Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Quicéra méra bavatague

(Cela fait 25 ans cette année qu’est né le baragouin)

 

Même aux moins forts il est inutile d’expliquer ce que signifient, ou plutôt ce que ne signifient pas, les mots du titre. On peut dire que ces quelques termes que le modeste auteur des présentes lignes a créés en 1910 sur une table ronde du Café New York sont devenus au long des années une marche nationale et l’hymne du glorieux langage baragouin. Il l’a créé, chauffé au feu de l’inspiration, afin de populariser la plus nouvelle et plus merveilleuse langue universelle qui, en rompant avec les traditions, n’a pas cherché de termes nouveaux pour les notions, mais elle a créé les mots eux-mêmes, en faisant confiance à l’auditeur pour les remplir de contenu. Il a créé la langue la plus pure du monde, le baragouin, qui ne connaît que des mots et qui confie aux interlocuteurs de la discussion de comprendre, la liberté de penser et de sentir derrière ces mots ce qu’ils entendent.

À l’attention des savants, les philologues et les étymologistes des siècles à venir qui, tâtonnant dans la pénombre de l’époque héroïque du baragouin, chercheront l’origine de ce langage, le baragouin ancien, ou appelons-le baragouin classique, ces quelques lignes souhaitent servir de modeste lumignon dans l’obscurité. Je dois aussi dissiper un malentendu, n’ignorant pas que selon les chercheurs contemporains et selon l’opinion publique la naissance de la langue baragouin est liée au nom de ma modeste personne.

Je ne suis pas l’inventeur du baragouin au sens où Zamenhof est celui de l’espéranto, ou Herz celui des ondes qui portent son nom, Talleyrand celui de l’idée que parler sert à dissimuler nos pensées, je ne suis que son découvreur, comme Colomb est celui de l’Amérique, ou Peary celui du Pôle Nord, ou Archimède celui de son fameux principe. Si j’ai un modeste mérite, cela consiste tout au plus à avoir rempli de contenu et de signification les mots qui n’en avaient aucun et par là même en avoir fait un bien public,  le culte d’une valeur inestimable d’un point de vue aussi bien artistique que pratique de l’usage d’idiomes ne possédant que beauté pour l’oreille et non chargés de beauté pour le sens.

Ce que signifie cet idiome d’un point de vue pratique, cela se caractérise le mieux par le fait que l’invention du langage lui-même fut jadis le résultat aléatoire d’une contrainte, dans le cas de Monsieur Laksz, le brave représentant en tableaux, tout comme Berthold Schwarz, qui cherchait de l’or et a trouvé la poudre à canons.

Monsieur Laksz aussi aurait aimé chercher et gagner quelques pièces d’or de dix couronnes mais au moins une, or il était obligé d’admettre que même doué du vocabulaire le plus riche dans son art de convaincre, il n’arriverait pas à persuader ses clients qui disposaient d’une réponse de refus à chacun de ses arguments, qui connaissaient bien et depuis longtemps son argumentaire. Un jour il fut pris d’une laryngite obstinée, jusqu’à être tellement enroué qu’on ne pouvait rien comprendre de ce qu’il disait. Étant saturé d’une répétition sempiternelle de mots sans signification, dont le contenu ne donnait de toute façon aucun résultat, un jour il décida de ne plus se fatiguer : à la question « que dites-vous ? » il répondit par un magma de lettres confus, comme on en voit parfois quand la mise en page superpose par hasard deux lignes à l’imprimerie pour un article de journal. Il espérait qu’on lui ficherait au moins la paix.

L’effet fut surprenant. Le client leva sur lui un regard étonné puis, croyant que c’étaient ses oreilles qui lui jouaient des tours, le pria très attentivement et poliment de répéter ses paroles. Monsieur Laksz répéta son premier mot en baragouin. Son interlocuteur rougit, se mit à méditer, réitéra un certain nombre de fois, de plus en plus timidement, sa demande « euh… comment vous disiez ? – il y a un tel bruit ici, pardonnez-moi… », mais lorsque Laksz, fâché, déclara qu’il ne fallait pas le prendre pour un imbécile et faire comme si on ne le comprenait pas, le client eut honte, demanda pardon et affirma que oui, bien sûr on l’avait bien compris et que l’affaire était conclue. Après cela rien ne fut plus facile que de lui lancer « bon, passez-les moi ces vingt couronnes » et le client ne pouvait plus demander « quelles vingt couronnes ? », il fut obligé de payer et d’aller vite chez son otorhino pour se faire examiner.

C’est ainsi qu’est née la langue universelle.[1]

Mais est-ce qu’ils savent, ces jeunes d’aujourd’hui, ce que ça signifiait en 1910 lorsque nous, jeunes de vingt ans, découvrions le baragouin ? Est-ce qu’ils savent ce que c’était alors, la renaissance, le début et la fin de toute culture, ce qu’était le chaos, le néant d’où nous devions créer le monde entier – ce que cela signifiait pour moi et pour Jóska par exemple, qui était mon collaborateur et mon plus ardent fidèle dans la création des lois du baragouin. Nous n’avions ni dictionnaire ni bibliothèque, à l’instar par exemple de ces futuristes et ces instantanéistes plus tard devenus ringards – nous, nous avons tout créé nous-mêmes !

