Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

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AINSI L’AURAIT VU JONATHAN SWIFT

 

TIRÉ DES VOYAGES DE GULLIVER

 

 

DIXIÈME CHAPITRE

 

… de Brobdingnag. Muni d’une lettre de recommandation bienveillante du gouverneur, j’ai navigué jusqu’à Abracadabra, afin d’enrichir les citoyens simples et honnêtes de la nation la plus glorieuse du monde, notre Angleterre infiniment aimée, de mes modestes observations.

Dans ce pays habitent les Félicias, autochtones se disant chanceux, dont les us et morales propres n’ont à ma connaissance encore jamais été notés par des voyageurs avant le modeste auteur des présentes lignes.

Les lecteurs de ma glorieuse nation entendront par ma bouche certainement avec un étonnement apitoyé les formes d’État et les lois particulières de ce triste et barbare pays. Mais, ceux qui jouissent des bienfaits de la vie la plus parfaite de la culture et de la civilisation chez nous, dans notre chère Angleterre, doivent comprendre qu’une misérable petite nation qui pourrit loin de l’Europe dans le marais d’un sous-développement infantile, ne peut vraiment pas offrir autre chose.

Les érudits de ma patrie ne me croiront peut-être pas si je dis que cette pauvre petite nation n’a même pas d’histoire – puisqu’on ne peut tout de même pas qualifier d’histoire cette tradition du bien-être monotone et de la satisfaction béate de n’avoir mené qu’une seule guerre en mille ans. Selon la tradition des Félicias, cette malchance de n’avoir pas eu de guerre digne de ce nom est à attribuer à des lois, un code créé durant la grande guerre par Sapilus, le monarque d’alors, en vigueur depuis.

Ce code particulier, qu’un sujet anglais sain d’esprit ne peut lire qu’avec commisération et un sourire incrédule, contient les dispositions infantiles de droit public et privé les plus invraisemblables, renversant sur la tête toute raison et toute morale humaine, je vais vous en présenter un à titre d’exemple et de curiosité.

Cette loi traite des dispositions concernant la parole et l’écrit, ce serait donc une sorte de conception rappelant la loi sur la liberté d’expression et de la presse chez nous. C’est sa sévérité et son crétinisme unique qui la rendent remarquable.

En effet, selon cette loi, doit être condamné à mort sans considération de rang et de position tout homme d’État qui en parlant ou en écrivant sur la situation véritable s’exprimerait en images ou expliquerait un sujet d’ordre public ou une marche à suivre en usant de comparaisons. Les attendus de la loi démontrent que l’unique guerre de Félicia et l’effusion de sang qui s’est ensuivie avaient été causées par la comparaison d’un homme d’État d’alors selon laquelle une guerre est comme une averse purificatrice et que notre âme à tous y aspire. Depuis lors la peine de mort frappe tout homme d’État qui utiliserait des termes au sens figuré : on n’a le droit de s’exprimer qu’en nombres et en phrases courtes constituées de mots simples.

Mais un paragraphe complémentaire de cette loi est encore plus bizarre et ridicule : il stipule que doit être puni de mort par pendaison l’auteur de toute phrase écrite ou prononcée dans laquelle il aurait utilisé le pronom personnel à la première personne du pluriel dans le sens où il ne signifierait pas strictement et rigoureusement que l’action indiquée par le verbe concernerait également le "moi" du singulier, formellement inclus dans le "nous". Par exemple, si quelqu’un, qu’il soit une personne privée ou un homme d’État, s’exprime ainsi : « nous saignons volontiers » sans qu’il saigne effectivement pendant qu’il le prononce ; ou bien « nous donnerons volontiers notre dernière goutte de sang », sans présenter une seule goutte de son propre sang ; ou encore « nous préférons supporter toute la souffrance et toute l’infinie misère », sans qu’il manque à la personne un bras ou un œil, une jambe ou un demi-poumon ; ou pour finir « nous ne craignons pas même le diable », sans que la personne fasse la preuve immédiate de ce qu’elle vient de dire.

La libération de ce pays malheureux est pour le moment impensable, car il est impossible de faire une révolution contre cette loi insensée et inhumaine – il ne s’est trouvé personne jusqu’ici pour oser dire « nous mourrons, plutôt que tolérer cela », et assumer les conséquences de la loi.

 

Suite du recueil