Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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madÁch

(Pour sa commémoration)

 

Avant de mettre le titre noir sur blanc – car j’ai trouvé ce nom propre seul trop fruste et désolé, je fouillais mon esprit pour des épithètes et j’ai réalisé avec étonnement qu’il n’en existe point. Goethe était intitulé le divin – au nom de Petőfi on associe "cœur enflammé", quant à Kant, je sais qu’il était profond – Shakespeare, "le plus grand", Tolstoï était sage et Heine spirituel. Une feuille de chou a récemment évoqué Madách comme "le grand philosophe hongrois". De la même façon elle aurait pu l’intituler "l’excellent économiste". Non, Madách n’a pas d’épithète, l’élan iambique de ces deux syllabes résonne en nous, seul, et il n’y a peut-être qu’un seul autre à part lui qui vogue comme ça, sans épithète aucune, dans l’océan des idées associées, n’évoquant que lui-même, sans adjectif valant échelle de comparaison, constituant à lui seul le substantif et son épithète – c’est autre est Dante.

 

I.

 

Après cette appogiature improvisée qui n’a rien à voir avec ce qui suit, je souhaiterais immerger "le fil à plomb de l’intelligence" dans les "profondeurs de son eau" – me doutant bien que le fil "basculera de côté" et ne restera rien d’autre que des cris bégayés ou quelques métaphores. Essayons quand même.

À l’âge de vingt ans j’ai noté dans mon journal : « Si de la Tragédie de l’Homme ne nous était parvenu rien d’autre que le bout de papier sur lequel Madách a noté ses idées du drame – s’il n’avait jamais écrit rien d’autre que son projet, l’intrigue du drame, brièvement, en quelques mots, ce projet, cette esquisse aurait suffi pour que son nom demeure et qu’on l’évoque comme un des plus grands poètes hongrois. »

J’assume aujourd’hui encore cette définition paraissant exagérément grotesque de l’importance de Madách. Je revendique que la Tragédie de l’Homme renverse la loi de base la plus commune, soutenue par les plus hautes autorités, de la création artistique, selon laquelle la question de la valeur d’une création artistique dépend seulement du "comment" et pas du "quoi" – que l’objet de la création, la première vision de celle-ci, est dans l’âme du poète quelque chose de neutre dans cette comparaison, que c’est la force de l’expression qui fait le poète indépendamment de ce qu’il exprime ; bref, que l’art de la création poétique a le même rapport à la nature et à l’homme que la musique ou les arts plastiques.

Je ne veux pas m’embourber dans la clarification des notions de base. Ce processus de clarification s’est fait en moi il y a longtemps et ses résultats ont été en tout point approuvés par l’expérience. Cependant je voudrais attirer l’attention sur un phénomène particulier. Les excellents esthètes et critiques qui créaient et affirmaient, qui créent et affirment la conception de l’art esquissée plus haut lorsqu’ils apprécient une œuvre poétique ou un poète, puisent volontiers leurs métaphores et images dans les dictionnaires des arts plastiques et de la musique – ils ne pourraient même pas accéder à l’œuvre sans cela. Dans leurs écrits fourmillent les expressions telles que "pittoresque", "monumental", "plastique", "coloré", "incolore", "orchestral" etc. ils finissent par oublier la provenance de ces termes et ils les appliquent directement à la poésie. C’est très naturel. Celui qui ne cherche dans la poésie que le sensuel, peut facilement succomber à la déception sensorielle de voir devant lui la "figure" exprimée en mots ("représentation !!"), l’image ou la sculpture décrites, l’image de la nature constituée en les matériaux des mots. Ils ne remarquent pas à quel point leur approche critique est unilatérale : il est très facile de "peindre" le poète, mais il est difficile voire impossible de "décrire" le peintre. La vérité est toute simple : c’est expliqué par la logique ancestrale de la langue. Les termes "œuvre" et "art" concernaient des créations originalement sensuelles telles que la musique et l’image – ils n’ont été appliqués à la poésie que plus tard, pour caractériser par analogie la perfection de l’expression. Mais "l’art" n’est que moyen et symbole, et jamais l’essentiel et le but de la poésie – celle-ci peut englober toute création, elle peut être "pittoresque" et "musicale" ; mais elle ne peut jamais être "une des branches" de l’art comme la musique ou la peinture : d’où s’explique qu’une création poétique peut être "artistique", mais une création artistique ne peut pas être "poétique". Car l’essentiel de la poésie réside au-dessus des sens, ou disons qu’il est un concept qui provient de l’harmonie de tous les sens – l’essentiel de la poésie est l’ensemble de tout ce à quoi la forme et l’art donnent corps ; car le poète est l’homme lui-même et non une des manifestations de celui-ci comme le peintre ou le musicien. Le poète est la Pensée elle-même et la composition – la Pensée qu’image et musique ne font qu’illustrer. C’est le poète qui rend compte de l’Homme à l’inconnu auquel vont toutes nos pensées lorsque nous parlons de nous-mêmes – le peintre et le musicien ne font que l’accompagner en guise de truchement, pour expliquer ses mots.

