Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

afficher le texte en hongrois

dictature

37e dimanche

Ma main droite est blessée, depuis quelques jours je la porte en écharpe. Ce n’est pas la main qui écrit cette présente note, pas ce système bien rodé à travers pensée, nerfs et muscles, cet appareil d’état parfait dont rêvent les socialistes. Je dicte ce qui me vient à l’esprit et, non habitué à dicter, j’observe les symptômes répercutés d’un processus nouveau et inhabituel, et notamment comment la conscience de ce nouvel état de choses réagit sur mes pensées.

J’ai du mal à me faire croire qu’il n’y a pas de différence : que la main étrangère qui écrit à ma place ne fait pas autre chose que par exemple quelqu’un qui boutonnerait mon manteau à ma place. La main n’est pas une machine, et tout ce qui en moi se transforme en parole et discours est forcément filtré par les pensées de la personne vivante à qui je dicte. Et le filtrat ne peut pas me laisser indifférent. Quelle que soit cette personne, une dactylo, un écolier, un confrère écrivain ou un profane, il est certain que sa seule présence modifie le verbe d’une façon ou d’une autre. Cette personne est ma première lectrice et, qui plus est, dans une qualité toute particulière. Plus qu’une lectrice, un collaborateur. Je ne peux pas ne pas compter avec elle ou lui car il est présent, je vois son visage interrogateur et déjà j’ai l’impression que bien plus que l’objet en question, je suis intéressé par l’opinion qu’il se fait de mon opinion sur le sujet. À cet instant je sens clairement la différence substantielle qui sépare le penseur et le communicateur, le concepteur et le réalisateur, le savant et l’enseignant. Penseur ou concepteur se trouve seul avec son objet : nous sommes deux (subjectum et objectum comme les appelle la psychologie ancienne), l’un est celui, impuissant et amorphe, qui simplement existe, et l’autre celui qui crée forme et expression.

La forme et l’expression ne sont ni plus ni moins que ce que vaut le contenu du sujet. Quand j’ai défini une table avec son plan et ses quatre pieds ou oralement ou par écrit ou même avec l’aide de la géométrie descriptive, j’ai pérennisé par là sans réserve et rendu consciente la notion de table. Mais la situation change aussitôt si entre les deux parties, l’objet et le savant, s’immisce une troisième : une tierce personne qui ne connaît pas la table. Il convient de changer de formulation à son intention. Ainsi naît la nécessité de la communication au-delà de l’expression. Il ne suffit plus d’exprimer mon objet, je dois l’exprimer de façon telle que cette tierce personne, n’ayant jamais vu l’objet, puisse s’en faire une image. Ni la définition, ni les traits enchevêtrés de la géométrie descriptive ne lui sont un secours pour imaginer comment se présente véritablement cette table. Je dois recourir à l’art qui, avec ses différents tours de passe-passe et sa prestidigitation produit la table par enchantement ici, sur cette feuille de papier comme si c’était la réalité : là gît l’énorme différence. Cette tierce personne, appelons-la disciple, lecteur, public, utilisateur, le monde entier, vers qui on se tourne, qui nous est une grande inconnue : voilà ce qui intéresse l’artiste. Sans cela le monde ne serait que savoir et connaissance vides, l’éden d’un Adam solitaire, une existence déserte et une formule. L’instinct inquiet qu’il existe quelqu’un qui ignore ce que tu sais et qui sans toi n’aurait jamais la chance de le savoir, te force à te contraindre de te renier et à parler autrement que tu ne parlerais à toi-même, à emprunter son vocabulaire à lui.  – Observons bien le bon instituteur et le bon artiste : seuls eux deux savent bien faire ce qui est le plus difficile, ce que ni savant ni concepteur ne savent, c’est-à-dire exprimer leur propre pensée avec les paroles de celui à qui ils la destinent : les paroles de l’enfant.

Et déjà l’explication s’offre, pourquoi nous sentons spontanément des traits de parenté entre chef de guerre, artiste et dictateur. Les grands chercheurs de la destinée de l’homme ou des lois de la société se trouvaient seuls dans leur chambre pour formuler leurs lois d’une voix parfaite et totalement inutilisable. La vraie vie qui obstinément et intarissablement verse à flots des visionnaires découvreurs de la réalité, des savants créateurs des lois et des enfants ignorants, ne peut pas s’en contenter. Les célèbres appels de Napoléon sont simples et naïfs comme les rédactions des abécédaires des écoles communales.

Marx et Napoléon – tous deux rêvaient de dictature, mais Marx n’a fait qu’écrire et Napoléon n’a fait que dicter.

Ibsen prétend : écrire c’est prononcer une sentence sur soi-même. Dicter c’est peut-être faire appel de cette sentence, rejeter la responsabilité sur autrui.

