Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

 

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l’homme sans tÊte

Un éclair, puis le ciel tonna longuement ; entre l’éclair et le coup de tonnerre, j’ai pensé à toi mon ami pendant qu’au milieu de mes congénères pressés, je me dépêchai de chercher abri sous un portail. J’ai pensé à toi et j’ai été frappé par une question aussi merveilleuse qu’inattendue : comment est-il possible que je n’y aie encore jamais pensé ?

Que je n’ai encore jamais pensé à te demander, mon ami : où est ta tête ?

J’ai une profusion d’amis, connus et inconnus, je les ai vus dans des locaux et à l’extérieur, et je les ai pris pour fabriquer mon modèle de visage humain, ainsi je sais maintenant comment est fait un homme.

Mais qu’est-ce que ça aurait donné si je n’avais connu que toi, mon ami ?

Durant vingt-six ans j’ai vu tes pieds laissant des traces lourdes sur la terre ; et j’ai vu tes mains flotter de façon décontractée, en train de serrer d’autres mains, de caresser de belles étoffes, et je les vois encore agripper la plume, tracer un sillon sur la feuille de papier. Et j’ai vu tes bras nus ou vêtus, j’ai vu les pointes de ton gilet ainsi que deux ou trois boutons, je vois aussi le col allongé de ton manteau avec une partie de la cravate qui dépasse, et je vois aussi une partie de tes épaules si je tourne le cou à gauche ou à droite – et c’est tout, rien de plus, je ne vois rien au-delà de la cravate et de la ligne convexe des épaules, tout disparaît à ma vue, se perd dans un brouillard. Je me lève et je te toise, ébahi, dans toute ta longueur, et il me paraît incroyable qu’aujourd’hui j’ai remarqué pour la première fois que mon meilleur ami, mon unique confident fidèle, que je croyais mieux connaître que quiconque, n’est qu’un horrible torse, un tronc sans tête, un fantôme vivant que des cauchemars d’enfant peignent parfois sur un mur, sur un rideau, il est Richard sans tête, personnage hideux des contes d’épouvante, le sombre chevalier que la conscience torturée rencontre à minuit au fond d’une épaisse forêt.

Chevalier sans tête, le sang ne dégouline-t-il pas de ton cou ? Où est ta tête, mon ami ? N’est-il pas bizarre que j’aie grandi avec toi, je t’ai observé ; j’étais avec toi en pensée, tu étais pour moi l’unique réalité tangible et l’unique fait établi que le scepticisme accepte, j’avais mal si on te frappait et c’était le plaisir quand on te caressait, je te savais infiniment plus près de moi que quiconque, et quiconque n’était qu’un rêve incertain, une probabilité inconnue par rapport à toi – et voilà, aujourd’hui je découvre que je n’ai jamais vu ton visage dans la réalité. De loin on m’avait apporté des nouvelles de ton visage, je l’ai entendu décrit par des tiers quand ils en parlaient, ou parfois, avide et curieux, je me baissais au-dessus d’une image grise pour savoir comment tu pouvais être. Parce que je ne te connais que des images, ô étranger, mon ami étranger, plus étranger que quiconque, je te connais d’images et du reflet du lac ou du lac du miroir. J’ai vu ton image, mais je n’ai jamais cru cette image, et je n’ai jamais cru le miroir non plus parce qu’à quoi aurais-je pu comparer ton image ? Puisque je ne t’ai jamais vu. Et quelquefois, tel un aveugle, j’ai touché ton visage avec des doigts bègues  et j’ai tâté ton front invisible, tes lèvres, tes yeux. Un jour je te dessinerai, dans une main j’aurai un crayon, avec l’autre je te tâterai : avec un doigt je tâterai le contour de ton visage et avec mon crayon sur le papier, je suivrai ce contour dessiné par mon doigt.

Comment ton visage peut-il être ? Tu marches dans la rue et je t’observe à la dérobée : tu balances les bras et marches à pas calmes et sûrs. J’observe tes pieds, tu ne trébuches pas et tu évites les flaques d’eau. Pourtant tu n’as pas de tête. C’est épouvantable : tu n’as pas de tête. Et les autres passent à côté de toi avec indifférence comme si de rien n’était. Ne voient-ils pas qu’ils côtoient un homme sans tête ? Regardez-le : il n’a rien au-dessus de sa cravate. Regardez bien, cela ne vous fait-il pas peur ? C’est étonnant.

Comment ton visage peut-il être ? Je baisse les yeux et j’étire par la force ma lèvre inférieure. Du néant, un morceau carré de chair rouge apparaît pour un instant. Je ferme un œil et je cligne de l’autre sur le côté, vers l’intérieur : apparaît une blancheur poisseuse, une chose disgracieuse difforme, des lignes estropiées, des tumescences répugnantes, des pores ouverts.

Tu commences à me faire peur.