Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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le travail

 

Ceux qui m’écoutent encore s’en souviennent, et lorsque de temps en temps je prends la parole, ils savent que je poursuis ma Grande Encyclopédie là où je l’ai interrompu la dernière fois ! J’en rêve et je l’évoque depuis une dizaine d’années avec obstination et assiduité à l’aube de notre siècle, comme Rousseau et Diderot en rêvaient au milieu du dix-huitième siècle ! – La Grande Encyclopédie, car son temps a désormais mûri dans l’enfer babélien des notions de base détruites, tombées en ruines, dans ce siècle terrible dont la science, la politique et l’art ont tout démoli et n’ont rien reconstruit – la Grande Encyclopédie que nous devrions tous rédiger ensemble, non seulement les savants, les philologues et les rédacteurs de dictionnaires, mais aussi les esprits éminents de l’humanité réunis et cimentés grâce à la révolution victorieuse de la communication, les plus grands poètes et les plus grands penseurs du monde entier – encyclopédie à la rédaction de laquelle il faudrait construire une ville autonome, indépendante, et les y réunir tous pour qu’ils travaillent ensemble, tels les corporations maçonniques d’autrefois qui ne pouvaient construire que de cette façon leurs cathédrales pour des millénaires… La Grande Encyclopédie, cette œuvre qui n’existe pas encore, et vers laquelle volent toutes mes pensées, dont le ton et la méthode régissent mes idées lorsque j’éclaircis en moi des notions, je cherche la vérité, je parviens à des connaissances… Pour la Grande Encyclopédie, voici l’esquisse faufilée de la définition de l’entrée Travail destinée à une des pages du volume de la lettre T…

 

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Travail

Qu’entendons-nous par-là ? Comment l’utilisons-nous, à quoi nous l’appliquons, que désignons-nous par ce terme ?

Le physicien désigne en général par ce terme le résultat du mouvement, quand une force provoque un changement sur une masse – le physiologiste, le biologiste entend par là plus étroitement l’effort d’organismes vivants, indépendamment du résultat. Ce n’est pas cela qui nous intéresse. À quoi pensent les gens vivant en société, se servant les uns les autres, lorsqu’ils disent : aujourd’hui j’ai beaucoup travaillé ! Ou encore : mon métier exige beaucoup de travail !

Au début on ne qualifiait de travail sérieux que ce qu’on peut appeler travail physique – on n’appelait ouvrier que l’homme œuvrant de ses jambes et de ses bras ; plus tard, il apparut petit à petit que ce qu’on appelle travail intellectuel entraîne aussi de la fatigue – c’est la fatigue, l’exténuation, qui est devenue les critères de la quantité du travail, souvent même son échelle de valeur. Les dictionnaires socialistes, dans leur idée fixe d’égalitarisme et de nivelage, commencèrent à distinguer entre travail du corps et travail de l’esprit, mais sans définir la signification du mot travail. Nous approcherons peut-être de la vérité si nous posons la question sans préjugé idéologique ni système scientifique, naïvement, tout à trac, à ceux qui sont les plus compétents, aux travailleurs – en entendant par travailleurs tous ceux qui s’entendent eux-mêmes ainsi, ceux qui considèrent leur métier ou activité ordinaire comme du travail.

Posons la question, comparons les réponses, et ébahissons-nous de l’étrangeté du résultat.

La bizarrerie commence à l’ouvrier stricto sensu, où on penserait l’existence d’une échelle commune. Le bûcheron, le portefaix, le maçon empilant des briques se traînent chez eux morts de fatigue, ils maudissent Dieu et la création du monde pour n’être pas nés comte. Pendant ce temps le comte bien né, s’il est, jeune, vigoureux, enfant de son temps et veut jouir de son âge… Que fait le comte pendant ce temps ? Paresse-t-il et fume-t-il sa pipe dans son lit, ce que le portefaix aimerait faire ? Pas du tout. Il se lève de bonne heure, plus tôt peut-être que le portefaix, il prend son bain, fait une promenade, se rend au gymnase, fait de l’escrime, des sauts, des exercices, peut-être avec des outils de sport pas trop différents de la hache du bûcheron – en tout cas il est fatigué à mourir à l’heure où il rentre déjeuner. Après le déjeuner il part à la chasse, il parcourt la forêt tout en sueur, il halète, il se fatigue – le temps de rentrer et il est attendu par une société élégante. Ouste, au tennis, au golf, au canotage, bref aux loisirs – et ces loisirs, guettés jalousement à travers la clôture non seulement par le prolétaire fatigué, mais aussi par le bourgeois paresseux, sont un calvaire de travail physique, mouvement, fatigue, attention tendue, effort.

