Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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l’Âme du poÈme

 

Ce jeu de société digne d’attention (au regard de mon sujet) a pris racine dans la sympathique société allègre où subsistent encore certaines traditions plus humaines.

Quelqu’un demande :

Que fait qui sur son quoi, ses quoi font le quoi ?

La compagnie réfléchit, puis l’un d’entre eux lance :

Trotte le berger sur son âne, ses pieds touchent le sol.[1]

Le questionneur approuve avec satisfaction :

- C’est juste.

Avec le temps, ce jeu, "qui fait quoi", a produit ses champions dans ce cercle d’amis. J’avoue avec fierté que je fais aussi partie de ceux qui en un clin d’œil arrivent à retourner même les vers les plus difficiles et les plus rares aux questions posées : ils reconnaissent des citations d’œuvres théâtrales, mais même des proverbes, et toute la poésie hongroise en tous sens, de A à Z. L’essentiel du jeu consiste à transformer un vers en remplaçant chaque mot par le groupe interrogatif grammaticalement correspondant, et sur cette base retrouver la poésie cachée.

Au fur et à mesure qu’en m’exerçant, mes oreilles commençaient à s’affiner, j’ai fait des observations sur moi quant à la psychologie des conditions pour deviner. Quelle que soit la rapidité avec laquelle, en le dégustant avec ma langue et mes oreilles, je repérais le vers dissimulé, son approche comportait toujours trois phases, avançant à partir de catégories plus larges vers des catégories plus restreintes.

En premier je ressentais le genre, s’il s’agissait plutôt d’un drame, d’un poème épique ou d’une sorte de chant populaire. Ensuite le contenu du vers sous une certaine approche, compris dans sa globalité. Enfin le ton personnel, le style du poète. Ce n’est qu’ensuite que le vers jaillissait en moi.

Quelquefois ces trois phases étaient conscientes, il arrivait même que je les signale, à peu près ainsi :

- C’est une sorte de ballade… oui, oui… il relate un événement plutôt naïf… probablement de la poésie populaire… un long souffle… heu… c’est de János Arany… ça y est !... « Ô, père de miséricorde, ne me quitte pas… » de Madame Agnès[2].

Il est même arrivé une fois qu’ayant circonscrit le contenu d’un vers presque avec précision, il s’avéra que je ne pouvais pas le deviner car je ne le connaissais pas. J’ai dit qu’il contenait la description d’un paysage, avec coucher de soleil et autres choses comme ça. Une autre fois, du dernier vers de Sasfiók, traduction hongroise de L’Aiglon (« Vous lui remettrez son uniforme blanc »), j’avais précisé avant de le deviner que le vers était extrait d’un drame, et en l’occurrence pas dans sa langue d’origine.

 Cette production, s’agissant de poésie, ennuie la plupart des gens dans notre époque de "cœurs déchantés"[3] (l’Europe n’a jamais autant manqué de poésie que de nos jours)  – les auditeurs non-initiés, dans le meilleur cas n’en reviennent pas, sont stupéfaits, parlent de magie, disent qu’il s’agit de télépathie ou de conspiration, comment pourrait-on autrement reconnaître un vers parmi des milliers à partir de quelques "qui et quoi" ?

Si je considère la chose dans sa logique, au sens prosaïque (n’oublions pas : le vers et la prose – ne sont pas simplement deux genres, mais aussi deux attitudes, deux possibilités de la vie psychique, deux mondes si vous préférez – celui de la réalité et celui du mystère, celui de la raison et celui du doute) je dois donner raison aux stupéfaits. Car enfin, qu’il s’agisse de vers ou de prose, philologiquement et philosophiquement le discours écrit et oral consiste en des phrases, des sentences, et la phrase, de quelque façon qu’on la tourne, est une construction logique, comporte des pièces détachées permanentes : groupe sujet et prédicat, complément d’objet et adverbe. Ce petit nombre de pièces – surtout en langue hongroise où l’emplacement même des pièces est passablement fixé – ne permet que relativement peu de permutations – après la substitution par des pronoms interrogatifs toutes les phrases imaginées et imaginables devraient se diviser en quelques groupes, et la question fondamentale de chaque groupe devrait correspondre à une infinité de phrases. Comment est-il alors possible qu’à cette question « sur quoi qui, que fait le quoi ? » je ressens infailliblement que ce vers ne peut représenter exclusivement que « sur pieds, Hongrois, t’appelle la Patrie ![4] » et rien d’autre, or des phrases ainsi construites sont légion dans le discours humain ?