C’est tout pour la poésie en général, et même ceci parce qu’il s’agit de Madách. En effet, la personne qui s’occupe du problème Madách, doit compter avec quelque chose, avec une conception critique latente qui chez un autre poète que lui serait restée une question auxiliaire, mais dans l’évaluation de Madách elle a failli devenir fatale. Cette question délicate est la parenté de l’œuvre de Madách avec Faust de Goethe, ou plus brutalement l’hypothèse que Goethe aurait eu une influence décisive sur Madách, et par conséquent il conviendrait de considérer Madách comme un épigone de Goethe, et son œuvre comme un Nachdichtung, une adaptation, de Faust. Cette position n’est pas d’origine hongroise : elle a été une invention de l’orgueil culturel allemand, ébahi des proportions vertigineuses de la Tragödie des Menschen[1] et dissimulant sa gêne par une dialectique esthétique – la seule chose qu’on peut reprocher là-dedans à la critique hongroise c’est de ne pas avoir protesté, de ne pas s’être dignement armée pour la défense de Madách (nous ne comptons au total que deux essais sérieux sur Madách, et c’est pourquoi quelqu’un comme moi-même, non seulement refuse l’idée de prendre Madách pour un épigone de Goethe, mais même si son créateur a cent fois ressenti l’influence de Faust, nous affirmons que la Tragédie de l’Homme est un chef-d’œuvre d’une plus grande perfection que Faust – n’ayant pas la possibilité de nous référer à des autorités, nous sommes contraints de chercher les lois d’étalonnage par nous-mêmes.)

Je ne me sens pas partial. S’agirait-il de la Trilogie de Toldi[2] ou des œuvres de Petőfi, je tiendrais compte de la sympathie, plus profonde que toute parenté qui, grâce à Dieu, brouille le regard d’une froide objectivité – et que je dois à ma naissance hongroise, mais la Tragédie de l’Homme n’appartient au patrimoine national que par la personne du poète – l’œuvre elle-même appartient à la Littérature universelle, et se battre pour elle ou contre elle est d’une importance littéraire capitale, universelle.

Et puisque cette lutte existe : voyons quel est le point de confrontation majeur au regard de la littérature universelle, la question de l’originalité.

 

II.

 

Le contenu du carnet de notes, l’idée du drame dont je veux avant tout prouver la merveilleuse perfection en soi, l’originalité que l’on ne peut comparer à rien, je l’imagine de la façon qui suit.

Dans le jardin d’Éden où sur le plan individuel Adam, le premier homme, se sent très bien. Il médite pour savoir si cela vaut la peine de se préoccuper de ce qui arrivera après sa mort. Dans le cas d’Adam cette question présente un intérêt particulier ; il est l’unique homme chez qui ce n’est pas un simple passe-temps philosophique, mais au contraire un problème pratique. En effet, laisser à la suite de sa réflexion libre cours à l’avenir, ou bien se sentir rassuré dans le bonheur individuel du jardin d’Éden comme dans un état dont il ne pourrait pas souhaiter plus heureux, considérer donc l’œuvre divine par sa propre personne, l’expérience la mieux réussie de la création, comme achevée, et ne pas se fatiguer à imiter Dieu pour créer lui aussi des êtres semblables à lui, mais plus parfaits encore dans le bonheur, dépend de son choix délibéré. La question de l’avenir n’est donc pas pour lui une question de perception, mais celle de la volonté.

Seulement son bonheur a un revers : l’ennui. S’il ne s’ennuyait pas il n’aurait pas de temps pour méditer – il reconnaîtra donc rapidement que c’est justement en cela qu’il diffère de Dieu, et par là même son bonheur est moins parfait. Dieu ne s’ennuie pas car avec la création du monde il a lancé une comédie dont on ne pourrait même pas imaginer une plus magnifique, plus distrayante, plus drôle et plus excitante. Lui aussi il voudrait une telle comédie qui l’intéresserait au moins autant que l’Univers intéresse Dieu. Mais pour cela il faut d’abord créer des acteurs.

La curiosité vaincra. Adam se coalisera avec Lucifer, le grand metteur en scène pour que celui-ci invente pour le distraire quelque chose de similaire. Il a fallu qu’il se produise quelque chose dont les protagonistes ne sont ni des systèmes solaires infinis, ni des anges ou des démons comme dans la Divine Comédie, mais des hommes, ses semblables, dont le destin intéresse Adam, homme justement, plus que tout.