Parce que l’art c’est bien beau – il est certain qu’un bon tyran vaut mieux qu’un mauvais révolutionnaire. Le monde n’est pas gouverné par la connaissance et la compréhension mais par l’imagination – c’est une grande chance pour le monde si celui qui tient le gouvernail est capable d’inspirer des images belles et heureuses. Une telle chance, les gens ne la lâchent pas volontiers – parmi les absurdités de l’histoire, l’une des plus frappantes est le fait que le peuple s’est souvent attaché davantage au tyran dispensateur de jeux qu’au monarque distributeur de pain. Si des Césars ont survécu aux Ides de Mars ce n’était pas toujours à défaut de Brutus. Cela peut paraître bizarre et contraire à toute logique – l’expérience montre qu’au moins autant d’hommes ont péri pour eux, par enthousiasme, par sacrifice de soi, que par eux, pour insoumission ou révolte – qu’au moins autant sur le champ de bataille que sur l’échafaud ou en exil. Il n’est pas nécessaire de vivre, mais naviguer oui, disait le grand amiral – pendant que l’âme simple du commun des mortels pensait : Il n’est pas nécessaire de vivre, mais être heureux oui. Et seule l’imagination peut procurer le bonheur – il vaut mieux mourir pour la dernière minute et dans les dernières minutes de l’illusion du bonheur que de vivre sans illusion.

Et si quand même la direction du progrès montre un déclin des dictatures, c’est parce que l’âme humaine arrive de moins en moins à créer des illusions. Le puits archaïque des illusions est en train de se tarir et nous n’avons pas encore pu déceler en nous de nouvelles sources (nous sommes seulement quelques-uns à soupçonner qu’il en existe, et même plus abondantes et plus fournies que les anciennes).

Le dernier livre de Sigmund Freud faisant l’effet d’un quasi-testament, L’avenir d’une illusion, règle son compte à l’une de ces illusions les plus euphorisantes. Il démontre en effet par son analyse que Dieu, nous nous le sommes créé nous-même, pour notre appareil psychique par son nécessaire travail, indépendant de notre volonté et de notre conscience, pour nous-même – dans une extase de notre infantile amour de nous-même, nous avons pris notre reflet gigantesque projeté sur la voûte céleste pour la réalité.

Dans le fond c’est tout à fait indifférent. Cette façon de dire les choses ainsi n’est absolument pas sacrilège pour le vrai croyant. Cela a la même portée que pour un mathématicien de passer d’un mode de calcul à un autre, du système de Ptolémée à celui de Copernic : ce que nous voulons savoir, la voie du salut et de la rédemption, il est aussi bien possible de la désigner dans ce système-là. Dieu est le concepteur et le réalisateur – par conséquent si Dieu a été conçu et réalisé par l’Âme Humaine, alors appelons désormais l’âme humaine Dieu : il n’est pas moins inconnu et invisible que Jéhovah  ou Allah. Au lieu d’une Certitude Extérieure, une Certitude Intérieure – l’important c’est d’avoir une certitude. Comprenons enfin, ô philosophes, prêtres, athées, savants et poètes, penseurs et croyants – tout enseignement qui reconnaît, qui prend pour base que Quelque Chose Existe, est religieux et déiste – il n’existe qu’une seule thèse impie et areligieuse, celle de celui qui affirme que Rien n’existe.

En conséquence une critique du credo freudien ne peut prendre pour point de départ que la question : est-ce que, oui ou non, il résume pour nous mieux, plus facilement, plus concisément plus clairement et plus simplement le Grand Existant que les religions dominantes ? Peu importe si c’est l’âme qui a créé Dieu ou Dieu qui a créé l’âme – le problème est de savoir où nous nous sentons mieux en sécurité : dans le monde extérieur nommé réalité qui nous pénètre à flots par la fenêtre de nos yeux, que Dieu a créé on ne sait comment – ou bien les yeux fermés, en observant les remuements de notre âme.

Eh bien, pour le moment, les yeux fermés ne donnent pas apparemment ce sentiment de plus grande sécurité – nous vacillons et nous tâtonnons. La psychanalyse n’est pas encore parvenue à reconstruire ce qu’elle a démonté : or sans cela tout n’est que dissection de cadavres, recherche, tentative, et non une réalité vivante conceptrice et créatrice.

On ne peut rien entreprendre avec une âme démontée. Si l’Homme Surhumain, le Dieu Humain s’amenait maintenant du fond des temps et se présentait devant moi comme le Dieu de Moïse dans le buisson-ardent pour me demander : qu’est-ce que tu sais de l’âme humaine, mon fils ? Je devrais lui répondre : Seigneur, je me suis entretenu avec un grand nombre de mes congénères "à âme analysée", tes prêtres, et je leur ai demandé qui je suis – mais, avec un sourire mystérieux, ils n’ont su me répondre que : tu ne penses pas ce que tu veux, tu ne dis pas ce que tu penses, tu ne fais pas ce que tu dis. C’est la trinité de l’Âme.

Ce dieu est un peu trop confus pour moi. Un dieu qui ne croit pas en lui-même – comment pourrais-je y croire, moi ?

 

Suite du recueil