Pour comprendre l’âme du poème, d’ores et déjà il apparaît dans ce jeu que le seul emplacement des mots dans la phrase peut permettre de reconnaître le caractère du vers, voire le vers lui-même – l’ordonnancement de la phrase dans un poème est un caractère aussi substantiel que son contenu. Plus que substantiel – c’est une propriété définitivement déterminante, d’où tout de suite découle la première constatation importante : si la poésie diffère de la prose, c’est parce que son contenu ne peut pas être exprimé en prose – autrement dit le poème commence là où la prose se termine ; le contenu d’un poème n’est pas traduisible en prose, non parce qu’il est plus compliqué, plus complexe que la prose, mais parce que c’est une création de l’imagination d’une source non commune, complètement différente, car la poésie ne prend pas sa source du sens mais, apparemment en le contournant, directement, de l’âme – par conséquent un poème n’a et ne peut pas avoir "un contenu" "dicible". Je me souviens très bien, lorsque j’étais étudiant (alors j’étais poète), de l’effet comique qu’exerçait sur moi la naïveté, l’incompétence de mon professeur d’esthétique qui exigeait que je relate "le contenu" du poème dont il venait de donner lecture. En effet, je sentais bien, seulement je n’étais pas encore en mesure de l’exprimer, qu’un poème ne peut pas avoir de "contenu" – ou plus exactement un poème ne peut avoir un "contenu" qui, séparé de sa forme, signifierait quelque chose, dont on pourrait extraire un noyau ; car le poème n’est pas une expression différente d’un contenu exprimable aussi en prose, il n’est ni plus court ni plus long, ni plus rigide ni plus souple, ni plus strict ni plus libre qu’une prose. Le poème est une manifestation différente en sa substance, et apparemment plus globale et plus totale, d’une personnalité vivant dans un style, il n’est peut-être pas moins que la plus grande opportunité, le plus haut degré de la manifestation de la personnalité dans son style propre : là où expression et message, forme et contenu, aspect extérieur et valeur intrinsèque composent inséparablement une et même entité : le sens qui s’explique, la signification directe.

Et c’est ici que s’écroule toute la question très débattue de la forme. La façon erronée de poser cette question provient de l’embrouillage des notions ; cela a rendu possible la soi-disant révolution de la poésie, la fausse formule qu’un siècle "au cœur déchanté" a engendrée telle une découverte technique sous la dénomination de "poésie libre". Bien sûr pour quelqu’un qui distingue dans la poésie forme et contenu, message et "technique", pensée et expression "artistique", pour cette personne il va de soi qu’il est possible de faire évoluer la technique indépendamment du contenu, la "ligoter" ou la "libérer", en tout cas la renouveler. Poème, sans rythme ni rime – (avec une dynamique soi-disant intérieure – on va voir quelle fausse notion cache ce terme prétentieux !) – cette fière dénomination de genre ne ressemble-t-elle pas dangereusement aux expressions artificielles téléphone sans fil et poudre à canon sans fumée ? C’est ainsi que révolution et conservatisme se font face dans la poésie comme deux erreurs monstrueuses des "cœurs déchantés" – le conservatisme dans l’esthétique, en tant que chercheur de formes, est ennemi de la poésie, alors que la révolution, dans la création, comme casseuse de formes, jette le bébé avec l’eau du bain. La vérité réside simplement en ce que pour un cœur déchanté, qu’il soit celui d’un esthète ou celui d’un poète, au fond de son âme, inconsciemment, se sentir obligé d’exprimer certaines pensées et observations dans un poème est une chose tout aussi incompréhensible que si un homme sensé s’exprimait en interrompant sa pensée pour laisser place à un mot paronymique afin que la fin du vers suivant sonne similairement à la fin du vers précédent. Celui qui en poésie pose la question de la "forme", de la "technique artistique", indépendamment du poème, doit trouver passablement ridicule, après la découverte du "poème libre", je le reconnais, que des esprits excellents, porteurs de pensées et de sentiments profonds, du fardeau d’idéaux rédempteurs, perdent leur temps depuis des siècles, tout en exprimant leurs idéaux qui changeront le monde, à capturer des mots paronymiques, comme "amour" et "toujours", qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre dans leur sens : ce spectacle pourrait être comparé à celui du prophète tenant son discours sur la Montagne dont dépend le sort de l’humanité, qui attraperait des mouches en même temps. N’est-ce pas bizarre ? Petőfi s’assoit le quinze mars pour rédiger la proclamation de la libération des Hongrois, l’oracle de Macbeth d’une ère nouvelle, censée déclarer et provoquer la guerre d’indépendance, effusion volontaire du sang de millions d’hommes, une nouvelle constitution, une nouvelle page d’histoire – tout en se cassant la tête pour qu’étendard se termine comme bâtard, et esclaves sonne à peu près comme entraves[5] !