Donc Adam s’endort et la comédie commence : l’Histoire de l’Humanité. S’animent les différentes époques de l’histoire – mais pas du tout sous une forme épique. Adam endormi se reconnaît, interloqué, dans les diverses scènes oniriques. Et chaque époque de l’Histoire de l’Humanité se construit autour de sa personne – chaque tournant de l’histoire est une conséquence de sa vie personnelle bien connue, ses joies, ses chagrins, ses méditations, ses réflexions, sa bonne ou mauvaise humeur. Plutôt qu’un roman ou une épopée fascinants il se trouve au milieu d’un drame bouleversant ; l’Histoire de l’Humanité n’était qu’un titre alléchant : c’est en réalité la Tragédie d’Adam qui essaye tout pour recouvrer le bonheur du jardin d’Éden, pour mettre fin à la comédie que dans son ennui il avait construite. Adam, en tant que Pharaon, en tant que Tancrède, en tant que Miltiade, en tant que Kepler, en tant que Danton est à la recherche du bonheur, il poursuit un combat torturant contre les images monstrueuses de ses cauchemars, ses semblables, afin de s’en libérer. Mais désormais Lucifer ne lui permet plus de se réveiller – il peuple ses cauchemars de personnages de plus en plus horribles ; le dormeur ne trouve pas le repos, se tortille et râle – il commence à se douter (à partir des scènes dix, onze, douze) qu’il ne fait que rêver, et à la fin, se débarrassant de ses hantises, se réveille dans un hurlement. Cependant, dans son sommeil, il a pu se connaître d’une façon qui était possible seulement en dormant : ses espoirs, ses désirs, sa peur de la mort, son mépris de la vie et pourtant sa volonté de vivre – son amour et sa haine. Et il est pris d’une grave inquiétude : quelqu’un comme lui est-il autorisé à vivre ? Mais la comédie s’est déjà déroulée et en y repensant il reconnaît avec un grand étonnement que l’histoire de ses méditations, tentatives, espoirs et échecs coïncide en tout point avec l’histoire de son espèce.

 

III.

 

J’ai volontairement rapporté la Tragédie tout en évitant de mentionner son contenu soi-disant "philosophique" ou "idéologique" : j’ai négligé la compétition de Dieu et du Diable pour l’homme, la gloire de Dieu et la conversion de l’homme. Je voulais souligner que le conte lui-même contient tout – l’Idéal n’est ni un complément ni le fondement ni la matrice du conte, et le conte n’est ni symbole ni parabole de l’idéal. Idéal et intrigue, pensée et symbole ne sont qu’une et même chose dans la Tragédie – si je voulais prôner la parfaite unité matérielle et formelle du plus haut degré de la création, je ne pourrais guère trouver plus belle illustration. Adam, le premier homme, médite dans le vide de la pensée qui ne connaît ni passé ni avenir (de passé il n’en a pas, son avenir dépend de lui), non influencé par des souvenirs, non freiné par la peur, il médite sur les possibilités de la vie, le sens de la vie. Tout ce qu’il conclut sur les possibilités et leurs conséquences, découle successivement en suivant les lois de la Pensée libre, indépendante de toute expérience – si Adam périt sans descendance et l’Histoire de l’Humanité n’a pas lieu, l’histoire de l’âme d’Adam, enthousiasme et découragement, amour et déception, désir et renoncement, se déroulerait quand même ainsi en lui, dans la même succession. Et voici que la réalité connue, l’Histoire, parcourt le même chemin, comme si elle voulait illustrer les crises psychiques d’un homme – faut-il encore des preuves, exemple, symbole, réflexion philosophique, point de vue idéologique pour reconnaître que ce que nous appelons Histoire, ce n’est pas le jeu aléatoire de l’accumulation, froissement et cavalcade de la matière et de la masse, mais ce sont différentes expérimentations dans les formes de vie d’une Âme, d’un Sentiment et d’une Pensée quelconque d’origine inconnue – que la Réalité dont nous sommes tous protagonistes, n’est pas source initiale de tout drame mais elle est déjà drame elle-même, elle n’est qu’image et reflet de quelque Réalité Absolue inconnue : drame et roman ayant un héros – ce qui se passe ici, ce n’est pas l’affaire de l’Humanité mais l’affaire de l’Homme qui n’est pas l’individu mais qui n’est pas non plus la somme des individus, qui en réalité n’existe pas et qui est pourtant fort bien connu de nous tous, que l’on peut décrire avec précision, que l’on peut distinguer de tout autre, qui est quelqu’un de très intéressant et très particulier.

Cet idéal incontournable, indestructible, non traitable d’une façon similaire à la pensée de l’infini, donc probablement éternel, cet idéal récurrent depuis plusieurs millénaires n’a encore jamais été saisi avec une idée aussi heureuse que celle de Madách. Cette idée est que le premier homme s’endort et dans son rêve défile – et c’est son histoire personnelle – toute l’histoire de l’humanité. Cette idée, non seulement subtile, est suffisamment originale pour ne pas être comparable à l’idée de départ d’un ou d’autres auteurs ; tout au plus peut-elle être comparée au contenu de fables symboliques ou de mythes servant de base à des légendes, cosmogonies, systèmes religieux, taillés, polis, perfectionnés au fil des temps par plusieurs auteurs ou poètes successifs, dans la mesure où on les considère comme création poétique et non comme manifestations divines. Et effectivement, la légende de Madách pourrait aussi bien être la base d’une religion ou d’une cosmogonie imaginaire que même l’histoire du prince Bouddha, ou celle de Chronos, ou le conte des sept jours et des sept nuits liés au nom de Moïse – car n’oublions pas (concernant Moïse) que Madách n’a vraiment repris de la légende judéo-chrétienne que le nom d’Adam : son Premier Homme, être à l’intelligence parfaitement développée, a aussi peu à voir avec Adam de la Bible que celui de Milton[3] qui a bien composé, lui aussi, un Adam intelligent mais il l’a laissé dans l’environnement où il l’avait trouvé. Il est en tout cas certain que c’est seulement dans ces poésies légendaires que pouvaient être soudés idéal et histoire, conte et moralité, règles et exemples, que la vision religieuse née de ces poésies légendaires ne peut même plus déterminer si c’est la légende qui a été inventée après son contenu philosophico-religieux – ou si la loi philosophico-religieuse est née plus tard de la légende. Est-ce la fable de Chronos dévorant ses enfants qui vient de la connaissance de la notion du temps – ou est-ce que le philosophe grec a connu la notion du temps grâce à cette fable ; est-ce le Temps qui a été nommé d’après Chronos ou bien est-ce celui-ci qui a été nommé d’après le Temps ? Mais dans l’histoire de la littérature il est quasiment sans exemple que le noyau d’une œuvre poétique soit aussi autonome que celui des légendes.

