Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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cinÉma parlant

26e dimanche

Jai donc vu du cinéma parlant, j’ai donc entendu l’image mobile.

Pour le moment c’est indifférent comment elle parle – ce qui compte c’est qu’elle parle, même si c’est en balbutiant : ce n’est plus qu’une question d’années ou de mois pour qu’elle parle correctement. Par expérience nous devons déjà nous habituer à ce que les Techniques, ce monde féerique des machines, cette vie mécanique fourmillante qui est née ici sous nos yeux, cette plus nouvelle forme de la vie sur la Terre, avec ses activités semblables à celles de l’animal humain, les Techniques que nous avons créées à notre propre image, ces monstres étranges, les homoncules, avec leur cordon ombilical qui pour le moment s’accrochent à l’utérus de notre cerveau – ces instruments plus précis et plus perfectionnés que nous (qui sait ? Peut-être justement que les ancêtres de l’Übermensch, du surhomme – peut-être n’était-ce pas tout à fait un songe, ce que j’ai rêvé dans Farémido, qu’un jour ils pourraient se détacher du cordon ombilical !) – eh bien oui, nous devons nous habituer à ce que la Technique déjà née s’épanouisse, apprenne à parler et à marcher, se fortifie, devienne enfin adulte, en son genre aussi vite et aussi merveilleusement que le gamin de l’espèce humaine.

Je vous jure qu’il parle, ce gamin mécanique. Au premier instant c’est drôle de l’entendre, comme chez l’enfant balbutiant « papa, maman » pour la première fois, on est plutôt saisi par le charme du comique que par un recueillement ressenti devant cette évolution. À l’instar de l’enfant, après le premier mot prononcé on rit davantage de l’enfant qui est encore si petit, qu’on ne s’émerveille parce qu’il est déjà si grand. C’est exactement la chose que j’ai ressentie au cinéma parlant. Nous commencions à nous habituer à prendre au sérieux l’image mobile en tant que technique, la prendre pour une image fidèle, presque équivalente à la réalité, pour son reflet parfait. Maintenant que l’image se met à parler il apparaît tout à coup que ce n’est vraiment qu’une image, et même passablement imparfaite : une pâle ombre sur un écran, très éloignée encore de sa forme finale, du miroir étincelant qui rendra sans réserve la réalité en couleur, en luminosité et en plasticité. Elle s’est mise à parler un peu trop tôt, on a du mal à croire que le son jaillit des gorges et des poumons, on soupçonne un gramophone ou une radio, simplement parce que l’image mobile d’aujourd’hui n’a pas encore la forme de la réalité. Veuillez fabriquer d’abord une image colorée et plastique – aussi longtemps que couleur et relief, ces éléments raffinés de la réalité, sont absents de l’écran, les autres attributs plus rudes et plus brutaux tels le son et la parole ne se mélangent pas harmonieusement avec le reste, ils s’en distinguent de façon comique et grotesque, ils gâchent plutôt l’effet au lieu de l’élever – en fin de compte ils accentuent l’imperfection de l’image mobile plutôt qu’ils n’ajoutent à sa perfection.

C’était un premier point.

L’autre – mais ce n’est plus un problème technique. L’utopie de l’Homoncule – Übermensch – n’a rien à voir là-dedans, ça ne regarde plus que nous, les misérables hommes ordinaires de chair et d’os – rien ne peux y aider, aucune machine ou instrument, ni radio, ni avion, ni rayon gamma, rien – nous devrions régler cette affaire entre nous, sans faire appel aux machines et utopies, sans le soutien de madame machine à vapeur et monsieur moteur électrique, si possible – seulement voilà, il paraît qu’on ne peut pas, ce n’est pas possible, tout simplement parce que nous ne le voulons pas, parce qu’à cette misère et à cette douleur et à ce désagrément, personne ne veut y remédier, ni toi, ni moi, ni lui – car il paraît que les hommes, nous les hommes, préférons encore cette misère et cette douleur et ce désagrément au moyen qui permettrait d’y remédier – et qui plus est, s’agissant des misérables hommes et non pas de machines plaisantes, propres, avenantes, il n’est pas impossible que nous y tenions tant, justement parce que c’est douloureux et désagréable et impossible. En effet – chers descendants, vous, êtres mécaniques parfaits – vos ancêtres, nous les hommes (et vous aurez beau être parfaits, ou même précisément pour cette raison, vous ne pourrez jamais le comprendre), nous étions de si drôles d’oiseaux, nous nous sentions souvent davantage attirés par l’imparfait plutôt que par le parfait – nous aimions davantage la peine que la joie.

L’autre problème réside en effet dans le fait que l’image mobile s’est mis à parler en anglais.