Il est difficile de se défendre contre le sain rire du cœur obtus. Et le poète en qui vit l’âme de son poème depuis le début bredouille des mots brisés – en effet, que peut-il répondre ? Il s’est fait rattraper par de ridicules jeux de rimes, il sent bien qu’il a raison mais n’ose pas le dire ; qui le croira s’il prétend que dans le cadre du royaume infini de la poésie ce jeu n’est autre que la plus sanglante vérité – que la rédemption du monde dépend bel et bien de mots ; qu’au commencement était le Verbe, et du Verbe a germé la Raison – pas inversement comme le claironne la logique quand elle prend pour base des notions, que la raison aurait habillées de mots. Oui, les deux mots qui riment ne se sont rencontrés que dans mon oreille : mais, s’il s’agit de poèmes véritables, vous pouvez mettre votre main à couper que dans la raison aussi ils sont liés l’un à l’autre. N’est-il pas étrange que de la profondeur, de la vérité et de l’unique manifestation compréhensible, juste et saisissable de cette vérité a été créée l’unique expression la plus courte et la plus économique de la pensée telle l’unique ligne droite entre deux points, bref la définition parfaite : simplement au moyen de deux mots dans l’océan des mots qui par hasard sonnaient semblablement ? C’est étrange mais c’est ainsi.

 

Und was ich stelle

Auf dieser Welt,

Ist, wie auf einer Welle

Gestellt.[6]

 

Voici une vérité : celui qui veut l’exprimer de façon plus dense, plus juste, plus vraie et plus logique, obtient immanquablement de la prose moins dense, moins forte, plus fausse et plus éloignée de la pensée. Et pourtant, une fois que tu as saisi la sentence la plus simple et la plus juste incluse dans cette phrase, tu réaliseras dans un grand étonnement que la phrase rime, résonne et tinte en tous sens de haut en bas et de droite à gauche. Comme tant de fois déjà, une fois de plus je dois appliquer la phrase de l’immortel Leonardo da Vinci : ce poème est bon (juste et vrai !), car il est beau. Que d’autre peut donc signifier cette reconnaissance que quelque part, dans la profondeur de la naissance des notions et des mots, mots et notions sont liés, ils ont des racines doubles – que "Gall, amant" rime avec "galamment" car si Gal est l’amant, il se comporte galamment[7]. Et un authentique poème dans son rythme et ses rimes découvre ce secret, celui de la commune provenance des notions et des mots, du mot et de la pensée et de l’expression, de l’expression et de la communication. Ce que cherchent les dilettantes du "poème libre", la dynamique intérieure, existe depuis longtemps : elle a toujours existé, elle s’appelle rythme et rime.

J’aborderai une autre fois la question que j’ai soulevée au début, celle de la personnalité et du style, du fait que le style permet autant de deviner la présence d’une unique personnalité vivante, que l’inverse (par exemple la question de l’existence du Christ, pour que je ne l’oublie pas !) – maintenant encore un mot pour les personnes qui penchent à esthétiser et à analyser la poésie – gare à vous ! L’authentique poème qui a une âme est inanalysable et indémontable comme l’âme vivante – on ne peut expliquer et analyser que l’effet d’un poème vrai, pas le poème lui-même.

 

Suite du recueil

 



[1] Vers très connu d’un poème de Sándor Petőfi.

[2] Ballade de János Arany.

[3] Expression d’un vers de Endre Ady

[4] Vers de Petőfi.

[5] "Chant national" de Petőfi que le poète récite au matin de la révolution de 1848.

[6] « Ce que je place/ dans l’espace/ est au monde / sur l’onde » (Goethe).

[7] Jeu de mots francisé pour la circonstance.