Frigyes Karinthy : "Livre de contes"

 

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Tante stanci, frÉdi et le marquis[1]

 

Un jeune homme marche dans la rue. Il traverse vers l'autre côté qui est ensoleillé ; le soleil lui fait cligner les yeux, il retraverse. Une idée lui vient enfin à l'esprit : oui, il faudrait tout de même rendre une visite à Tante Stanci qui a perdu son mari, même sa mère lui a dit ce matin depuis son lit :

Frédi, tu devrais aller présenter tes condoléances à Tante Stanci, ce n’est pas beau : tu n'y mets même pas ton nez alors que ça fait quinze jours que son mari est mort.

Frédi pense donc à Tante Stanci, et il est envahi d'une muette désespérance. Il fait les cent pas devant la maison sans pouvoir se décider. Il se ronge : voyons, que faudrait-il bien dire à Tante Stanci ? Ma chère et bonne Tante Stanci, ça suffira peut-être, et la regarder avec sentiment et une profonde tristesse, n'est-ce pas, inutile d'en dire plus, la regarder avec une profonde tristesse qui veut tout dire. Oncle est mieux comme ça, là-haut, dans les cieux. Frédi tente de faire travailler son imagination, il essaye de se pénétrer de cette pensée, il essaye de se convaincre que l'oncle est mieux là-haut.

Cette pensée lui donne des ailes, il s'élance dans l'escalier, il sonne et frappe. Pendant qu'on lui ouvre la porte, Frédi pousse un grand soupir, ses lèvres se crispent. Il se répète vite avec un grand effort, énervé : "Pauvre, pauvre Oncle Stanci !" Il se force à imaginer la silhouette d’Oncle Stanci pour ressentir toute la chaleur de la compassion, et le visage d’Oncle Stanci lui apparaît enfin : avec son volumineux nez luisant, il fourre avidement dans sa bouche à demi ouverte un gros ravioli et le croque en deux. Une goutte de sauce graisseuse dégouline du ravioli, Oncle Stanci essaye de la rattraper avec la bouche, mais trop tard, la goutte tombe sur son gilet. Le visage fantôme d'Oncle Stanci se tord en une grimace, "oh, putain, merde !", s'écrie Oncle Stanci, et Frédi se souvient qu'alors il avait pouffé de rire parce que lui, il avait prévu une minute plus tôt que cette goutte devait tomber, mais Oncle Stanci ne pouvait pas la voir, lui, parce que personne ne voit sa propre tête. Ha, ha, ha !

On ouvre la porte et Frédi se torture dans un dernier effort désespéré pour s'imaginer Oncle Stanci blanc, sur son lit de mort, dans le chuchotement des cyprès, la décomposition autour de la tête. Ça ne marche pas.

FrÉdi la gorge serrée : Comment ça va, Tante Stanci ?

Tante Stanci  en noir des pieds à la tête, les cheveux peignés en arrière, une légère odeur de pommade. Elle parle en gémissant, depuis trois semaines, bien dans le style : Alors tu es venu, Frédi ?

Frédi, en colère, essaye de chasser l'image d'Oncle Stanci avec le ravioli. C'est impossible, c'est idiot ! ça ne marche pas. Et maintenant tout a l'air tellement idiot. Pourquoi Tante Stanci lui a-t-elle dit "alors tu es venu, Frédi ?" comme si elle ne voyait pas qu'il est venu. Évidemment qu'il est venu. Et pourquoi le demande-t-elle en gémissant ? Et pendant que Tante Stanci le fait entrer, quelqu'un d'insolent est tout le temps en train de parler dans la tête de Frédi, le chapeau posé de travers, profondément prosterné, jusqu'à terre, il ôte son chapeau, oui, et d'un geste de marquis il tient son chapeau gracieusement, avec deux doigts, et alors il dit : "Madame, très chère Tante Stanci, je ne suis pas encore arrivé, mais j’y serai bientôt, je m'approche dans la rue et je me dépêche d'arriver !" Il cligne d'un œil vers le bas et il courbe son petit doigt, ce type-là, dans la tête de Frédi. Frédi, très en colère, tente de chasser l'intrus et s'efforce de le remplacer par l'image de l'apothéose d’Oncle Stanci, mais le marquis revient obstinément.

Les volets de la chambre sont fermés, l'air est confiné, lourd. En face de la porte une pendule tictaque bruyamment pour faire l'importante : le cerveau de Frédi est traversé par le soupçon grotesque qu'en réalité la pendule ne marche habituellement pas, elle dort dans la chambre obscure comme le vieux basset, c'est seulement quand quelqu'un entre qu'elle se met à tictaquer avec une ostensible diligence, elle nous tictaque dessus, elle palpite, elle cliquette, elle halète puis elle toussote, puis elle se tait de nouveau.