Et par là la grande question de la Tour de Babel est tout à coup redevenue d’actualité, cette tour que la propension de ce siècle à écrire en image, la civilisation remplaçant la parole multilingue par une image compréhensible pour tous a tenté, à défaut d’autre solution, de contourner de force,. Fiévreusement et à une allure de plus en plus vertigineuse, le monde s’efforce de circuler et de communiquer – c’est la tendance du progrès ; mais les gens ne peuvent plus se parler car chaque nation s’accroche à sa langue, à sa culture linguistique. Ainsi, cultures et civilisations s’entrechoquent sur ce point – en effet, c’est  la catastrophe tragicomique de Babel qui nous menaçait. Par la création de l’industrie cinématographique, l’Amérique a apparemment tranché le nœud gordien. Pas besoin de parler, et nous nous comprendrons d’emblée – voici le film, voici la photographie, l’image, le signe, le dessin, que tout le monde comprend – vive l’image mobile, ce nouveau langage des signes qui rend inutile le mot prononcé sur les tréteaux ! Et voici que sont nées à la va-vite une nouvelle esthétique, une nouvelle dramaturgie, et même une idéologie, une philosophie, une métaphysique, la métaphysique du cinéma, proclamant que ce bébé miracle appartient à tous à la fois, sa patrie est tout l’univers, car tout ce que jusqu’ici il avait l’habitude de régler en paroles, il le réglera par l’action et les actes. Et ils ne se sont pas aperçus que ce à quoi nous avons assisté n’est pas un progrès mais un déclin, un retour dans le brouillard des hiéroglyphes égyptiens ?

Mais que va-t-il advenir ?

L’enfant, disais-je, s’est mis à parler – et il a parlé en anglais. Par hasard justement en anglais. Il n’est compris que par ceux qui par hasard justement comprennent l’anglais.

Et maintenant comment vont-ils s’en tirer ?

Les grandes firmes cinématographiques mondiales, en Amérique, fabriquent leurs films pour le monde entier – il suffit de remplacer quelques inserts et leurs images sont achetées et projetées aussi bien au Kamtchatka qu’à la Terre de Feu.

Mais que se passera-t-il maintenant si la parole humaine recouvre sur l’écran aussi son droit naturel – si les protagonistes du drame cinématographique se mettent à parler – chacun dans sa langue ?

La parole humaine opprimée et bafouée retentira de nouveau – et la vision de la Tour de Babel menacera de nouveau, prenant sa revanche sur l’époque contre nature de l’oppression.

Une industrie cinématographique nationale, séparément pour chaque nation ?

Et comment imaginer un succès mondial ? Un drame filmé, une fois qu’il se met à parler, il n’est pas pensable de le traduire dans des langues étrangères, impossible de le mettre dans la bouche d’acteurs étrangers – le film parlant doit vivre et mourir au pays où il est né, beaucoup plus encore qu’un Anglais, un Français ou un Hongrois vivant s’il n’est qu’Anglais, que Français ou que Hongrois, dans sa langue, dans sa culture !

La demi-solution du problème de la communication humaine, l’image, l’imagerie, le film, la photographie, se retourne ainsi à l’envers.

Une vraie solution s’était proposée – rêvée par un certain docteur Zamenhof[1]. Une langue mondiale, construite habilement, artificiellement, nommée Espéranto. Une langue auxiliaire, véhiculaire, que chacun devrait apprendre en plus de sa langue maternelle. La langue de la communication internationale.

Il est évident qu’il n’y a pas d’autre solution pour résoudre le problème de Babel.

Et pourtant, de façon incompréhensible, sans argument et sans explication, on ressent un refus et une réticence partout dans le monde, que l’admiration, la foi et la volonté enthousiastes des espérantistes – je le tiens d’eux – sont incapables de vaincre.

Mais pourquoi ?

La réponse est un haussement d’épaules méfiant. Allons donc ! C’est une chose contre nature, antipathique, sans vie, non artistique – voici les contre arguments stéréotypés.

Le principal d’entre eux est que c’est contre nature.

Mais, n’est pas contre nature dans le monde tout ce qui rend le naturel possible – la technique, les instruments et toute création humaine, ce qu’on appelle généralement la civilisation ?

Civilisation et culture – on dit beaucoup de sottises sur l’importance, sur l’interaction, sur la lutte de ces deux notions.

Pourtant il s’agit simplement de définir enfin ce que ces termes signifient.

Leur définition me paraît simple.

La culture – est ce qui est naturel.

La civilisation – est ce qui est contraire à la nature.

Les deux ensembles – font l’homme.

L’activité antinaturelle de l’homme vise à préserver, protéger et conserver ses valeurs naturelles. Le but de la civilisation est de faire de la culture un trésor universel.

L’objectif d’une langue artificielle ne serait pas, comme des imbéciles précieux et minaudiers le croient, de balayer et d’affaiblir, mais bien au contraire de défendre et choyer les langues nationales, ces patrimoines culturels plusieurs fois millénaires, dans le menaçant tourbillon de Babel.

J’accompagne avec beaucoup de sympathie le combat tragique et perdu des militants de cette langue artificielle contre l’esprit du temps.

 

Suite du recueil

 



[1] Ludwik Lejzer Zamenhof (1859-1917). Ophtalmologiste polonais. Fondateur de l’Esperanto.