Mais alors… Ne répondons pas tout de suite, poursuivons.

Aujourd’hui j’ai rencontré une danseuse. Lui demandant comment elle allait, elle a répondu avec un sourire fatigué qu’elle travaillait beaucoup. Le matin elle s’entraîne, le soir elle apparaît dans deux revues, elle pratique la danse moderne. J’ai ensuite rendu visite à l’épouse du Conseiller – elle a présenté ses excuses d’être un peu endormie, mais ils étaient rentrés à six heures du matin, ils étaient allés au bal. Je ne devais pas la considérer comme légère mais je devais réfléchir, même la meilleure des femmes s’exténue dans les travaux ménagers, dans la fatigue avec les enfants et la domestique – elle mérite parfois une petite sortie, un peu de loisirs. En tout cas elle ne s’en est pas privée, elle s’est bien amusée, elle a dansé de onze heures jusqu’à cinq heures du matin sans interruption.

L’avocat qualifie de dur labeur de traiter, discuter avec les gens, les interroger – la même chose vaut d’être blâmé au causeur fainéant qui fait tout cela pour son plaisir. Le savant mélange des liquides dans son laboratoire, tourne la manivelle d’une machine électrique, il teste le passage d’un rayon lumineux à travers un cristal, il nourrit des araignées, attrape des insectes, torture des crapauds, lance des cerfs-volants. Si c’est mon petit garçon qui en fait autant, je le gronde, assez jouer, ouste, au travail ! Mon petit garçon jalouse éperdument le receveur, le contrôleur de chemin de fer, le cocher, qui ont le droit toute la journée de poinçonner des billets, actionner de jolis sémaphores rouges, faire partir des trains, solliciter des chevaux. Le jockey est payé pour monter, le chauffeur pour conduire – un gentleman paye pour monter à cheval, s’asseoir dans une auto. Où se trouve la mesure ? Ma femme a attrapé la migraine, indignée qu’hier soir exceptionnellement elle n’a pas pu aller au cinéma alors qu’elle pourrait y passer ses journées. J’avais en revanche des pourparlers avec le conseiller littéraire d’une grande agence cinématographique qui se plaignait amèrement de ne plus supporter son usante activité : il doit regarder bout à bout quatre films par jour et en référer à son directeur. Le lecteur d’une maison d’édition, employé exclusivement à sélectionner dans les perles des chefs-d’œuvre pleins d’humour de la littérature mondiale ceux qu’il préfère et qu’il propose à la traduction, pour les revendre ensuite à bon prix aux lecteurs avides d’amusements, s’est plaint de la même façon.

L’empereur Rudolf dans son temps libre, quand il n’était pas tenu de recevoir une délégation hommagère clamant gloire et bonheur, bricolait dans son atelier d’horlogerie : il montait par centaines des montres ordinaires, cette passion lui faisait négliger son empire. Icare a payé de sa vie la plénitude enivrante du vol vers le Soleil – nos pilotes estiment que leur métier n’est pas gratifiant : le public est indifférent, l’Homme-oiseau gagne à peine assez pour se payer une bonne bière dans un caveau – eux, ils savent que le vautour ne cherche pas là-haut, parmi les nuages, le plaisir de la liberté, mais il cherche une vue large, afin de repérer une charogne abandonnée, sa nourriture, entre les mottes de terre. Nous ne manquons pas de poésie – or des poètes viennent nous chercher pour vendre leur marchandise, résultat d’un pénible labeur, la poésie.

Le travail ! Le trait commun des efforts physiques ne donne pas une définition générale pour comprendre la signification du terme travail – puisque, au sens strict, depuis le moment de notre naissance jusqu’au moment de la mort notre vie se passe dans la nature rigide, sous le signe d’un effort inouï, haletant, tendu : notre cœur, nos poumons, notre estomac, notre sang, notre cerveau ne cessent jamais, même un instant, même dans le sommeil, de trépider – à chaque instant nous accouchons de nouveau de nous-mêmes, avec toutes les souffrances de l’enfantement, pour pouvoir vivre. Parmi les exemples illustrant la lutte pour la vie, Darwin et ses émules ont oublié le plus important : le fait que chaque individu sous la forme de sa première cellule qui réveille l’ovule dans son sommeil, se distingue comme étant l’unique vainqueur parmi des millions de semblables luttant pour la vie ; le fait de la venue au monde signifie pour nous tous, victoire et gloire et championnat du monde dans la masse des perdants aspirant à la vie, victoire par rapport à laquelle tous les succès militaires de Napoléon n’étaient qu’un jeu d’enfant. Nous pourrions tranquillement nous reposer sur nos lauriers, ivres de la gloire au combat, à partir du moment de notre naissance – le plus difficile du vrai combat, du vrai travail, est déjà derrière nous.