Tante Stanci  s'assoit lentement et douloureusement comme si elle était en verre et risquerait de se casser. En pleurnichant : Sois gentil, assieds-toi… Non… Pas là… Sur le tabouret…

Frédi s'aperçoit que dans sa gêne il a failli s'asseoir sur un chapeau. Le sang lui monte brusquement à la tête. Le marquis qui se prosternait auparavant se tient là, redressé, et regarde cavalièrement Tante Stanci dans les yeux et dit à haute voix : "En effet, Madame, je n'avais nullement l'intention de m'asseoir sur votre chapeau car dans ce cas votre chapeau eut éclaté comme un basset gonflé. Vous comprenez ? Comme un basset." Frédi, affolé et tremblant, tente de faire taire le marquis, il pressent un scandale, ses tempes palpitent. Oncle Stanci… Pauvre Oncle Stanci… Alors il est mort… Il est mieux là-haut… - Se répète Frédi et il essaye de penser à sa propre mort.

Tante Stanci  en pleurnichant : Tu n'es pas revenu depuis.

FrÉdi  sent qu'il doit enfin dire quelque chose. Sa voix tremble et sonne faux à cause de la peur refoulée, de ce qui va se passer ici bientôt, mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer ici ! Ce tremblement tombe bien pour l'instant car c'est la même manifestation extérieure que celle de la pitié et elle est en harmonie avec l'émotion dans sa voix, et elle donne l'impression de… - Mais, grands Dieux, qu'est-ce qui va se passer ici si on voit que… ! : Je ne pouvais pas venir… J’étais très occupé à l'université…

Le marquis sautille devant les yeux de Frédi, il n'est pas plus grand qu'un pouce et il fait des compliments effrontés : Bien sûr, Tante Stanci, vous étiez très occupée. Très préservée. Très réservée. Réservée sous le sceau du silence, portant l'écriteau : "Alfred Kopf est réservé, peut être néanmoins visité pendant quelque temps. Veuillez entrer, troisième étage, passage obligatoire par les sous-sols."

Les veines gonflent aux tempes de Frédi.

Tante Stanci  en pleurnichant : Cela fait trois semaines et trois jourdées que nous avons rendu le défunt à la terre.

Jourdées ? Jourdées ? Pourquoi jourdées ?

Dieu du ciel, ceci n'est pas supportable. Pourquoi jourdées ? Qu'est-ce que ça veut dire, jourdées ? Frédi baisse les yeux, son estomac commence à faire des vagues. Il ferme complètement les yeux pour ne pas voir le marquis, il le supplie timidement de le dispenser de son attention, sinon c'est pire que la mort. Peine perdue !

Le marquis  à haute voix : Jourdées ? Pourquoi pas jourbées ou jourcées ?

FrÉdi  timidement : Oh… Très chère Tante Stanci… Si vous saviez ce que j'ai ressenti quand… Il avale la suite, c'est lui qui sait pourquoi.

Tante Stanci  en pleurnichant : Le jeudi encore, il était assis ici… Comme nous sommes assis… Il était assis en face de moi et il m'a dit : "J'écris encore quelque chose, ma Chérie", et il a écrit cette lettre… Il l'a écrite, il l'a même signée… Je l'ai soigneusement gardée… Je l'ai rangée dans ce petit secrétaire…

Tante Stanci se lève en froufroutant et tourne le dos à Frédi. Frédi fixe son dos.

Le marquis : Le secrétaire était un charmant jeune homme modeste. Il gardait soigneusement tous les secrets, même celui de sa naissance douteuse.

Tante Stanci  apporte la lettre et la met entre les mains de Frédi. En pleurnichant : Voici la lettre qu'il a écrite ce jeudi-là… Tel que tu es assis ici maintenant… Et le lendemain… Elle tire son mouchoir.

FrÉdi  prend la lettre et se penche pieusement dessus. Sa tête bourdonne, il a des scintillements dans les yeux. Il voit des étoiles. Il est incapable de comprendre le moindre mot. À cet instant apparaît de nouveau la tête d’Oncle Stanci avec le ravioli.

Tante Stanci : Tel que tu es assis maintenant… Elle pleurniche doucement.

Une voix dans la cour, aiguë et brutale : hé, vous êtes un dégoûtant !

Paf !

Les deux lèvres serrées de Frédi éclatent. L'ouragan emporte sa tête. Tout devient noir. La lettre tombe par terre comme un chiffon mouillé. Frédi saute, Tante Stanci tombe à la renverse. Frédi s'élance, quitte la pièce, dévale les escaliers, il court par les rues… Un ricanement étouffant jaillit douloureusement du fond de sa gorge, se transforme en un immense fou rire… Tout est fini… Vienne la mort et l'anéantissement… Viennent les eaux vertes du Danube… Vienne le cercueil dans lequel on va le fourrer, le comprimer pour l'enterrer… Et où enfin, seul dans le silence et l'obscurité, il pourra enfin s'adonner au rire tranquillement, de bon cœur… Ha, ha, ha ! Hou, ha, ha, ha ! Ho, ho, ho… ho… ho…

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée dans le recueil "Tout l’humour du monde", nouvelles réunies par Pierre Daninos, Éditions Hachette, 1958.