Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
martinovics[1]
29e
dimanche
Oui, j’ai déjà vu
ça une fois – il y a très longtemps – qu’est-ce
que c’est ? Que sont ces fantômes ? J’errais ainsi,
le col remonté, dans la nuit noire de Pest, maigre, les yeux
fiévreux – avec la même fureur au cœur… Au loin
les hurlements de la foule, des sans-culottes…
« Ah, ça ira… Ça ira[2]. »
Et
la large poitrine de Danton halète comme un soufflet dans cette forge
diabolique. Elle siffle et halète et souffle, l’énorme
poitrine, à chacun de ses mots jaillissent des flammes ricanantes…
Elles flamboient, elles étincellent, une volute de fumée retourne
en claquant dans sa gorge – puis elle se condense et claque au-dessus de
sa tête.
Mon
Dieu, comme mon cœur palpitait…
Tiens,
ce n’est pas fini…
Je
dois m’arrêter un instant pour revenir à moi. Une douce
brise balaye la rue Wesselényi, elle me
décoiffe, je précipite ma main sur mes cheveux. Ils sont encore
bruns, pour l’instant. Mais là, sur les tempes… Je
l’ai remarqué ce matin.
Ce
certain jeune homme, fiévreux, le col remonté, a aussi
dévalé la même rue, il s’est retourné à
l’autre bout, fier, hirsute, avec un peu d’ironie.
Calmos,
grand frère. Tu as quarante ans.
Deux
fois l’âge de cet adorable jeune homme enthousiaste et talentueux,
Büchner, quand de ses griffes de lion il a griffonné sur papier
cette dissertation intitulée Danton.
Le pauvre, il est mort à peine quelques années plus tard, sans
vivre cette nuit, qu’il aurait vécue à quarante ans, comme
moi ce soir, remémorant cette vision.
Car
tout comme toi, mon Büchner, et peut-être d’autres aussi,
j’ai bien attrapé et enduré moi aussi cette maladie
fiévreuse à ton âge ou même un peu plus tôt. Je
crois que nous n’aurions pas honte de nous l’avouer mutuellement si
nous nous rencontrions dans une sorte de quatrième dimension à la
Einstein. De nous raconter comment ça a commencé et s’est
déroulé – tu te rappelles ?
Évidemment
je me rappelle ! C’est en ce temps-là qu’a paru le
livre de Carlyle[3] :
History of the French Revolution.
Tu l’as lu, n’est-ce pas ? Bien sûr que tu l’as
lu. Si tu avais mon âge, tu ne cacherais pas même à
toi-même que jamais tu n’aurais écrit ton Danton sans être illuminé
par ce livre éblouissant, tu ne te sentirais pas humilié par le
fait que cette Vision t’avait assailli, indirectement, à travers ce chef-d’œuvre, tout
comme nous ne sommes pas gênés d’avouer que, écrivant
ou parlant de l’enfer, nous empruntons les épithètes et les
images de Dante.
Et
moi aussi je te le dirais.
J’ai
lu l’épopée de Carlyle pour la première fois
à l’âge de dix-sept ans. Jusque-là je ne connaissais
que les standards ennuyeux du livre d’histoire – c’est
Carlyle qui m’a inoculé la soif de connaître les œuvres
sources, les mémoires.
Je
n’oublierai jamais le goût de cette émotion palpitante quand
quelques jours plus tard au rayon des périodiques du Musée
National on m’a apporté quelques exemplaires originaux jaunis du Moniteur,
de L’ami du Peuple, de Père Duchesne. Ce jour-là
c’est Marat qui avait signé l’éditorial du quotidien L’ami du Peuple.
Après
cela j’ai erré dans les rues comme un possédé,
fixant le sol à mes pieds, tantôt m’arrêtant,
tantôt levant vers le ciel mon maigre visage ascétique. Le Bois de
la Ville me semblait être les Tuileries, la rue Hernád
une ruelle de Paris et la place Széna la place
de Grève.
J’ai
d’abord pensé moi aussi à Danton, à
l’écrire lui, j’ai senti en moi quelque chose à dire
sur lui. Ensuite c’est l’Incorruptible Vert Glauque qui m’a
percé de son regard couleur petit lait – qu’il est
étrange ! Qu’il est excitant ! Personne ne l’a
compris – ô, moi je connais l’enfer qui brûle
derrière cette Tempérance apparente ! Ou n’ai-je pas
été frôlé à l’instant par une
aristocrate parfumée, ici dans la Sodome de la rue Váci
– une authentique ci-devant… ?
