Frigyes Karinthy : "Parlons d’autre chose"
progrÈs
rÉjouissant
ou
bienfaits de
l’Évolution fulgurante
de
J’étais
assis à la terrasse du café littéraire et je feuilletais
une revue littéraire dans laquelle figurait ce jour-là un article
de moi. J’entendis alors des pas légers et un nourrisson de six
mois surgit sur les marches. Il regarda autour de lui et sans façon
s’assit à ma table.
- Ze suis Mándoki, zézaya-t-il poliment. Ze suis très heureux de faire votre connaissance,
cher Maître. Z’admire vos papiers depuis
longtemps. C’est la première fois que z’entre
dans ce café. Parce que, vous savez, ze
voudrais devenir écrivain. Z’ai
pensé que ce serait bien de m’adresser à vous,
Maître, vous aurez sûrement des conseils à me donner.
- Très honoré, dis-je
avec une certaine gêne. En quoi puis-je vous être utile ?
Il allongea quelque peu son cou et ses deux
bras et il resta comme ça. Il ouvrit de grands yeux et ses yeux aussi
restèrent comme ça. Il allongea ses jambes qui elles aussi
restèrent comme ça. Sa tête s’aplatit un peu
par-derrière, son nez s’allongea, ses lèvres
s’élargirent : maintenant il avait l’air d’avoir
à peu près cinq ans, mais il ressemblait fortement à celui
qu’il était deux minutes auparavant.
- Je m’adresse à
l’écrivain, au connaisseur de l’âme humaine, dit-il,
en zézayant nettement moins. Je souhaiterais vous demander des conseils
de nature psychologique et artistique.
- Je suis à votre disposition,
dis-je passablement ébahi et le souffle coupé… mais…
Le jeune auteur suspendit un regard tendu
sur moi. À cet instant ses beaux cheveux blonds se mirent activement
à pousser et s’écoulèrent lentement sur son cou. Ses
dents de lait tombèrent les unes après les autres et
tintèrent sur le plateau.
- Patientez une minute, me
demanda-t-il, j’attends que mes dents repoussent. Il m’est
difficile de parler édenté.
J’attendis patiemment, son palais
s’ouvrit doucement et de jolies dents blanches lui poussèrent. Il
me regardait en souriant : il devait avoir une douzaine
d’années, c’était un gentil garçonnet blond.
- Alors, voyez-vous, dit-il avec une
prononciation vive et nette, je commence au début : je suis amoureux.
- Tiens, tiens, dis-je.
- Je suis amoureux ! –
cria-t-il d’une voix plus basse, pendant que sa chevelure blonde virait
au châtain – je suis amoureux et je ne veux rien savoir
d’autre !… Oui, il faut que l’élue de mon
cœur soit mienne – j’irai avec elle dans
Ses yeux brûlaient d’un noble
feu – à la minute même, la moustache se mit à duveter
au-dessus de ses lèvres entrouvertes. L’amour et le jeune
hédonisme le virilisèrent, pourtant, à ce moment, il ne
devait guère avoir plus de dix-sept ans. Son jeune feu entraîna
mon imagination.
- Vous avez raison ! –
criai-je avec enthousiasme. Ne vous préoccupez pas des vils
préjugés bourgeois. Rien n’existe que l’amour –
le reste n’est qu’ineptie. Chantez le jeune et brûlant amour,
le romantisme de la joie – vivez une vie artistique, soyez le roi de la
vie… heureux, libre et insouciant…
Il me lança un regard encourageant.
Mais ses yeux bleus paraissaient quelque peu ternis et ses longues
mèches un peu rétrécies. Sa tête commença
à se dégarnir par-derrière, ce qui, compte tenu de ses
vingt ans, était inhabituel.
- Eh bien oui, dit-il d’une voix
basse et éraillée, sur un ton légèrement plus sec.
Eh bien oui, vous n’avez peut-être pas tort. L’amour est une
chose importante, en tout cas il mérite qu’on s’y
intéresse, il faut s’en occuper. Ça, c’est sûr.
Misère, manque d’argent, boulot – ces choses ne sont pas non
plus à négliger, on le paierait. Les romantiques ont
falsifié un peu l’image du monde. Il ne faut surtout pas les
gober. Chaque chose à sa mesure. Position dépassée.
Je reculai avec étonnement.
- Mais… balbutiai-je… Vous
avez dit à l’instant…
- À l’instant…
à l’instant…, dit-il, rêveur. Qu’étais-je
à l’instant ? Un enfant insouciant, irréfléchi,
qui ne connaissait pas la vie… Mais maintenant…
- Maintenant ?
- Il me regarda froidement.
- Je viens à l’instant
d’atteindre l’âge de raison, dit-il en posant la main sur sa
tête. Sans argent, l’amour, c’est tintin, et tintin pour la
littérature, mec. Il faut écrire des opérettes, mec.
- Vous n’avez peut-être
pas tort, dis-je poliment. J’ai moi aussi souvent pensé,
croyez-moi, que l’art en soi n’est rien – il a besoin de
cadre. En revanche, si on a trouvé le cadre, il est à mon sens la
sensation la plus grande, la plus incandescente de notre vie. Vous vous
êtes adressé à moi pour un conseil, à
l’écrivain qui connaît la valeur de la vie – eh bien
je vous conseille d’être fort. Ne vous laissez pas détourner
de votre voie. Quant à l’amour admiratif dont vous venez de
parler, je ne peux pas vous conseiller autre chose que de faire vôtre,
l’élue de votre cœur.
Il fronça ses abondants sourcils
noirs.
- Ah oui… cette femme… Je
l’avais complètement oubliée, dit-il brusquement. Non, je
ne l’épouserai pas. Je ne suis pas fou. Elle me poserait des
cornes avec un blanc-bec sentant le lait ou avec le premier officier de
hussards. Eh oui, dit-il en regardant devant lui pendant que sa barbe noire
bien fournie recouvrait lentement sa poitrine. Les belles femmes n’aiment
pas les barbus, ajouta-t-il.
- Il y en aura bien une vraie, pour
vous ! – criai-je.
Il rit ironiquement. De minces ridules se
formèrent autour de ses yeux.
- Une vraie !
Jusqu’à trente ans, l’homme ne cesse de chercher
- Mais les illusions…
- Les illusions !… - Il fit
un geste dédaigneux tout en ratissant sa barbe grisonnante de ses doigts
poilus. Illusions !… Elles ne servent qu’à nous
dissimuler la désagréable réalité. Il n’est
pas digne de l’homme
d’avoir des illusions, et celui qui a atteint un certain âge se
rend compte qu’on n’a pas besoin des femmes, et on n’a pas
besoin des illusions non plus… Tout cela n’est
qu’enfantillages… croyez-moi, jeune homme…
- Pardonnez-moi, dis-je avec une
certaine froideur, vous vous étiez assis près de moi pour me
demander conseil : comment choisir votre vie. J’ai été
courtois et prévenant et j’ai répondu à vos
questions.
Il sursauta vivement – sa longue
barbe blanche flottait avec indignation autour de sa tête ridée et
il leva ses bras tremblants.
- Quoi ? – cria-t-il de la
désagréable voix de crécelle des vieillards. –
C’est vous qui prétendez donner des conseils au vieillard que je
suis ? Vous prétendez m’apprendre quelque chose ?
Mouchez-vous, morveux !
Il cracha, saisit sa canne noueuse et me
quitta sans dire au revoir.