Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
Tolstoï
40e
dimanche
Guerre et
Paix, Anna Karénine…
Il n’y a pas de doute, c’est
la perfection de l’écriture de romans au sens classique :
impossible de faire mieux. D’une part le
reflet large, plastique, coloré de la réalité extérieure, du mouvement, de
l’action et des situations par rapport auxquels la vie réelle vue
par nos propres yeux dans l’ambiance quotidienne semble obscure et
inconsistante. Pour caractériser cette qualité et ce degré
de netteté et de complétude il convient de puiser dans les
derniers achèvements de la technique pour trouver une comparaison :
il existe aujourd’hui des plaques à tel point photosensibles
qu’elles sont capables de "voir" avec infiniment plus de
fidélité, richesse et profondeur que l’œil humain.
Bien sûr, cette comparaison aussi est faible et unilatérale
– mais qu’y faire ? Lorsqu’il s’agit de la
"force évocatrice" d’un écrivain, étant
donné que l’effet de l’évocation est avant tout
quelque chose d’imagé, nous avons pris l’habitude
d’emprunter nos comparaisons
En
ce qui concerne la réalité
intérieure des personnages Tolstoïens qui auraient la
psychologie et la philosophie pour critique comparative… Je vais vous
raconter une des petites aventures psychiques qui m’est arrivée
pendant la lecture, dans le but de justifier que le fil à plomb de la
psychologie et de la philosophie porte de côté tout autant
au-dessus de la profondeur quasi mystérieuse de la lucidité des
sentiments de Tolstoï que porte de côté le fil à plomb
de la critique vérifiant la réalité extérieure
devant la lucidité de la vue de Tolstoï.
Je
ne sais à quelle page du roman Anna
Karénine, Anna reçoit la visite
d’une vieille amie qui ne joue qu’un rôle secondaire dans le
roman. Anna est déjà divorcée avec Karénine
et vit avec Vronsky. Elles discutent gentiment,
allègrement, et pourtant de façon un peu contractée.
L’amie s’aperçoit qu’Anna a pris un nouveau tic
qu’elle ne lui connaissait pas – de temps en temps, pendant
qu’elle sourit, elle cligne bizarrement, nerveusement d’un
œil.
Pendant
que nous lisons, tout bon lecteur le sait, seules notre attention et notre
critique se concentrent sur ce que nous lisons – nous faisons en
même temps des associations d’idées semi-conscientes, nos
idées s’associent entre elles comme bon leur semble, sans logique,
au hasard de nos souvenirs subjectifs, de notre vécu. Ça ne
m’a donc pas dérangé non plus, j’en ai pris acte
comme d’une association insignifiante et sans intérêt,
qu’à cette ligne, quand l’amie aperçoit le bizarre
clignement d’œil d’Anna, moi j’ai pensé à
une certaine phrase prononcée au début de cet énorme roman
par Lévine à son frère, sur la
situation des paysans en Russie.
Et
naturellement j’aurais vite oublié cette association
d’idées illogique si, tournant la page, je n’avais pas
attrapé le passage suivant, me faisant pousser un cri
d’effarement.
« …à
cette phrase Anna a de nouveau esquissé un sourire, clignant d’un
œil pendant qu’elle souriait. Son amie s’est de nouveau
aperçue de ce clignement, et sans qu’elle sache pourquoi, ce
clignement l’a fait penser à une conversation que Levine avait eue à leur soirée avec son
frère… (sur la situation des paysans, etc.) »
La
signification de cette aventure extraordinaire est aussi difficile à
expliquer qu’elle est facile à comprendre.
Pendant
la description du vécu fictif, intérieur de leur héros,
les romanciers russes ont souvent recours à ce qu’on appelle des "libres associations
d’idées" :
cela leur permet de rendre les descriptions naturelles, directes,
réalistes et vraisemblables, puisque chaque lecteur les connaît
spontanément bien. Ces associations d’idées sont aussi
illogiques et incontrôlables dans le livre que dans la réalité,
puisqu’elles n’ont pas pour but de découvrir une
vérité ou une loi, elles ont seulement vocation à faire
allusion aux divagations de l’imagination.
Ici
il s’est passé autre chose.
Quelque
chose évoque quelque chose d’autre à l’amie
d’Anna, bien qu’il n’y ait aucun rapport entre les deux ("sans qu’elle
sache pourquoi…"),
et l’écrivain poursuit son récit.
Mais
le lecteur s’arrête avec effarement.
Cette
association d’idées illogique entre les deux choses s’est
produite avec lui aussi, une minute avant qu’elle ne se produise avec le
personnage du roman, donc indépendamment de l’intrigue du roman.
Autrement
dit, cette association d’idées n’est pas le fait du hasard.
Et elle n’est pas une idée arbitraire du romancier. Il existe un
rapport entre le clignement de l’œil d’Anna et la
conversation, non connue d’Anna, de Lévine
avec son frère sur la question paysanne : les deux
phénomènes doivent avoir une racine commune, ils doivent
être liés par une signification secrète – c’est
une manifestation double d’une légitimité psychique ou
morale inconnue qui signale une unicité solidaire.
Mais
quelle peut être cette racine secrète, cette signification
commune, cette loi ?
L’amie
d’Anna l’ignore.
Je
l’ignore également.
Est-ce
que l’écrivain le sait ?
C’est
peu probable. S’agissant d’un écrivain inexorablement
conscient, aussi exigeant avec ses protagonistes et ses lecteurs qu’avec
lui-même, travaillant avec une sincérité quasi torturante,
s’il le savait, il l’écrirait – à aucun instant
Tolstoï ne s’est laissé entraîner à des effets
bon marché d’illusionniste.
Il
ne fait que tendre un miroir – un miroir fidèle de
l’âme présentée qu’il a construite à
partir de sa propre âme. Et si dans le reflet, dans le labyrinthe des
imaginations, nous trouvons une petite tache lumineuse qui s’avère
y avoir été projetée par une source lumineuse inconnue
mais manifestement existante – nous reconnaissons notre imperfection face
à elle avec le même éblouissement ébahi que lorsque,
sur une plaque photosensible photographiant le ciel étoilé, nous
découvrons sous la forme d’un pâle petit point l’image
d’une étoile lointaine, imperceptible à l’œil
nu.
L’instrument
légitimera a posteriori la plaque photosensible : le petit point
n’était pas un "artefact
d’artiste"
mais une mystérieuse vision au loin – le télescope finira
bien par découvrir l’astre invisible. Un jour, dans deux ou trois
cents ans, la psychologie, encore imparfaite aujourd’hui,
légitimera peut-être l’art parfait de Tolstoï.
Il
manipule un demi-millier de personnages, fait défiler tout le programme
du musée de cire de la vie.
Il
est intéressant, je viens de m’en rendre compte, que parmi tous ces personnages je ne
trouve pas un seul écrivain.
Si apparaît ça ou là un ou deux artistes (le pianiste de "La Sonate à
Kreutzer",
etc.) – il ne s’est jamais mêlé lui-même
à ses romans. Ç’aurait été impossible –
puisque pour faire naître les cinq cents personnages, il a dû se
casser en cinq cents morceaux.
Les
cinq cents personnages pris ensemble :
c’est lui, l’écrivain.
À
l’âge de soixante-dix ans il a renié ses romans. Il avait
écrit la prison de cinq cents destins – il a ensuite
été frappé par le problème de la
Rédemption : comment trouver une issue, pour sortir de la prison du
Destin ?
Personne
n’a aussi bien observé la réalité que lui. À
la fin il s’est senti fatigué – après tant de
réalités il était assoiffé d’une
gorgée de Vérité.