Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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L’homme distinguÉ et bien ÉlevÉ[1]

Au printemps quand dame nature s’étire pour s’éveiller, quand les neiges pensent à fondre, quand de temps à autre ce souffle ni froid ni chaud, mais tiédasse et languissant qui nous taquine le nez vagabonde, mon ami, l’homme raffiné et bien élevé, se rangeant dans mon dos, s’approche discrètement de mon oreille et, à sa façon grasseyante, à mi-voix, pour ne pas trop me déranger, mais suffisamment pour que je l’entende quand même, autrement dit, avec énormément de tact et de discrétion, tout en préservant son maintien sérieux, modeste mais sûr de lui, me susurre à l’oreille : « Monsieur Kovács, je vous souhaite le bonjour, comment allez-vous ? »

J’ai entendu dire à propos du roi Mátyás qu’au milieu du rugissement des canons il arrivait à dormir d’un sommeil sain et délicieux, sous un quelconque chapiteau de campagne, par contre si quelqu’un se mettait à chuchoter près de lui, il sursautait immédiatement. C’est tout à fait comme cela que je suis avec la voix de mon ami, l’homme raffiné et bien élevé. Quelqu’un pourrait hurler après moi, on pourrait me renverser la table dessus, deux hommes au café, à la table voisine, ignorant ma présence, pourraient dans une dispute tonitruante débattre de mon dernier article qu’ils auraient trouvé exécrable, sans que je m’en aperçoive, je continuerais tranquillement d’écrire ou de lire. Mais, si mon ami, l’homme raffiné et bien élevé, se penche délicatement et mollement à mon oreille et doucement, comme la brise du printemps, il chuchote « comment allez-vous, Monsieur Kovács ? », alors mes nerfs se hérissent, des nœuds se forment à l’extrémité de mes doigts, les veines saillent à mon cou, les plantes des pieds me démangent et dans ma gorge je ressens une envie irrésistible de me mettre à hennir à haute voix.

Mon ami a un visage lisse, arrondi, couleur rose bonbon, son nez, sa bouche, sont bien proportionnés, ses dents sont sans défauts. La gent féminine le juge beau garçon. Une fois qu’il m’a demandé comment j’allais il ne dit plus rien, il pose sur moi son regard tranquille et attentif dans l’attente de ma réponse. Et moi je répondrais bien si je ne ressentais pas sur mon épiglotte cette ondulation si particulière que l’on ressent en entrant dans une charcuterie : on a très faim, pour cinq sous on achète un joli morceau de cervelas rouge à souhait, on sort dans la rue, on mord dans le cervelas, et on a la surprise de découvrir qu’à l’intérieur il n’y a pas de viande mais de la frangipane pétrie à l’huile de foie de morue. Un jour, enfant, je suis allé dans la cuisine, j’ai volé un morceau de sucre, je l’ai trempé dans de l’eau puis je l’ai roulé dans du sucre en poudre : c’est une voix comme cela qu’a mon ami, l’homme raffiné et bien élevé. Il existe chez certains traiteurs d’astucieux articles de confiserie que l’on peut voir dans les vitrines des banlieues : du jambon en sucre et du salami en sucre, repeints couleur viande, de la cuisse d’oie rôtie en sucre sur laquelle on représente même les taches de graisse. On l’aperçoit sur son assiette, on se dit, hum, tiens, miam, quelle bonne cuisse grasse d’oie rôtie, croquante et croustillante à souhait, l’eau nous vient à la bouche, notre estomac sécrète les sucs gastriques nécessaires à la digestion de la cuisse et de la graisse d’oie ; on prend la cuisse d’oie entre les doigts et on découvre qu’elle est en sucre. Je ne veux nullement dire par là que le sucre est un aliment moins noble que la chair de l’oie, mais si quelque chose nous a plu en tant que cuisse d’oie, ce quelque chose ne doit pas être en sucre ; le sucre doit avoir l’apparence du sucre et la viande doit avoir l’apparence de la viande. Et si mon ami, l’homme raffiné et bien élevé, a extérieurement l’air d’un appétissant filet de veau rôti à la chair bien rose, alors pourquoi se fait-il que lorsqu’il demande « comment allez-vous, Monsieur Kovács ? », sa voix fait irrémédiablement penser à une cuillère en bois fraîchement rabotée avec laquelle on tourne un sirop de sucre liquide, légèrement tiède : quand brusquement on en retire la cuillère en bois, le sirop visqueux clapote comme un gros baiser mouillé ?

Je ne discute pas la raison de cet état de choses. J’observe simplement que si une fois prochaine il se penche à mon oreille et s’il y déverse sa question liquide et légèrement sirupeuse : « comment allez-vous, Monsieur Kovács ? », alors je sortirai mon canif, je le lui mettrai en main et je le prierai de le planter rapidement dans mon cou par-derrière, car justement il me démange un peu, et s’il refuse de l’y planter, alors je prendrai une poignée de sel et je la lui fourrerai dans la bouche, je saupoudrerai ses cheveux de paprika, je l’arroserai de vitriol, je broierai sa tête entre deux morceaux de bois, je le piétinerai sur le plancher, ensuite je dirai tranquillement à la police qui viendra m’arrêter, de répondre au cadavre : merci, je me porte à merveille.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"