Le
soir tombé je me suis trouvé de l’autre côté
à Buda ; c’est place Krisztina que
j’ai regagné mes esprits. Tu es cinglé, me suis-je dit, ce
n’est pas Paris, tu n’es pas Camille Desmoulins, nous sommes en
mille neuf cent cinq et pas en mille sept cent quatre-vingt-treize.
Et
c’est alors que la question m’a effaré pour la
première fois – j’étais abasourdi de n’y avoir
pas pensé plus tôt.
Ce
n’est pas Paris. Je ne suis pas Camille Desmoulins.
Mais
ici aussi il y eut mille neuf cent
quatre-vingt-treize, Buda se trouvait au même endroit avec ses murs, son
Château et son Donjon aux mêmes heures où la Convention a
jugé Louis à Paris. Un de mes ancêtres s’est peut-être
promené ici à ce même endroit, maigre, le col
remonté dans le soir frisquet de Buda… Quelques exemplaires de L’Ami du Peuple étaient
parvenus ici de même qu’aujourd’hui parviennent Le Figaro et Le Quotidien – que pouvait-il ressentir, que devait-il
penser ?
Que
s’est-il passé à Pest-Buda[4]
aux jours de la plus grande révolution de l’histoire ?
Je
me suis arrêté. J’arrivais précisément
à Vérmező[5].
Oh
oui… Je m’en souviens… Effroyable !
Pas
ce qu’on m’en a appris à l’école. Quelques
faits et données, secs mais bien crédibles, si je me rappelle
bien, le livre de l’évêque Fraknói[6]
sur un abbé franciscain, grand et maigre, aux yeux sombres, ayant
été envoyé à l’époque en mission
diplomatique à Paris et qui en est revenu.
À
Paris il a rencontré Mirabeau et Danton, et probablement aussi
Robespierre.
Et
à la maison ?
C’est
vers onze heures que je suis arrivé chez moi, Place Gizella.
L’escalier était déjà dans le noir. Le temps de
monter au quatrième étage et les deux premières strophes
du poème prévu comme une épopée symphonique,
intitulé Vérmező,
étaient achevées :
As-tu
entendu le son, la vieille cloche[7]
Que
cache dans sa profondeur le grand Danube ?
Elle
ne parle que rarement quand le vent la secoue
Au
printemps, les douces nuits de mai.
Nombreux
sont les vieux fantômes qui prient pour toi
Tu
entends froufrouter de nombreuses vieilles soutanes –
La
triste procession des sombres soutanes
À
minuit sur le pont de bateaux.
Et
puis, en me déshabillant, dans le noir pour ne pas être
aperçu de la pièce voisine, pendant que la pleine lune venait
juste d’apparaître au-dessus de l’immeuble Gerbeaud :
À
minuit des doigts froids et muets
Frappaient
à travers le mur de pierre –
À
minuit sursauta de son sommeil
Martinovics,
l’abbé franciscain
Deux
escaliers de cubes de granits
Une
ruelle, gorge interminable –
De
la fenêtre jusqu’au sol
La
moiteur tire une ligne.
Son
reflet le fixe dans le carreau
Plein
est le moindre recoin
Son
visage est blanc comme la craie
Sa
bouche n’est qu’un trou noir.
Mes
livres scolaires, la physique et l’algèbre, traînaient
là sur la table de nuit : je me rappelle, je les ai même fait
tomber en gigotant. Je n’ai plus pu m’endormir. C’est Fröhlich qui m’est apparu le premier sur
l’estrade, mon professeur d’algèbre – près de
lui le Proviseur en chef et l’Inspecteur en chef. Froids, mornes,
impitoyables. J’ai tiré l’édredon sur ma tête.
J’ai essayé de chasser l’image. Sans succès. Et
déjà les paroles revenaient d’elles-mêmes, fluides,
dans ce demi-sommeil angoissé :
Les
mots résonnaient dans la salle vide haute, étroite
Les
flammes de bougies vacillaient sous les toits sombres
Des
lèvres pesantes boudeuses, les feuilles blanchâtres
Vibraient
et s’embrouillaient. Le notaire lisait.
