Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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deux femmes bavardent

Je ne comprends pas comment on peut en parler tant.

- Quelle ânerie, c’est du snobisme, qu’en dis-tu ?…

- Je viens de chez les Semoulaulait, je les laisse tomber, je ne supporte pas qu’ils ne parlent que de ça.

- Quelle bassesse, ma chérie. Tu vois, c’est la raison pour laquelle je n’ai pas une seule amie. Je ne supporte pas les femmes stupides.

- Si je préfère la société des hommes, moi aussi, c’est parce que là on peut parler, il y a des pensées – nichts über Intelligenz ![1] – c’est moi qui te le dis. Tandis que les femmes, elles ne parlent que chiffons, et maintenant, depuis qu’il est là, elles sont toutes devenues folles, elles n’ont que ça dans la tête.

- C’est écœurant. Je ne comprends pas comment on peut y perdre tant de discours.

- En parler tant !!

- Le cas ne vaut pas plus de deux mots : beau garçon. Point final.

- Apparence élégante. Fertig.

- Un visage intéressant. Et alors ?

- Un maintien viril. C’est tout.

- Un spectacle supportable. Rien de plus.

- Un extérieur agréable. C’est tout.

- Une allure jeune. Assez.

- Un phénomène plaisant. Point.

- Des formes artistiques. Silence.

- Des lignes raffinées. Muzik.

- Tendres arabesques. Voilà.

- Mais pourquoi en parler tant ?

- Ça ne vaut pas cette gymnastique des lèvres !

- Tous ces moulins à paroles !

- Tant jacasser du bec !

- Je ne dis pas, si au moins il s’agissait d’un grand poète ou d’un penseur génial.

- C’est exactement ce que je voulais dire. Un grand penseur, c’est autre chose. Ça vaut le coup. Quelqu’un avec qui parler de physique, de mathématique, de philadelphie.

- De Philadelphie ?

- Ou de philologie, qu’est-ce que j’en sais, un truc comme ça.

- Oui, bien sûr. Pourquoi tant s’agiter pour un minable paltoquet ? Pour une gueule de réclame ?

- Un crève-l’écran !

- Un brise-les-cœurs !

- Un ensorceleur !

- Je n’arrive pas à me mettre dans la tête ce qu’il y a de si intéressant dans cet homme qui ne mériterait pas plus d’une demi-minute d’attention. Il n’a rien de plus qu’un peu d’allure !

- Qu’une simple beauté masculine.

- Un peu de force suggestive.

- Une bouche toute petite.

- Un œil vif.

- Deux yeux !

- À donner des palpitations.

- Tu m’en diras tant ! Et alors ? Au pire, ça remue les viscères quand on le voit.

- Ça fait un peu sortir les globes oculaires, plus que d’ordinaire.

- Exorbiter.

- Félicitations ! Et puis après ?

- C’est ce que je dis aussi. Mais que certaines aient le culot de lui écrire des lettres !

- Et de s’amasser autour de la porte du Royal, quand il sort dans la rue !

- De courir derrière sa voiture !

- Comme s’il avait idée de s’occuper d’elles !

- Il ne les regarde même pas. Il fronce les sourcils et s’en va.

- Et s’il ne les fronçait pas ? Serait-ce une raison pour se précipiter dans la rue ? Est-ce que j’ai perdu la tête, moi, quand j’ai vu qu’il m’a lancé un petit regard avant de sauter dans sa voiture ?

- Est-ce que j’y ai donné de l’importance, moi, quand il m’a fait envoyer sa carte par le garçon, avec un mot comme quoi il voudrait faire ma connaissance ?

- Ou moi, est-ce que j’ai fait l’étonnée quand il a frappé à la porte de mon balcon, de nuit, et qu’il a pleuré parce que je n’ai pas ouvert ?

- Ou moi, est-ce que j’en ai fait un plat quand, les yeux éraillés, pointant son revolver, il a toisé mon mari ?

- Ou quand il a étiré ses jambes comme ça…

- Pardon, excuse-moi, ce n’est pas une raison pour me donner des coups de pied.

- Oh, ma chérie, je ne t’ai pas fait mal, j’espère ?

- Mais si, tu m’as donné un coup de pied, j’ai le mollet en sang…

- Oh, ma chérie, voici une cuillerée d’eau… Rince le, ou assied toi dans la cuiller…Et mets ta tête sous l’eau – le mieux dans ce cas-là, c’est de retenir un peu sa respiration, trente secondes de plus que l’asphyxie.

 

Suite du recueil

 



[1] Rien au-dessus de l’intelligence