 

IV.

 

Tu peux vaillamment verser le vin nouveau dans une vieille outre, parce que « je ne suis pas venu pour effacer la forme de la loi, mais pour la remplir de nouveau ». Cette nouvelle idée venue du christianisme, personne ne la confondra ou la récupérera de la pensée juive sous le prétexte que les disciples juifs du Christ ont exprimé l’enseignement de leur maître dans le langage de l’ancien Testament. Si le Christ était né à Athènes et s’il avait inspiré par son verbe des philosophes grecs, les quatre évangiles rappelleraient peut-être les discussions de Platon, mais leur contenu, leur importance, l’enseignement millénaire de ses idéaux resteraient les mêmes.

Ce n’est pas Faust et La Tragédie de l’Homme mais seulement leur relation que je veux comparer à l’ancien et au nouveau testament. Quelqu’un qui a un discours, un sujet aussi original et autonome que ceux de Madách, peut sans problème se permettre de renoncer au style "personnel", "original" dans sa poésie. En effet, "la poésie expressive" de Madách, le ton et la présentation de son art, l’ensemble de ses comparaisons métaphysiques, l’emploi de ses aphorismes sur les situations, font souvent penser à l’art de Goethe, au moins aussi souvent que Goethe fait penser à ses maîtres classiques qu’ils aient été grecs ou latins.

Mais que signifie en réalité cette "originalité" formelle si souvent évoquée ? L’esthétique surestime quelque peu cette vertu de nos jours, elle commence à se considérer exagérément comme scientifique, comme une branche latérale de la psychanalyse moderne, elle se targue de progrès voire de résultats brillants dans son domaine. Cette critique d’art psychanalytique ne se préoccupe plus guère de l’œuvre elle-même, elle ne s’intéresse plus qu’à "l’artiste", "le poète", "l’âme du poète", "la nature du génie", "la vision particulière de l’artiste" – elle considère l’œuvre comme une sorte de document, un symptôme, dont elle peut tirer des conclusions sur l’âme du poète, dont elle peut reconstruire pour elle ce précieux et rare spécimen d’âme. Dans son admiration pour le génie, dans certains cas elle aboutit (on pourrait citer de nombreux exemples) à ce que les poèmes peuvent être exécrables, mais l’âme sœur de l’expert y flaire que c’est un très grand poète qui les a écrits. Un tel critique d’art amateur, dilettante, célébrant l’artiste, tombant en pâmoison devant une dédicace, analysant un manuscrit (mis à sa place, utilisé pour collecter des données biographiques et de l’argent pour une statue, il peut exécuter un travail culturel très utile) n’estime évidemment rien autant que "l’originalité", "la note personnelle", "une nouvelle forme". Quelqu’un que l’on ne peut comparer à personne d’autre doit forcément être le meilleur. S’il découvre une nouvelle association de termes, un rythme inhabituel, une syntaxe peu banale, il flaire aussitôt "une nouvelle ère" dans la poésie – il est prêt à claironner sur le nouveau poète qui a inventé tout cela, que celui-ci n’a pas eu d’ancêtres et n’aura jamais de descendants, qu’il a tété la poésie avec le lait maternel, il l’a transformée et l’a recréée et il a surpassé tout le monde. Il extrait par conséquent ce poète "d’un ton nouveau" de sa place naturelle, de l’histoire de la continuité des Essais et des Formes (la littérature), et il le considère comme source spontanée de toute connaissance esthétique, comme si ce poète avait découvert la langue elle-même, il reconduit avec force la racine de chaque mot du poète jusqu’aux notions antiques, et bien sûr il se rend compte avec étonnement et stupéfaction qu’en réalité ce nouveau poète "contient tout", tout l’univers, et que c’est dans ce poète que ce "vécu" cosmique terrifiant a trouvé son premier visionnaire inspiré. (L’atout principal d’un tel admirateur est la qualification de "visionnaire" ou de "prophète" – d’ailleurs quelqu’un qui avec son inspiration merveilleuse n’aurait pas su anticiper que ce sera comme ci ou comme ça, il y aura bien quelque chose, n’est pas un vrai poète à ses yeux.) Et autour de la personne du "nouveau poète" démarre le dilettantisme de caniveau du bla-bla interprétatif, dont le noyau réel est l’émerveillement charmant et très compréhensible de l’âme bourgeoise sans oreille, que l’homme simple n’ayant pas le temps d’esthétiser exprime ainsi, en hochant la tête, mais au moins avec un respect sincère : « où diable est-il allé pêcher toutes ces balivernes ?! » Car n’oublions pas qu’épater le bourgeois sert aussi efficacement à éveiller l’intérêt du bourgeois – mais évidemment plutôt pour la personne du poète.

