements lointains font comprendre que l’apprenti sorcier excité ne s’est toujours pas remis au repos ; dans les hangars ou dépôts plus éloignés les shrapnells, torpilles et grenades explosent encore tour à tour. La stupide matière s’est révoltée et a pris en main la conduite des opérations, elle trépigne de colère au milieu de l’enfer de feu, général artilleur réfractaire aux ordres : Hasard aveugle.

Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.

Un triple rempart d’amas de ciment, de bastions de pierres, de murs d’amiante protégeaient les matériaux problématiques contre attaques extérieures et risques intérieurs. Mais il y a eu un grand orage, une guerre céleste – et le mystérieux chef de guerre, celui qui dirige cette guerre de là-haut, connaît apparemment mieux le maniement des armes. La foudre a fendu le réseau complexe de la toiture, elle a touché le colosse au cœur.

Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.

Dommages, dommages, ô terribles dommages… toutes ces munitions onéreuses ! Pensez-y seulement, combien tout cela a coûté ! Tous ces nitrates, sulfates, carbonates – voire les divers mixtures de dynamites, mélinites, écrasites, des centaines de laboratoires y avaient travaillé, des milliers d’hommes penchés sur leurs alambics ou suant dans leur atelier sortaient sous leurs doigts les gaines de précision des shrapnells, les grenades temporisées, et ces torpilles, véritables chefs-d’œuvre, autant de merveilleux automates mécaniques.

Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.

Et maintenant tout cela est perdu ! Tout cela ne sert plus à rien, tout cela s’est disloqué en ses composants, la puissance menaçante et devenue cendre inoffensive, elle a perdu en une fraction de seconde sa terrifiante énergie potentielle, plus personne ne pourra la lui rendre. Cela n’était pas destiné à une telle déchéance. C’était destiné à être répandu sur les fronts, le jour où on en aurait besoin, tout comme une substance inoculée s’efforce de se répandre du point d’injection dans toutes les parties du corps. Seigneur ! Pensez à tout ce que l’on aurait pu faire de cela ! Incendier villages, villes et métropoles ! Émietter des convois ferroviaires, faire sauter des ponts – et maintenant toutes ces maisons, immeubles, hommes, trains et ponts que l’on aurait pu faire sauter subsisteront, subsisteront, subsisteront !

Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.

 

Ascenseur[15]. Un écriteau est apparu ce matin sur la porte de la cabine d’ascenseur de notre maison. On y lit en grosses lettres l’intéressante communication suivante :

« L’ascenseur fonctionne. »

Ce qui est étonnant dans cette affaire c’est que le lecteur ne la trouve pas étonnante, à tel point qu’il me regarde avec étonnement, en s’étonnant, pourquoi moi je m’en étonne.

Évidemment. L’ascenseur fonctionne. Le lecteur me conseille de m’en réjouir plutôt que de m’étonner. Le lecteur sait parfaitement que cet ascenseur, naturellement, était hors d’usage durant deux années, il trouve donc normal que l’on fasse savoir aux habitants qu’actuellement (qui sait jusqu’à quand ?) il est à notre service, après tout l’usager ne pouvait pas deviner tout seul que l’ascenseur se trouve dans un tel exceptionnel état de grâce.

Oui, sauf que moi je suis plus vieux d’une guerre mondiale que mon lecteur, c’est-à-dire de cinq mille ans, et moi je me rappelle encore les temps où si un petit bout de papier apparaissait parfois sur la porte de l’ascenseur, on y lisait que :

« L’ascenseur ne  fonctionne pas. »

En effet, en ce temps-là, même si cela vous paraît surprenant, l’état naturel des choses voulait que l’ascenseur fonctionne et, incroyable mais vrai, cela était considéré tellement allant de soi que l’on ne voyait pas l’intérêt d’en avertir les usagers.

En tout cas, du point de vue du style, ce genre de papier représente l’avènement d’un nouveau langage administratif plus sain, plus droit, plus exact, plus concis et plus riche en contenu dans l’histoire de l’évolution des communications. À la place de négatifs incertains il offre un positif ferme. Je vois déjà la Cité Nouvelle, le Grand Budapest lancé vers un avenir radieux, la métropole la plus fastueuse et la plus luxueuse du monde… Je vois à travers les brumes frémissantes de l’ivresse de l’avenir des écriteaux extraordinaires tels que par exemple :

« On peut passer par la porte. »

« Le gazon pousse sur le mail. »

« Le tram circule. »

« Du robinet d’eau courante, après torsion de la poignée, de l’H2O liquide se met à couler verticalement du haut en bas. »

« Le poêle à gaz chauffe. »

« Le ministre gère les affaires du pays. »

« L’air est respirable. »

Vienne cette époque bénie – alors moi aussi je graverai à la fin de mon article :

« L’humoriste relate une histoire gaie. »

 

 



[1] Muet à l’époque

[2] Ern­ő Dohnányi (1877-1960). Compositeur, chef d’orchestre, pianiste.

[3] Ville des environs de Budapest.

[4] Ville de Transylvanie, actuellement en Roumanie.

[5] Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Écrivain italien, initiateur du "futurisme".

[6] Ville dans les montagnes aux environs de Budapest.

[7] Ernő Szép (1884-1953). Écrivain et journaliste.

[8] Simon Tolnai (1868-1944). Auteur d’un dictionnaire encyclopédique.

[9] Wilmos Vázsonyi (1868-1926). Homme politique, ministre.

[10] Károly Rassay (1886-1958). Homme politique libéral.

[11] Hanns Heinz Ewers (1871-1943). Écrivain allemand du fantastique et de l’épouvante.

[12] Dezső Kosztolányi (1886-1936). Écrivain, ami proche de Karinthy.

[13] Cette note a été diffusée dans la presse en 1926 sous le titre "Allô, ici Budapest (10)".

[14] Serge Voronoff (1866-1951), Eugen Steinach (1867-1944) , Chirurgiens (français et autrichien) qui ont développé des techniques de greffes d’organes sexuels masculins.

[15] Ce texte a également pasru dans la presse en 1926 dans la chronique "On peut entrer par la porte".