Frigyes Karinthy : Légende de l’âme aux mille visages

 

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Voici le court évangile de l'an un, mille et neuf cent quarante-trois années à compter de la naissance du Messie, celui de la première année selon la nouvelle façon de calculer que nous connaissons, que nous utilisons ordinairement, nous tous qui vivons en cette année et avons été témoins, L'avons vu de nos yeux, entendu de nos oreilles et touché de nos mains, Lui, sous ses milliers de formes.

József Kurt.

 

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Il regarda sa montre : il était deux heures et demie de l’après-midi le 24 juin quand il fut prêt. Les persiennes étaient fermées aux fenêtres du laboratoire, la lumière était allumée ; il éteignit et ouvrit les fenêtres, pour la suite la lumière artificielle n’était plus nécessaire. Les faisceaux jaunes du soleil d’été inondèrent la pièce.

Il y promena son regard : les instruments attendaient calmement, immobiles sur la paillasse. Depuis la rue on entendait le vrombissement des voitures, un jeune crieur de journaux hurlait les résultats du combat naval qui faisait rage depuis dix jours sur la Manche. Alors il esquissa un pâle sourire. Il médita pendant une minute avant de retrouver ce qui lui restait à faire. Il prit une feuille de papier et nota lisiblement, en grosses lettres, les quelques lignes conservées jusqu’à nos jours à Londres, au British Museum.

« Ce cadavre sur la chaise en fer s’appelait Titus Telma, il était docteur en médecine, privatdocent à l’université de la Haye. Il descendait d’une vieille famille juive, il avait un corps fort et sain, je m’en suis servi durant trente-trois ans, il a tenu bon, il demandait peu de réparations, j’en ai été content. Je ne le revêtirai plus guère : j’en fais don à qui le trouvera, qu’il le garde en souvenir. Que mes installations, le laboratoire entier, soient données à mon disciple, József Kurt, auquel j’avais confié la tâche de noter le résultat de mes expériences. Il est au demeurant possible que, dans ces affaires, je fasse les démarches moi-même. »

Il referma le stylo et le posa sur la table. Puis il poussa un grand et profond soupir. Il jeta encore un regard sur le conduit, tourna le squelette, dans le coin, vers la fenêtre et y assura la vanne. Il fit tourner le disque des rayons delta : une lumière mauve jaillit dans les spires compliquées et un ronflement monotone démarra.

Il était prêt, il ôta sa blouse blanche, posa le petit poignard sur la tablette et s’assit sur la chaise en fer. Il fixa à ses pieds les lamelles de sélénium, veillant à ce que le conduit touche bien son corps. Il fixa la fenêtre du regard, sifflota, puis ferma les yeux. C’est les yeux fermés qu’il prit le poignard, il serra le manche à deux mains et d’un unique geste décidé il se le planta dans le cœur, puis le retira. Alors il rouvrit les yeux et constata avec satisfaction que le sang chaud jaillissait en un jet d’un mètre et demi : il avait bien visé, directement dans le ventricule gauche. Il jeta le poignard et retomba se sentant devenir rigide. Il ouvrit la bouche, il compta dans sa tête aussi longtemps qu’il put tout en observant le jet de sang, il arriva jusqu’à dix-neuf, là il cessa de compter car ses yeux se vitrifièrent et il sentit une crampe lui nouer la trachée.

La lumière mauve dans les spires vira au verdâtre, le ronflement persista aussi fort. Titus Telma se tordit en un ultime soubresaut et s’affala sur la chaise.

Et alors, comme il est écrit, le squelette bougea dans le coin, il avança, pliant et faisant craquer ses bras osseux, il débrancha le conduit. Il s’étira, il fouilla maladroitement parmi les instruments, il se pencha sur le cadavre et le palpa avec curiosité. Ensuite il s’arrêta non loin de la fenêtre et émit des sons sourds entre ses dents effritées. Puis il secoua son crâne comme pour se dire que ce n’était pas bien de cette façon. Brusquement, comme sur une idée, il s’approcha du rebord de la fenêtre où l’attendaient deux lilas desséchés et préparés par Titus Telma. Il les regarda fixement tout en devenant lui-même rigide, il resta ainsi à la fenêtre, pendant qu’un des lilas se mit à gonfler ; il se redressa sur le rebord de la fenêtre et répandit sa douce odeur. Il s’inclina au-dessus de la boîte en bois dans laquelle un rat crevé était préparé, étalé, les pattes écartées. Le rat se secoua, se frotta deux ou trois fois sur le dos avant de se retourner sur le ventre, il enjamba la boîte en couinant, il courut sur le rebord de la fenêtre et le long de la gouttière, dans la rue il regarda autour de lui, préféra l’autre trottoir et disparut sous un porche.

Le silence s’installa dans le laboratoire, seul le faisceau mauve du rayon delta ronflait encore, de moins en moins fort, il finit par  s’éteindre.

 

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