Je le répète, c’est une fausse mise en lumière de l’importance de Madách qui me force à m’étendre davantage sur la problématique ingrate et stérile de "l’originalité" que sur la Tragédie de l’Homme elle-même. – Je sais parfaitement que réfuter quelque chose dont le caractère insoutenable s’avérera tôt ou tard de lui-même est un travail superflu, mais j’essaye de raisonner sans emportement ni partialité ; je me réfère donc à la réalité, à l’expérience, au passé. Nous pouvons être d’accord à peu d’exceptions près (le futurisme !) pour dire qu’un des critères objectifs de la beauté poétique est le Temps ; mis à part les cas comme celui d’Érostrate[4], la voix la plus puissante est celle dont "les cimes du temps, les siècles" (Petőfi) renvoient le plus loin l’écho. En somme, celui qui se sent vraiment à l’aise dans l’histoire des Idéaux et des Formes, apprendra petit à petit que les véritables plus grands se ressemblent davantage en ton et en forme que les seconds violons. Comme si dans le courant des millénaires ils étaient mus par un but commun, des intentions parentes, un soutien mutuel, dans un effort surhumain, ils essayent de renoncer au ton "personnel", à un "nouveau violon". Ils essayent de se passer, de prendre les uns aux autres, la vieille lyre : ils essayent de n’instrumentaliser que "l’art" (il m’est impossible de ne pas citer ici Madách : « La plus grande perfection de l’art est de se cacher si bien qu’on ne le remarque pas »). La minuscule fusée de la pensée explose fièrement, avec une autonomie sûre d’elle, et sème autour d’elle des étincelles bariolées ; l’âme chargée de la joie et du chagrin de la grande pensée, en revanche, a peur, n’aime pas s’occuper d’elle-même, ne cherche pas en elle-même des signes distinctifs, craint d’en trouver trop, de rester passablement seule – elle est à la recherche d’âmes sœurs dans le temps et dans l’espace. Si enfin elle parle – elle s’intéresse davantage à la possibilité de la communication qu’à celle de l’expression (il y a une grande différence entre les deux !), et elle a volontiers recours à des formes de communication et des cadres connus éprouvés. Bien sûr celui qui n’a rien d’autre que sa "personnalité", est davantage intéressé par l’expression, les signes distinctifs. Ainsi se forme un deuxième groupe de poètes, une spécificité à part, singulière, "les poètes que l’on reconnaît à chacun de leurs vers". Mais curieusement ces raretés d’un certain point de vue uniques sont relativement plus nombreuses que les poètes globalement les plus grands. Je reconnais en effet à chacun de ses vers Monsieur Marinetti[5] – je ne reconnais pas Petőfi. Pourtant il existe plus de Marinetti que de Petőfi. Le plus grand esprit, le "génie" (s’il faut à tout prix le désigner sous ce terme), n’est pas quelque monstre d’esprit incompréhensible, insaisissable, martien ; sa particularité "primus inter pares" réside dans ses proportions – il est l’un de vous, il est plus près de chaque homme que deux d’entre eux l’un de l’autre. Il est Adam dans lequel Pharaon et Miltiade, Sergiolus et Tancrède, Danton et Kepler[6] se reconnaissent aussi bien que n’importe quel observateur anonyme dans la foule de la Tower of London, ou le marcheur des champs enneigés qui cherche son semblable dans les igloos des esquimaux. N’analysez pas son âme, n’essayez pas de déchiffrer son secret, prenez ce qu’il vous donne et reconnaissez en lui vous-mêmes.

 

V.

 

