Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

 

 

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ALAÜNEALADEUX !

 

 

(Roman fantastique. Il développe, explique, présente, relate, commente, rend, mentionne, claironne et anéantit l’histoire d’une créature complètement originale, qu’il possédait. Fabriqué par Hans Heinz Nepomuk Ubul U. B. Eves, c’est-à-dire Neves fabrique de céramique et tuyaux de poêle artistiques GMBH Berlin. Représentation budapestoise : Tevan. Dépêche n° 0-0. Estampille sur fond vert, un participe adjectivé rouge sang, avec des yeux de serpent violets, s’étonnant justement que personne ne l’a invité, pourtant il est là. Emballage d’origine. Mode d’emploi ci-joint. Toutes les demi-heures une phrase supportable.)

 

 

 

 

 

 

 

Prologue

 

Ma fleur de punaise pâle, toi qui, sous les glycines bleues, bouges tes petites oreilles blondes et rêveuses, ce n’est pas pour toi que j’ai concocté ce petit roman… Tu ne dois pas en vouloir à ton troubadour amoureux sauvage qui une demi-heure avant d’avoir déféqué ce roman sur le papier était très malade… Mais il va mieux.

C’est pour toi que je l’ai fabriqué, oiseau  fougère aux cheveux bleus… C’est pour toi que je l’ai fabriqué, gaz hilarant vert, à toi seul, en léthargie, précisément… et si tu me demandes pourquoi je l’ai fait imprimer en cinquante mille exemplaires, si je l’ai fait pour toi seule, avec la réserve qu’en traduction hongroise 50 pfennigs me revenaient par exemplaire, au taux de change… alors je te réponds : comment veux-tu que la petite courtilière sache où est immergé le pistil raffiné du nénuphar derrière les cimes enneigées de l’océan ensanglanté…?!

 

Le roman

 

Van Boer Safigure, chevalier et conseiller à la cour et éditeur allemand, lança un sourire spécial à son associé commanditaire. Il dit :

- Eh bien oui ! On peut la réaliser cette expérience. Il faut créer un nouveau roman singulier – quelle pensée extravagante ! – qui ne serait pas engendré par la force ancestrale de la nature, mais par le pur amour d’un homme et d’une femme, non engendré par le talent et une idée, mais quelque chose de différent… Une tâche qui fait frémir, hein ? Mais on peut s’y atteler.

- Pourquoi ferait-elle frémir ? – répliqua en hurlant l’associé commanditaire. – La chose est très simple. Jusqu’à présent, au stade actuel de la science, pour faire un bon roman on avait besoin d’un écrivain de talent, celui-ci devait avoir un bon sujet que l’écrivain s’efforçait de bien exploiter.

- C’est exact, acquiesça Van Boer Safigure, mais ce n’est pas une plaisanterie. Nous allons essayer quelque chose de nouveau.

Ses yeux flamboyaient mystérieusement. Il se pencha plus près de son associé commanditaire et lui chuchota sa grossesse à l’oreille.

L’associé leva sur lui un regard médusé.

 

Et neuf mois plus tard vint au monde Alaüne ! Le premier écrivain allemand fantastique.

Petit enfant il ressemblait à tous les autres nouvellistes allemands sans talent ou autres correspondants de guerre, tout le monde aimait sa charmante petite tête hydrocéphale en filigrane, les tontons et les tatas administraient de gentils « pan ! pan ! » à ses sales petites nouvelles. La seule chose bizarre était que l’enfant aimait beaucoup torturer les animaux : plusieurs volumes de lui furent publiés successivement, et la « Berliner Zeitung » et la « Neue Freie Presse » les commentaient dans des colonnes entières. Je l’ai rencontré moi aussi une fois à Berlin : alors il donnait déjà l’impression d’une tête de courge si incroyablement dégoûtante et stupide, que tous les Allemands en raffolaient et en étaient enchantés. Ils tissaient des légendes sur son compte, sur ses voyages en Inde, sur ses amours. Mais personne n’aurait osé imaginer ce qui allait se passer.