À la fin nous avons quand même eu un différend. Il a trop pris à cœur une de mes légèretés, de nous deux c’est lui qui était le plus sérieux, comme souvent le disciple est un adepte plus résolu de l’idéal que son maître qui clame cet idéal.

Ça s’est passé comme ceci :

Jóska s’est approché, de manière négligente et altière, à la table du café. Il n’a pas dit bonjour (dire bonjour ? – quel non-sens dépassé !) et pour le plus grand effarement de mon voisin inconnu non initié, il a demandé :

- Pourquoi tu n’es pas venu au glacidrome ?

Moi, sans aucune explication superflue je savais que cela signifiait que maintenant tous les deux nous sommes des cadavres, allongés dans les cases alignées de la morgue, et seulement derrière le dos du sergent nous pouvons parfois nous en échapper. J’ai donc répondu calmement :

- Il fallait réajuster les boulons.

Il a opiné intelligemment de la tête.

- Évidemment. À la fin du quatrième acte. J’ai bien dit à l’imbécile de mettre son tampon dessus. Dis-moi, as-tu réceptionné l’eau de pluie ?

- Non. Elle avait coalescé. Il fallait la brosser.

- Envoie une dépêche au ministre de l’intérieur.

- Si ce n’est pas déjà trop tard.

- Pas encore. On est en train de monter les muselières sur les acacias. Je les ai vus en passant. À part ça, comment vas-tu ?

- Si j’oublie ma légère ouïe bilatérale, je vais plutôt bien.

- Ne m’en parle même pas ! Je suis mal dans ma peau moi aussi. Je ne t’ai pas encore dit ? J’ai une circulation sanguine depuis deux jours.

Après un tel échange, le voisin de table qui au début espérait que s’il se concentrait bien il finirait par déchiffrer la clé du sujet de notre conversation, se mettait normalement debout, titubant un peu, demandait pardon et en se tapotant la tête pour vérifier qu’elle se trouve toujours sur son cou se hâtait de disparaître.

Nous pouvions tranquillement nous adonner alors à la joie de la création.

- Aujourd’hui nous allons écrire un poème kurutz[2] – dit Jóska.

- En baragouin pur ? Ou aussi avec des mots ?

- En baragouin pur. Un cas d’école.

Et déjà je dictais.

 

                                        DOBORZA !

                            Hao, cousmabégue, hao quéréqui[3]

                            Vaticosse tchoucassoques valaqui !

                            Denguélègui !

 

Au demeurant c’était un poème plutôt bien réussi, plein de feu à la kurutz, de saveur archaïque, malheureusement je n’ai plus gardé tout le poème en mémoire, seul le refrain résonne encore à mes oreilles :

« Némande, némande avaireste ! »

Nous avons composé tant de belles poésies dans tous les genres, tous les styles – des ballades, des sérénades, du folklore, de l’épopée classique, des hexamètres ! Tantôt c’est moi qui écrivais sous sa dictée, tantôt l’inverse. Nous nous comprenions parfaitement, nous étions toujours d’accord.

Sauf à propos de ce sonnet maudit à cause duquel il a rompu avec moi.

De ce sonnet aussi, je ne me souviens que du début, et de la fin. C’était un poème fin, fragile, un peu dans le style des décadents français. Son titre était : Chandolor.

Puis l’atmosphère brumeuse et méditative des premiers vers :

                            « Si peue, l’engemelle, quimard

                            Mais padereille, si vildagard… »

Suivaient encore quelques autres inflexions, à propos de « peue », il ne manquait plus que les deux vers de clôture. C’est lui qui écrivit à vive allure, dans le feu de l’inspiration, les yeux brillants :

                            « Car moi tout en cela bagoule

                            Comme en velgaban bégahoure »

D’un geste victorieux il m’a tendu le poème fini. Je l’ai relu attentivement, je l’ai examiné, j’ai acquiescé.

- C’est bon ? – demanda-t-il, toujours enthousiaste.

- Je crois que c’est une réussite – ai-je dit modestement. – Il n’y a qu’une lettre qu’il convient de changer ici.

- Où ?

- Ici, à la fin. Dans les derniers vers. Tu as écrit « bagoule » et tu le fais rimer avec « bégahoure ». Remplaçons bégahoure par bégahoule pour que ça rime bien.

Ses yeux se sont exorbités. Je n’avais pas escompté un tel effet de ma modeste demande.

Il a pâli. Puis une vague sanguine a envahi son visage. Il a sursauté, ses yeux lançaient des éclairs. Il a crié dans une indignation extrême :

- Tu ne t’imagines tout de même pas que pour un minable jeu de rimes je vais sacrifier le sens du poème tout entier ? Pouah ! J’ai toujours pensé que la poésie n’est pour toi qu’une formalité ! Adieu !

Il a claqué la porte. J’ai compris que nous ne nous reverrions jamais.

 

Az Est Hármaskönyve, 1936, p. 218.

 

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[1] Thème repris de Gangablon, paru dans le recueil Euréka en 1916.

[2] Kurutz : paysans hongrois qui accompagnaient Ferenc Rákoczi au XVIIIe siècle contre les Autrichiens/

[3] Selon des chercheurs contemporains ce dernier mot du vers était en réalité « couroqui ». En tant que collaborateur, qu’il me soit permis de trancher dans le débat : le mot exact dans le texte original est. « quéréqui ». (Note de l’auteur)