Il est Adam – cette métaphore dévoile clairement le secret de l’envers de la médaille, le secret de la perfection formelle, descriptive, de La Tragédie de l’Homme – et l’art de Madách également. Ainsi quelqu’un qui s’intéresse non seulement à la signification de l’œuvre mais aussi à la psychologie de la création, ne pourrait pas trouver d’exemple plastique, d’explication et de solution plus globale, que ceux offerts par La Tragédie. La solution et l’explication sont celles-ci : les poètes et écrivains les meilleurs, qui ont créé le plus grand nombre de héros fictifs les plus parfaits, qui sont les grands maîtres des caractères et de la description, dont les différents personnages sont les compagnons les plus vivants de notre vie – qu’ils soient les caractères les plus opposés – ne créent jamais leur héros par une simple compilation d’observations extérieures. Tout un panorama de héros divers défile devant nos yeux – le dessin est partout vivant et fidèle à la nature. Madách décrit le vrai Kepler, le vrai Danton, le vrai Tancrède, des héros vivants à l’extérieur et à l’intérieur, tels que l’imagination épique les dessinerait chacun d’eux séparément. Le sujet lui-même n’en demanderait même pas tant. Faust de Goethe, rajeuni par le breuvage magique de Méphisto, reste le vieux savant, le penseur sceptique, même derrière le masque de la jeunesse et de la passion. En revanche Tancrède et Kepler et Danton et Miltiade de La Tragédie, s’identifient à eux-mêmes avec foi et feu – Adam ne joue pas de rôles, les rôles de Danton, Kepler, Tancrède et Miltiade, mais il est identique à Danton, Kepler, Tancrède et Miltiade. Cette fusion est parfaite – l’impossibilité et la contradiction se déroulent sous nos yeux, et il n’y a rien d’impossible et de contradictoire. Le caractère de Tancrède est nettement contraire à celui de Danton – mais le caractère d’Adam contient les deux : bien qu’Adam ne soit nullement un caractère incertain ou indéterminé. Regardez la différence. La distance froide, l’objectivité du Faust rajeuni, s’observant de l’extérieur, face à son rôle – et pensez aux déclarations passionnées dans chaque cellule de l’âme de Miltiade, Tancrède, Danton et Kepler, telles qu’elles vivent leur propre vie dans La Tragédie. Ce sont chacun des héros dramatiques, des personnages vivants. Pourquoi le sont-ils ? Parce que le grand auteur épique les a représentés de l’intérieur, de la source commune de sa propre âme, semblable à l’âme de chacun – le grand auteur épique qui cette fois, à l’occasion solennelle de la magnifique œuvre théâtrale, va jusqu’à ôter son masque, qui par la comparaison symbolique du personnage d’Adam montre le secret simple de la magie de la création de héros : le fait d’avoir créé tout de lui-même, de connaître chacun parce qu’il se connaît lui-même.

Lui-même, l’Homme.

 

VI.

 

Il existe tout de même un seul point où ce parallèle au demeurant forcé montre une parenté commensurable entre Faust et La Tragédie – c’est plutôt une concordance de négatifs. L’œuvre de Madách est aussi peu de la "philosophie" que Faust. Ceux qui voudraient la considérer comme l’élaboration poétique d’une perception philosophique, à défaut d’autre point d’appui, se battent autour d’une unique phrase – la dernière phrase de l’œuvre : « Homme, je te l’ai dit : lutte et aie confiance ! »[7] C’est à partir de cette phrase de clôture qu’ils essayent d’affirmer ou de démentir que La Tragédie est en réalité un héraut de la sagesse religieuse catholique – d’autres y devinent une vision pessimiste, sceptique, d’autres encore un optimisme progressiste, révolutionnaire. La base de toutes ces explications forcées est une fois de plus cette perception critique centrée sur le génie, personnalisant inconsciemment, qui cherche à tout prix à savoir quelle sorte d’homme était Madách, en quoi il croyait, ce qu’il voulait, à qui il appartenait, quel parti, groupe, confession ou fédération pourrait se l’approprier afin de mettre à son profit l’immense force suggestive qu’il recèle. Les socialistes ne juraient que par lui et le citaient fréquemment car il présentait les rythmes récurrents des vagues de l’histoire comme si lui-même avait reconnu la thèse sur laquelle se base le socialisme, la légitimité du matérialisme historique – il n’empêche que dans l’état expérimental du socialisme, la Commune[8], ils l’ont déprogrammé à la hâte, à cause d’une scène unique, celle du phalanstère, qui d’une part commence très véridiquement et se termine d’autre part dans une grande sincérité. Et à supposer que renaisse cet autre monde auquel aspirent de nos jours quelques échappés de l’asile, avec la pure logique des contraires, uniquement parce que tout y est contraire à la folie communiste (seule une idée fixe peut être le contraire d’une idée fixe), lequel oserait monter sur scène l’acte qui se déroule au Moyen-Âge ? Aucun des deux ne pourrait le monter – pourtant ce que dit Lucifer à Tancrède s’adresse à tous les deux :

 

Les saintes doctrines ? Mais ce sont elles,

Précisément, qui font votre malheur.

Quand un hasard vous les fait rencontrer,

Vous les taillez, aiguisez, raffinez

Et tortillez si bien que pour finir,

Vous en tirez esclavage ou folie.

 

Rien n’y fait, les tailleurs, aiguiseurs, raffineurs des saintes doctrines continuent de citer La Tragédie – et le continueront dans le temps et dans l’espace toujours et partout. Philosophe, poète, sociologue – tyran et esclave, chacun par ses propres yeux, peut s’approprier sa pensée – il n’y a pas de pape à Rome qui pourrait y trouver une preuve pour le mettre à l’Index – et pourtant, aucun libre penseur ne pourrait ne pas y sentir sa pensée encore davantage. Il peut être cité par le patriote et il peut être cité par l’internationaliste : cette œuvre est une somme de toutes les opinions, la création non pas de l’incrédulité, mais de la croyance totale. Les apôtres de la misogynie se référeraient vainement à l’infidélité et à la méchanceté d’Ève de Madách – ils auraient beau citer la vie malheureuse du poète, l’expérience accablante qu’il a eu le courage d’avouer ; au-delà de toute expérience et les conclusions qu’on en tirerait, au-delà de l’histoire et du raisonnement, Ève se tient là, victorieuse, auréolée de la gloire de la bonté :

 

Tu peux bâiller tant que tu veux abîme !

