Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
48e
dimanche
Je
suis tombé dessus ce matin dans la vitrine d’un marchand
d’animaux au centre-ville, au demeurant c’est une vieille
connaissance, ils en avaient quelques spécimens au zoo il y a quelques
années, j’ignore s’ils les ont encore.
Elle se nomme officiellement souris
chinoise dansante. Ce genre de bizarrerie animale, des poissons ou des tortues
à deux têtes, est souvent d’origine chinoise – on les
élève là-bas, paraît-il, depuis des millénaires,
avec une obstination particulière, que je sens pourtant très
humaine, justement parce que c’est contre-nature.
Mais justement.
La danse de la souris dansante, veuillez
ne pas la prendre pour une métaphore ni l’imaginer comme une
désignation empruntée. C’est un petit animal dont
l’apparence ne se distingue en rien de la souris blanche normale, et qui
danse stricto sensu – non en faisant des gestes dansants ou des sauts
rappelant une danse, mais servant la satisfaction de ses besoins vitaux. La
danse des papillons n’est pas une vraie danse, c’est ainsi
qu’ils se cherchent les uns les autres ou la fleur, pour eux c’est
d’un intérêt vital simple, pratique et adéquat, ce
n’est qu’à nous qu’elle paraît un spectacle
ravissant. Or ma souris, on n’a qu’à l’observer
pendant deux minutes pour comprendre que chez elle il ne s’agit pas de
cela. La danse de ma souris est un art purement gratuit, infiniment moins
intéressant que la danse humaine. Si les gens dansent c’est pour
se plaire ou pour se distraire, voire pour refaire leurs forces. Or ma souris
ne danse ni pour s’amuser, ni même par conviction comme le derviche
pour qui la danse fait partie d’une cérémonie religieuse
– je ne crois vraiment pas qu’on puisse parler d’une
éthique religieuse chez ma souris qui, je le répète, est
semblable aux autres souris.
Je vais essayer de décrire cette
danse. Ma souris, disons, remarque un grain de blé dans un coin. Elle
lève la tête, elle pointe les oreilles, elle remue le museau, puis
elle se dirige directement vers le grain de blé. Or, avant d’y
arriver, à mi-chemin, soudainement, mais avec une uniformité
répétitive et mécanique, elle se dresse un peu sur les
pattes arrière, fait une triple pirouette sur elle-même rapide
comme l’éclair, puis elle continue tranquillement sa route vers le
grain de blé.
Vite,
j’anticipe l’intervention du mystique philosophe de la nature qui
murmurerait quelque chose comme : il existe peut-être une relation
inconnue entre le grain de blé et la danse. Il n’y a aucune
relation. Ce n’est ni une danse alimentaire, ni une parade amoureuse
comme celle des oiseaux. Ma souris danse la même danse toute seule, et la
même aussi quand elle n’a pas faim. Ma souris ne peut tout
simplement pas exister sans cette danse. Elle ne danse ni de joie, ni de
chagrin, ni de passion, ni d’excitation – elle danse tout
naturellement, et chaque fois, après quatre ou cinq pas, elle fait une
triple pirouette sur elle-même rapide comme l’éclair, puis
elle vaque à ses occupations. Si on l’observe non pas deux
minutes, mais quatre minutes, on a irrésistiblement l’impression
de voir un de ces jeux d’automate qui, ayant dans son intérieur
une roue taillée en biais ou un ressort spécialement
réglé, font de façon inattendue un geste
inapproprié, comique entre des mouvements naturels. Ma souris
exécute ses pirouettes automatiquement et sans aucun sentiment, comme
sous une contrainte maladive, subie, manifestement désagréable
pour elle aussi, comme quand on tousse – sa danse à elle lui
semble être un fardeau, elle la gêne dans ses mouvements, elle lui
fait souvent rater son objectif, elle fait un geste nerveux de la patte, comme
un homme qui tousse, pour qu’on ne la dérange pas –
après la danse elle hoche la tête, tout essoufflée, hum,
cette maudite danse, elle m’épuise, dit-elle.
Mais
alors pourquoi danse-t-elle, pour l’amour du Ciel ?
Par
instinct ? J’ai appris à l’école que
l’instinct est l’intelligence de survie de l’espèce en
compétition pour l’existence, toujours dirigé vers un
intérêt vital. Eh bien, ma souris n’ira pas loin dans cette
compétition avec cette danse. Au contraire – toute souris normale
lui happera le grain sous le nez pendant qu’elle danse.
Je
pourrais dire que je n’ai jamais vu d’ânerie aussi grande que
cette danse, si je ne craignais pas d’insulter les braves ânes bien
portants qui n’auraient en aucun cas d’idée semblable.
En
revanche où voulez-vous que je mette ma vision darwinienne du monde sur
la sagesse de la nature ; ne le prenez pas mal, si au sens des
espèces je considère la danse comme chose normale ? Car
s’il ne s’agissait que d’une maladie individuelle parmi les
souris normales, ça irait – après tout il existe bien des
moutons qui tremblent, ça n’empêche pas que le mouton reste
un animal intelligent qui sait très bien ce qu’il a à faire
pour fournir le plus de laine et la meilleure chair possible pour
l’homme. Mais dans le cas de la souris c’est toute une
espèce qui est prise de tremblante – les petits naissent
tremblants et passent leur tremblote aux suivants comme tout autre ordre et disposition
de la sage nature.