Seul Van Boer Safigure, conseiller à la cour et éditeur littéraire souriait in petto diaboliquement, quand il regardait la merveilleuse créature. À ces moments-là c’est cette nuit d’horreur qui lui revenait à l’esprit, quand le projet de la conception de Alaüne avait germé dans son cerveau diabolique. Et il revoyait devant ses yeux ce laboratoire où ils avaient exécuté la grande expérience. À l’aide d’une éprouvette, lui et son associé commanditaire avaient prélevé un dé à coudre de reste de chou vert digéré dans les intestins d’Edgar Allan Poe et de E. T. A. Hoffmann, ils y avaient mélangé quelques milligrammes de jus de H. G. Wells, et sous la couverture de la nuit ils avaient emporté ce mélange puant et diabolique dans la chambre à coucher silencieuse de Károly Murai[1], le critique littéraire de Pesti Hírlap[2]… George Ohnet et la dépravée Madame Beniczki s’ébattaient sur le tapis, ivres. On avait saisi le malheureux écrivain déchu et on l’avait inséminé de force avec ce liquide diabolique…

Ainsi naquit Alaüne, le premier être sur la Terre dont on prétend qu’il a de l’imagination, pourtant il est allemand.

 

Il avait seize ans quand un vieux général en tomba amoureux. Il l’emporta avec lui au quartier général, où il le lut toute la nuit. Le matin il donna l’ordre de tenir bon jusqu’au bout, bien que des gens sérieux et compétents affirmassent que cet écrivain était intenable. Ils finirent par se mettre d’accord que si on nous a contraints de faire cette guerre, nous devons défendre les frontières de l’Hindoustan au Groenland, par conséquent nous devons immédiatement conclure la paix, sous réserve que l’ennemi ne cherche pas à se mêler de nos affaires privées, comme par exemple notre poursuite de la guerre jusqu’à la victoire finale.

Mais lui ne faisait que rire démoniaquement. Il abandonna sa maîtresse et se jeta dans les bras d’un artiste. Il s’agissait en fait d’un collaborateur de Simplicissimus[3], qui fustigeait d’ironie mordante la société, l’infatuation et l’impuissance. Deux ans ne s’écoulèrent pas qu’il peignait déjà une superbe affiche sur le succès de l’emprunt de guerre allemand.

Il passa ensuite chez un producteur de cinéma qui en fit un film.

Un jour enfin il surgit à Csaba. Longtemps il tourna autour du brave et honorable Andor Tevan[4], un de mes amis très chers. Celui-ci refusa pendant des mois de se laisser embobiner. S’il le voyait dans la rue, avec ses tirages flamboyants et menaçants, il détournait les yeux, courait chez lui et s’agenouillait pour prier Dieu qu’il ne l’induise pas en tentation. Mais il ne put résister éternellement au pouvoir démoniaque d’Alaüne. Il le harcelait dans son sommeil, lui lançait des regards aguichants – un jour les jeunes yeux d’Andor s’inondèrent de sang, il agrippa le bel Adonis-démon et, pris d’un désir écervelé, le fit traduire en hongrois.

Mais cette dernière victoire signa aussi la chute d’Alaüne. Il avait raté ses calculs. Il n’avait pas prévu que Tevan m’enverrait également un exemplaire de la traduction hongroise. Je l’ai lu, et comme vous pouvez le constater, Alaüne gît, étendu mort, sur les tapis pourpres… Car, retenez bien ceci : dès qu’on trouve un homme qui ose dire qu’il n’a jamais vu de femme plus méchante, plus ennuyeuse, plus moche que celle-ci… à la minute même le beau démon, la créature merveilleuse et fantastique passe de vie à trépas…

 

Épilogue

 

C’est pour toi que j’ai écrit ce livre, ma sœur, sous la charmille de vertes roses trémières… Je l’ai écrit pour toi, l’unique qui comprend le saint gouffre du Léthé et le profond tourbillonnement de l’âme, dans lequel délire le parfum fané des glycines bleues… Je l’ai écrit pour toi, Mária Darab, bonne à tout faire, petite Marie, qui croupit solitaire au bureau de placement, et qui cherches quelque chose d’intéressant à lire… pour toi…

 

 Suite du recueil

 



[1] Károly Murai (1857-1933). Écrivain et journaliste hongrois ; Madame Béniczki (1839-1905). Écrivaine populaire.

[2] Soir de Pest, quotidien de l’époque

[3] Hebdomadaire satirique allemand

[4] Andor Tevan (1889-1955). Fondateur d’une maison d’éditions à Békéscsaba, dans le Sud de la Hongrie.