Ne crois pas que ta nuit me fasse peur !

Il n’y descend qu’une poussière infime,

Née de la terre… En mon nimbe vainqueur,

Je passe outre !

 

Croit-il ou non en Dieu ? Fait-il confiance à l’avenir ou le voit-il comme une simple répétition sans espoir du passé ? Est-il pessimiste ou optimiste ? Je répondrai aux deux premières questions par deux citations :

 

Je ne me suis pas trompé : toi qui passes

La nature et l’homme au crible, il te reste

Ta vanité pour sédiment final…

 

C’est Adam qui demande compte de cela au savant du phalanstère ; mais Lucifer pourrait le dire aussi bien au Seigneur : le Dieu de Madách est un dieu vaniteux, il ne peut pas se défendre de l’accusation qu’il a réalisé la création seulement parce que "parmi ses idéaux il a senti le néant" dont le nom était Lucifer, le doute de sa puissance. Et même avec ses paroles qui closent l’œuvre, il exige et ne donne pas.

 

Et l’avenir ? L’action n’encourage en rien, et Kepler, au-delà de la révolution de Danton, après avoir vu de ses propres yeux – rêve dans le rêve – que "le Talisman retrouvé qui rajeunira la vieille Terre" lui échappera des mains, prend quand même congé de lui-même dans une des tournures psychiques la plus inattendue et la plus merveilleuse, ouvrant largement pour un instant la profondeur finale de l’âme du vrai poète dont Rabindranath Tagore, qui a cru l’apercevoir, prétend que là-bas même dans l’instant le plus noir du désespoir, dans l’instant de la mort, du suicide, se déchaîne et se tortille une joie jubilante et infinie :

 

Disons adieu, tous les deux, à l’école.

Que ta jeunesse en fleur, parmi les chants

Et le soleil, te conduise à la joie !

Et moi, viens me conduire, ô sombre esprit,

Puisque tu es mon guide… Emmène-moi

Vers l’heureux monde neuf, qui fleurira

Si d’un grand homme il comprend l’idéal

Et si, sur les maudits décombres du passé,

Il laisse librement, s’exprimer la pensée.

 

VII.

 

À la dernière question la réponse sera donnée par les deux précédentes. On distingue en général deux façons de voir – le pessimiste qui s’attend à du mal et l’optimiste qui s’attend à du bien, la gaie et la triste. Ce sont deux attitudes saines car dirigées vers l’avenir. Aucune ne s’applique à Madách – il évoque en nous une troisième, la plus saine, la majestueuse, celle qui embrasse la totalité de la vie. L’état d’âme provoqué par cette attitude est le sommet à la fois de la plus grande gaîté et de la plus grande tristesse, le pas qui le sépare du ridicule mais le lie à la manifestation humaine la moins ridicule : le rire. Non pas le ricanement forcé, artificiel de Nietzsche : ce rire n’est pas émis par Lucifer, ce n’est pas un rire satanique – il ondule comme la mer au fond de l’âme d’Adam.

Et nous voici arrivés au troisième critère de la perfection. Madách n’est ni pessimiste ni optimiste, il n’est ni gai ni triste : Madách est serein et pur comme le ciel sans nuage. La Tragédie de l’Homme n’est ni une tragédie ni une comédie – c’est une œuvre humoristique au sens divin du terme, son harmonie réside dans les oppositions – son effet ultime se manifeste à l’instant du sentiment de libération, sentiment dilaté dans lequel nous reconnaissons le pitoyable boitement de toute dialectique et de toute philosophie dans la course de la vie – et ce que, à mi-chemin de Dieu et de l’animal, seul l’homme exprime avec un geste particulier et spontané de ses lèvres, le sourire. C’est l’humour, condition de toute grandeur créatrice, qui rend souple et vivante la succession pulsante des scènes et qui les sauve, à travers les nuages sombres et clairs du temps qui court – c’est la sève de l’humour qui enfle dans les mots rusés et les actions exacerbées qui s’alignent, pour faire tomber auditeurs et spectateurs dans une admiration bouche bée. Cette "comédie triste", ce "poème dramatique" a été créé à force d’allégresse par la plus pure Intelligence et la plus pure Vision, par la volonté, le septième jour, tel Dieu.


VIII.

 

On dit parfois des œuvres de Shakespeare que des habitants d’une planète étrangère, s’ils ne savaient rien d’autre de nous, pourraient y connaître l’homme. S’il arrivait un événement dans l’univers mettant cette question à l’ordre du jour, nous proposerions à cette fin La Tragédie de l’Homme, œuvre qui permettrait à l’habitant de la planète étrangère de connaître non seulement l’homme mais aussi son destin, quel que soit le moment de la rencontre.