Au
demeurant ce genre de bizarrerie n’est pas du tout un cas isolé
dans le monde des espèces. Nous connaissons une espèce de colombidae qui elle aussi danse tout le temps, et qui de
plus incline étrangement la tête en arrière, le
menaçant à tout instant de perdre l’équilibre et de
tomber. Dans son livre sur la nature, Maeterlinck mentionne une sorte de fourmi
qui court à une allure si folle qu’en général elle
dépasse l’objectif qu’elle visait. Si, par exemple, on pose
devant elle un morceau de sucre, elle le sent, et elle prend un tel élan
qu’ensuite elle est incapable de s’arrêter, elle
dépasse le sucre puis, prise de panique, elle fait une course folle dans
tous les sens, elle n’est plus capable de le retrouver, et elle finit
honteusement, mais toujours aussi vite, par courir jusqu’à son
point de départ. Cette sorte de fourmi survit depuis des millions
d’années dans les conditions les plus misérables, elle
subit depuis des millions d’années les pires inconvénients
et désagréments liés à son comportement
écervelé, mais elle n’a toujours pas compris qu’elle
devrait se discipliner un peu. Non, elle court toujours comme une
enragée – elle est folle !
Bien
sûr, elle est folle !
Mais
ce n’est pas la seule espèce. De très nombreuses autres
espèces vivantes le sont. Peut-être même… La plupart.
Peut-être
même toutes.
Je
le soupçonne depuis longtemps, mais je n’ai jamais osé en
parler, de peur que ce soit moi que l’on prenne pour fou, tel un esprit
sain parmi les aliénés d’un asile.
Je
soupçonne depuis longtemps que le monde des vivants, y compris son
gouverneur, "la sage nature", est un peu dérangé.
Impossible de savoir ce qui en est la cause, peut-être justement la
'lutte pour la vie', ce que l’on pourrait comprendre si les naturalistes
n’essayaient pas constamment de prouver que cette lutte a
nécessairement aiguisé l’intelligence et l’instinct
des vivants. À mon avis on pourrait tout aussi bien affirmer que cette
même lutte les a rendus fous, tout comme un individu peut s’enfoncer
dans un combat trop long et trop épuisant.
J’ai
autant de preuves pour cette affirmation que pour son contraire. Les savants se
répandent volontiers en éloges sur les termites, les abeilles ou
les fourmis, s’émerveillant de leur "vie sociale"
parfaite et harmonieuse, soulignant qu’un magnifique jeu d’ensemble
de l’instinct de chaque individu soutient chez eux l’espèce
afin d’en préserver la survie. Mais personne ne parle de ce
sadisme honteux, dévoyé, insensé, déraisonnable,
cruel et maniaque avec lequel dans ces sociétés
l’espèce tue et torture l’individu, même inutilement,
détruisant l’unique instant d’un bonheur
préparé à grand-peine dans une voracité
obstinée pour produire le plus vite possible de nouveaux individus et les
exposer à de nouvelles tortures, dans l’intérêt de
l’espèce. Même la théorie selon laquelle
l’ancienne génération sacrifie son bonheur pour un bonheur
plus parfait de la génération nouvelle ne constitue pas une
excuse raisonnable de la méthode, puisque le "génie"
dément de l’espèce, avec sa discipline
phalanstérienne empêche aussi qu’au moins les enfants
deviennent différents de leurs parents. On parle
d’évolution, mais qui va dire lequel parmi les
intérêts opposés de l’individu et de la
société représente mieux le progrès ? Est-ce
que la société des termites mille fois louangée en tant
qu’illustration n’est pas le degré ultime, la preuve ad absurdum
des possibilités qui nous attendent lorsque notre "vie
sociale" aura atteint sa perfection ? D’autant plus que les
termites ont des millions d’années de plus que nous.
Je
ne suis pas exactement un anarchiste, mais merci beaucoup, je n’en veux
pas de cette société parfaite. L’attitude de la "sage
nature" me paraît bien suspecte, et je préfère
attendre qu’un expert examine son état mental avant de suivre sans
réserve ses invitations. Mon cher et bon ami Bicsérdy[1],
je ne vois aucune garantie de ce que la sage nature voudrait faire du bien
à moi ou, en général, par mon truchement à autrui,
voire à elle-même. La sage nature, depuis que nous connaissons son
action dans le monde des vivants, cause continuellement des souffrances
à ces vivants, or, qu’on le veuille ou non, mon esprit ignorant et
imparfait reçu de cette sage nature, mais indépendamment de toute
sage nature, au-delà de la société et de la vie,
au-delà même de la mort, même sans corps et même dans
le vide de l’espace, criera et hurlera que la souffrance est mauvaise et
le bonheur est bon. Quiconque donc cause de la souffrance, quiconque ne peut apporter
le bonheur qu’au prix de le lier à la souffrance et à la
mort, n’est ni sage ni parfait, mais dérangé, il
l’est dans chacun de ses actes, et les conséquences de ces actes
doivent être corrigées non pas par elle, la sage nature, mais par
l’Homme et avec l’aide de Dieu se situant au-dessus de la sage
nature, par l’Homme avec sa foi contre-nature dans le bien, la
négation contre-nature du mal.