Oh
comme la grise lumière du jour s’étalait sur le
feutre !
Dans
leurs rangées perdues dans la pénombre les juges se taisaient.
La
Cour des Sept Juges. Derrière eux sur le mur
Christ
Dieu, visage de pierre, figé, aveugle.
En
milleseptcentquatrevingtquinze… Martinovics
… l’abbé …
Lèse-majesté…
L’empereur… Brûlots, habits…
S’opposèrent…
jugèrent… l’institution…
Réunions…
souterraines… idéaux républicains…
Celui-ci…
conspira… dans des caves… sous la terre…
J’ai
sursauté un instant – Seigneur, je n’ai pas fini mon
algèbre, que se passera-t-il demain ? Ah, au pire je n’irai
pas à l’école ! Je sécherai le cours. Ces
gens-là ne peuvent pas me comprendre. Que savent-ils ? Allons,
où j’en étais ? Sur l’échafaud,
Martinovics passe aux aveux.
Écoutez-moi.
Dans mon cœur brisé
Il
n’y a plus trace de passion… Il est mort, apaisé,
Oh,
le repentir le recouvre
Comme
ma prison me recouvre, terrible ciel gris…
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Je
reconnais en effet… Dogmes et discours…
Il
y en eut en effet… Livres et écrivains…
Sur
la liberté… Les idéaux… Nous parlâmes
Et
jugeâmes aussi l’institution…
Traduisîmes
la Marseillaise,
Et
comme cela ne vous échappa pas,
Insultâmes…
oui… je reconnais
Oh,
Ciel !
Sa
Majesté François.
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Hum.
J’emporterai éventuellement un certificat expliquant pourquoi je
n’ai pas pu préparer. Comprenez donc. Comment ? Il
s’est passé quelque chose. Quelque chose de terrible. Je
l’ai appris.
Que
le diable les emporte, au pire ils me renvoient !
Brusquement
vinrent… sourde et douce rumeur
Se
détachant du crépuscule… vinrent les vents…
Ça
pue à Paris… Le trottoir résonne à Paris,
À
Paris tonnent les vieilles portes de fer,
À
Paris les égouts bouillonnent,
À
Paris, révolte –
Et
sous Versailles, traversant des jardins de plaisir
Holà !
Hurlent
cent mille gorges puantes, affamées.
Une
nuit je pleurais… La gorge serrée
En
colère je cognais le mur froid,
À
Paris alors la Convention fit la fête,
Jourdan
et son armée attendirent sous Jemappes…
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Oui…
caché… dans les caves… moi, moi
Je
les conduisis… complot ?!
Les
lèvres frissonnantes, les dents tremblantes.
Verdissez…
oh, c’est peu, c’est trop peu !
Faites
grincer les écrase doigts
Tordez-moi
les poignets
Crevez
tous ! Je n’ai pas tout dit !
Aïe,
aïe !
Écroulez-vous,
murs étouffants !...
La
clarté grise de l’aurore pointait à la fenêtre, mon
cher Büchner, quand les vers de la dernière strophe ont
vibré sur mes jeunes lèvres de dix-sept ans.
D’entre
eux c’est Sigray qu’on emmena le premier.
Szolárcsik
trébucha près de l’escalier,
Szentmariai
repoussa violemment le prêtre,
Hajnóczy
marcha en pleurant,
Pál
Őz[8]
se débattit…
Martinovics
– c’est ainsi que le rapportent les vieilles chroniques,
S’était
évanoui quand on le traîna à l’échafaud…
[1] Ignác Martinovics (1755-1795), savant, moine défroqué, chef de file du mouvement des Jacobins Hongrois.
[2] En français dans le texte
[3] Thomas Carlyle (1795-1881). Écrivain satiriste. "The french Revolution: a History" a paru en 1837 en anglais.
[4] Nom de Budapest au XVIIIe siècle.
[5] Parc de Buda où Ignác Martinovics a été décapité. (littéralement "Champ de sang")
[6] Vilmos Fraknói (1843-1924) évêque, théologien et philosophe, auteur d’un ouvrage sur Martinovics.
[7] Ce poème reprend partiellement le poème de même titre écrit en 1910.
[8] Les Jacobins Hongrois exécutés avec Martinovics en 1795.