La Tragédie parle aux hommes dans ce qu’elle dit – mais comme si les proportions vertigineuses de sa composition étaient dimensionnées pour un but plus lointain dans le temps et dans l’espace ; j’emprunte délibérément ce terme au jargon de la science des ingénieurs. Dire que cette œuvre survivra à son temps paraît insuffisant au regard de ces dimensions. À propos d’une grande œuvre poétique on a coutume de dire qu’elle vivra aussi longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre – cette prophétie vaut uniquement pour la pensée, sentiment, sagesse du poète – elle ne couvre pas, ne détermine pas le miracle de la composition.

Ne le comprenez-vous pas ?

Le symbole de la pyramide égyptienne montre clairement la différence. Cette forme la plus parfaite de la géométrie et du style architectural, de la science et de l’art était destinée à être une tombe : c’est la momie accroupie en son sein qui l’a fait bâtir autour d’elle pour donner de ses nouvelles aux autres hommes, pour qu’on reconnaisse qu’elle était un de ses semblables "tant que vivront des hommes sur la Terre". Mais pour cela il eut suffi de se faire embaumer – un cercueil, sous réserve qu’il prenne la forme d’un corps humain, dirige mieux le regard des hommes vers lui, apparaît plus nettement à ceux à qui il a été destiné. Qu’a donc rendu nécessaire cette forme particulière, cette composition spécifique, qui ne ressemble aucunement au corps d’un homme et qui n’évoque pas du tout l’âme humaine ? Elle ne l’évoque pas, ni dans sa forme ni dans ses matériaux. Elle est construite en pierre, en un matériau préexistant à la naissance des hommes, et probablement devant survivre à leur espèce, même si un cataclysme ou une extinction par épuisement met fin à toute vie sur la Terre.

À qui est donc destinée, à qui parle la pyramide si elle a aussi calculé de travers l’éventualité d’une telle catastrophe ? L’attention de qui a voulu éveiller cette grosse noix pour qu’il la casse et qu’il cherche dedans son noyau, l’homme ? Attendent-elles peut-être un visiteur tardif, qui pourrait venir même après la mort de l’humanité – un visiteur à qui elle voudrait donner des nouvelles ?

Je ne peux comparer la composition monumentale de La Tragédie qu’à une pyramide. Faust de Goethe n’a pas une telle composition : le dessin capricieux de son histoire suit fidèlement la ligne de la nature humaine – il revêt l’habit de l’âme volage qui pulse en lui ; aussi l’histoire elle-même est peut-être plus vivante et plus humaine. Mais si je les mets côte à côte pour les regarder ensemble : c’est comme si je voyais s’élever une colonne de flammes qui éclairerait un grand bâtiment inhospitalier. C’est ainsi que Faust illumine La Tragédie – mais la colonne de flammes s’éteint et seul le bâtiment perdure dans le noir.

Les vers de La Tragédie parlent à l’homme – son histoire parle de l’homme, à quelqu’un qui comprend l’homme mieux que l’homme. C’est pourquoi elle ne contient pas de philosophie, de moralité, de morale – celui dont elle révèle les lignes difformes n’en a guère besoin, pour celui-ci la philosophie et la morale sont contenues dans les simples Faits que relate l’histoire. Ce poème est donc un hymne, au sens le plus vrai du terme, un hymne à Dieu, une demande faite les yeux tournés vers le ciel – Seigneur, voilà ce qui s’est passé, c’est à Toi de dire à qui de droit ce que cela signifie et quelles en ont été les causes. Et à nous de construire la pyramide, aussi longtemps que notre chandelle n’est pas éteinte.

 

IX.

 

La Hongrie célèbre un centenaire : le centième anniversaire de la naissance d’un poète. Nous saluons à cette occasion avec affection et encouragement les protecteurs patentés du culte du génie. Nous, nous attendons dans le silence et avec recueillement un autre anniversaire qui sera d’actualité dans une trentaine d’années : la commémoration de la naissance de La Tragédie de l’Homme.

Citons encore une fois les fières paroles de Petőfi dans le cadre de ces quelques réflexions :

 

            Que les siècles, cimes du temps, renvoient son écho…

 

C’était une voix immense ; la première cime, le premier siècle s’apprête à renvoyer son écho.

 

Suite du recueil

 



[1] Titre allemand de "La Tragédie de l’Homme" de Imre Madách.

[2] Épopée de János Arany

[3] John Milton (1608-1674). Poète, auteur de "le Paradis perdu".

[4] Hérostrate d’Éphèse avait incendié le temple d’Arthémis (356 av. J.C.) pour passer à la postérité.

[5] Filippo Tommaso Marinetti (1876 -1944). Écrivain italien, initiateur du Futurisme.

[6] Miltiade, général athénien au Ve siècle avant J.C ; Sergiolus, gladiateur charismatique ; Tancrède de Hauteville, régent de la principauté d’Antioche au XIIe siècle. Personnages de "La Tragédie de l’Homme"

[7] Les passages de la Tragédie de l’Homme de Imre Madách sont extraites de la traduction de Jean Rousselot (Corvina, Budapest, 1978)

[8] La République des Conseil de Béla Kun en 1919.