Travail ! Ce que les exemples cités nous montrent d’ores et déjà c’est qu’une chose est travail pour les uns et loisir et repos pour les autres – je vais plus loin : joie et ivresse, but de la vie, son sens, accomplissement de désirs. Travaille tant que ton lampion ne s’éteint pas – ainsi ordonne la morale, pendant que le principe pratique est : travaille afin de créer pour toi la possibilité de l’accomplissement des désirs, procure-toi ce qui te permettra de réaliser le sens de ta vie. Mais où est la limite entre travail et joie, objectif et moyen ? L’homme collectionne des biens pour se procurer bonheur, amour, femme – la femme donne de l’amour pour se procurer des biens ; mais dans cet échange qui donne et qui achète ? Vu que les deux parties aspirent au bonheur et à l’amour – qui est-ce qui vit de ce qui est le but de sa vie – est-ce l’être parfait ?

Posons enfin la question au seul qui ne nous a jamais bernés, celui qui ne pourra pas se défiler, celui qui ne pourra rien taire : nous-même. Qu’entends-tu par travail ?

Si je le mesure à la fatigue, l’exténuation, j’ai souvent travaillé durement – mais à quoi reconnaît-on la fatigue, l’exténuation ? Il me serait difficile de le définir. Il est certain que ce qu’on appelle fatigue ou exténuation n’est pas un état agréable. C’est autant que dire que je suis grognon, de mauvaise humeur, insatisfait. Mais, quand est-ce que je me suis senti grognon, de mauvaise humeur, insatisfait ?

Là, je réponds facilement. Les fois où ce que j’ai accompli ne me paraissait pas réussi, tel que je l’aurais souhaité. Je constate, et tous mes confrères créateurs me donneront raison, qu’il est beaucoup plus facile de faire du bon travail que du mauvais. J’ai des souvenirs très précis de la sueur, la longue peine qui était nécessaire pour mettre sur papier un écrit mal ficelé, non inspiré, et je me souviens très bien de cet élan léger et sûr, de l’éclair de lumière englobant tout en un instant de la création conçue dans la joie, élan dans lequel naît un travail beau et bien réussi. Observez le parleur qui n’a rien à dire, comme il bégaie, se démène, traîne des boulets inutiles et est pourtant monotone et incolore, et à quel point nous pouvons devenir de brillants orateurs si nous arrivons à croire que notre vérité est une vérité universelle. Travail ! Une fois je n’ai pas quitté ma chambre pendant trois jours parce que je me sentais bien chez moi ; savoir que je pouvais sortir si je voulais rendait toute sortie inutile. Quelqu’un aurait-il tenté de fermer la porte sur moi de l’extérieur : cinq minutes plus tard j’aurais commencé à creuser un tunnel sous le mur avec mes ongles.

Celui qui prononce le mot travail, doit y adjoindre le mot liberté – s’il les a prononcés, il comprend que c’est l’inconsciente envie de vivre qui a associé en lui les deux notions sous la forme d’une opposition. La mesure du travail n’est ni l’effort ni la fatigue qui l’accompagnent – la mesure du travail est la résistance qui proteste en nous au nom d’une activité plus réelle, plus porteuse de bonheur. Le travail est ce que nous aimerions remplacer par une autre activité, le travail est ce que nous n’avons pas envie de faire, le travail est ce que nous ne savons pas bien faire, le travail est ce à quoi je ne suis pas fait, le travail est l’activité qui me barbe.

Car il est faux que nous vivons notre vie pour la vivre. Aucun être sensé ayant le cœur et l’esprit entiers n’est encore né qui se serait contenté de la vie seulement et n’aurait eu envie de la rejeter si elle devenait vide.

C’est le contenu de la vie qui rend pour nous la vie si chère, et ce contenu ne s’appelle pas travail, ce contenu s’appelle liberté.

 

Suite du recueil

 



[1] Le premier paragraphe apparaît que dans Pesti Napló du 7 décembre 1924.