Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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le monde à l’envers

2e dimanche

Cette fois ce n’est pas une plaisanterie.

Un astronome allemand publie un livre dans lequel, très gentiment et simplement, il explique qu’il a fait des calculs, des observations et des raisonnements sur la base desquels il a l’honneur de pouvoir annoncer qu’en ce qui concerne le cosmos, l’univers, les jours et les lunes ainsi que la position de notre Terre préférée au milieu de tous ces objets, nous étions jusqu’à présent dans une légère erreur depuis Aristote, en passant par Ptolémée, jusqu’à Laplace dont la conception règne toujours : la chose n’est pas tout à fait telle qu’on nous l’enseigne à l’école de nos jours.

Je n’ai pas lu le livre lui-même, je n’ai lu qu’un compte rendu qui en a été fait. Si je réagis à ce texte aussi vite, c’est que je crains que je n’aurai plus rien à dire une fois que je l’aurai lu, à part un revers coléreux de la main par lequel nous avons coutume de mettre de côté les œuvres des dadaïstes. L’idée de la théorie elle-même m’avait énormément intrigué – non parce qu’elle est vraisemblable. La vérité, pour qui l’aime, est présente en tout ce qui se crée et se produit : seulement pas toujours là où on a l’habitude de la chercher. Évidemment pas dans la parole ni dans la pensée de celui qui ment ou qui fait erreur – il n’empêche qu’il ne faut pas se sauver tout de suite quand on le prend sur le fait. Une grande erreur, par ailleurs, est parfois plus instructive que beaucoup de petites vérités – elle mène à des sources inconnues, les sources de l’âme, d’où – et c’est ce qui est important – elle n’avait pas jailli par hasard.

Si quelqu’un affirme que deux fois deux font quatre, il n’a pas beaucoup contribué au progrès des mathématiques. Mais celui qui prétend que deux fois deux font cinq révèle peut-être un monde de nouvelles connaissances en psychologie.

Et maintenant tenez-vous bien car je vais vous relater ce que prétend l’astronome allemand en question.

Il prétend qu’en ce qui concerne le Globe terrestre, il est effectivement sphérique puisque nous en avons fait le tour en tous sens d’innombrables fois. Nous en connaissons ses dimensions, sa superficie, ses divisions, nous en possédons des cartes précises.

Cela est correct.

Notre erreur réside en ce que l’on s’imagine que le monde se situe sur la superficie extérieure de cette sphère.

Ce que nous appelons la Terre est en fait une bille vide à l’intérieur, elle ressemble à une grosse bulle. Or notre monde, l’Europe, l’Amérique, l’Afrique et les océans et nous-mêmes, se trouvent sur la superficie intérieure sphérique de cette bulle vide. Nous n’avons aucune idée de ce qu’il y a au dehors, ce pourrait vraisemblablement être une couche de feu, parce que si nous bêchons la croûte terrestre vers le dehors (jusqu’à présent nous croyions vers le dedans), nous approchons ordinairement de la lave et du feu.

Mais alors, nom d’une pipe, qu’en est-il donc du ciel bleu au-dessus de nos têtes et des étoiles et du Soleil et de la galaxie et de tout l’univers – tout cela n’est-il que mirage ?

Mais non.

Toutes ces choses-là sont bien réelles. Sauf qu’elles ne sont pas dehors, mais elles sont dedans, et elles ne sont pas démesurément grandes, mais relativement minuscules.

En gros au milieu de la bulle terrestre vide tourne autour de son centre une sorte de sphère gazeuse de couleur bleue, passablement petite par rapport à la taille de la Terre – elle doit être grande, disons, comme un de nos continents. Sur cette sphère que nous prenons pour la voûte céleste sont disposées les étoiles, - minuscules points de feu, des étincelles scintillantes – oh, ce ne sont pas des mondes "infinis", "des centaines de milliers de fois plus grands que le nôtre" - simplement autant de petites bougies comme nous le savions, le croyions quand nous étions enfants, seulement on nous en a dissuadé. Nos planètes sœurs, Mars, Neptune, Vénus et les autres, tournent entre le Noyau terrestre central et l’enveloppe. Le Soleil quant à lui est un poêle électrique à haute tension, il se plante là quelque part, sur un côté du Noyau terrestre bleu, il se range tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, selon qu’il fait jour ou qu’il fait nuit.

Bref, nous qui pendouillons la tête vers le dedans dans ce monde, nous voyons sous nous-mêmes cette chose que nous prenions jusqu’à maintenant pour l’infini et qui en réalité, tout compris, est un machin beaucoup plus petit que la Terre, ce "grain de poussière" si souvent évoqué sur la voûte étoilée de l’univers. La cause de nos erreurs passées était une explication mal conçue, mal comprise de la nature de la Lumière.

Il en résulte que le "ciel étoilé infini", le royaume divin, n’est autre qu’un musée de cire, un planétarium que l’on aime bien nous montrer pour nous amuser, pauvres troglodytes isolés de tout que nous sommes.

L’Amérique par exemple ne se trouve pas sous nous, mais au-dessus de nous, au-delà du ciel étoilé, au-delà du soleil et des planètes, au-delà du Noyau de la Terre. Pour y parvenir nous suivons la surface sphérique concave (et non convexe) en faisant un détour – mais si un jour on arrive à résoudre le voyage du vaisseau fusée, rien ne sera plus simple que de choisir la ligne droite en suivant le diamètre. Pour aller alors en Amérique par exemple, il faudra partir tout droit vers le ciel, nous toucherons la Lune et les planètes, filerons à côté du Soleil et quelques minutes plus tard nous débarquerons de l’autre côté, à New-York, qui se trouvera ainsi beaucoup plus près de nous qu’en franchissant l’Atlantique.

Voilà pour cette question.

Il va sans dire qu’avec la méthode de Laplace – comme il est tout naturel – tout calcul astronomique et météorologique, la trajectoire des planètes, les éclipses de Lune et de soleil seront toujours aussi faciles, sinon plus faciles, à calculer à l’avance et à justifier a posteriori, qu’auparavant dans les systèmes admis jusqu’ici comme erronés ou non erronés, tout comme l’avaient calculé avec précision les astronomes d’Égypte dans le système desquels la Terre était une grande assiette sur le lobe de l’oreille de l’Éléphant universel, ou bien le chapeau de Dieu, ou ce que vous voudrez.

C’est justement là que le bât blesse.

 

Ou plutôt pas là.

Le hic, je dirai même ce qui est effarant, ce n’est pas tant cette sottise qui pourrait nous faire rire pendant une demi-heure si nous en avions envie, ou que nous pourrions régler d’un sourire bienveillant – ce qui est effarant c’est de voir à quel point cette théorie extravagante trahit sa propre source – trahit l’âme tourmentée, en gésine du monde et de l’homme de notre temps, la profondeur de son âme, les angoisses et les souffrances qui bouffissent quelque part là dans sa conscience.

Cet astronome allemand donne une image moins crédible et plus inutile dans sa vision du monde de l’univers et de la réalité qui se situe hors de notre portée, avec ses jumelles tenues à l’envers, cette image où tout ce qui naguère était grand devient petit, que celle, probablement fausse, admise de nos jours.

Mais quelle image fidèle il donne involontairement de l’état actuel de notre monde intérieur, de notre monde psychique, de l’âme humaine – de cette âme abandonnée qui à tout prix aspire à retourner les jumelles car elle aurait perdu la foi en toutes ces choses superbes et magnifiques et élevées et sublimes que les jumelles grossissantes font apparaître – elle aurait perdu la foi car toutes ces choses merveilleuses et augustes refuseraient obstinément de la secourir !

Traduisons un peu cette nouvelle géométrie étrange en langage de l’âme – prenons ses axiomes pour des symboles, pour des allégories – ce qui faisait l’effet d’une originalité déraisonnable gagnera tout d’un coup un sens.

Mais oui, l’âme humaine, le désir humain, se révoltant contre les souffrances, les absurdités, les injustices, commence a en avoir terriblement assez de la contradiction sans espoir qui bée entre ses espérances et ses désirs d’une part, les dimensions gigantesques d’autre part avec lesquelles le piétisme prêchant "l’infini" et "l’illimité" veut démobiliser ces désirs.

Oh oui, nous en avons assez de cet enseignement monotone, désespérant, selon lequel nous sommes limaces et poussières à l’ombre de quelque sagesse "infinie". Cette sagesse "infinie" est à tel point obscure et amorphe que nous percevons son impact sur notre vie comme nul – nous avons perdu l’espoir de nous identifier un jour à elle.

À la place de ce Monde Gigantesque, inutilisable pour notre foi à moitié mûre, à moitié comprise, donnez-nous plutôt un Monde Minuscule dans lequel nous serons chez nous, que nous maîtriserons, qui nous sera familier. Que ce monde soit tout juste assez grand pour nous contenir – pas plus grand qu’une grotte, qu’une tanière, nous ne voudrons plus savoir ce qui se passe au dehors – nous attendrons que Dieu se mette d’accord avec lui-même et qu’il nous appelle de nouveau, signifiant qu’il a un but nous concernant : "Où es-tu, Adam ?"

Nous ne voulons plus entendre cette blague triviale : « Monsieur, qu’est ceci par rapport au miroir infini de la mer ? »

Il n’est même pas infini.

À l’endroit où Dante supposait l’enfer, dans les tréfonds de la Terre, c’est là que désormais devra se trouver notre paradis.

Et nous, telle l’autruche, nous cachons notre tête sous la terre, du Dieu avec qui nous sommes fâchés.

Nous rejetons son "infinitude" dans laquelle Il nous a destiné le rôle de limace. Nous rechercherons pour nous un autre dieu qui reconnaîtra en nous son semblable.

 

Suite du recueil