Frigyes Karinthy : Légende de l’âme aux mille visages

 

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- Ii -

Les quelques premiers reportages de la bataille à Kolm permirent de reconstituer brièvement ce qui suit :

L'aspirant Strogoff, dit "le rieur", qui des mois plus tard, à l'audience, a présenté le premier rapport officiel des événements, avait, selon son témoignage, entendu parler de la chose depuis trois ou quatre jours déjà, rapportée par des soldats, mais naturellement il n'avait prêté aucune attention à ces racontars qu'il avait attribués aux cauchemars habituels de l'imagination slave.

Au soir de la veille du combat nocturne les officiers avaient tenu un petit conseil de guerre et donné l'ordre que dès la tombée de la nuit – c'était une nuit de pleine lune – on se glisserait aussi imperceptiblement que possible jusqu'aux lignes ennemies et on attaquerait par surprise.

Seule la première moitié du programme avait réussi : les sentinelles, demeurées aux aguets, avaient réveillé la troupe et le premier assaut avait été accueilli par un feu nourri.

La section menée par l'aspirant n'était pas allée au corps à corps mais avait livré bataille contre une tranchée ennemie de derrière une haie à une distance de cent à cent cinquante pas. À la lumière de la lune on pouvait voir les plus petits détails avec une parfaite netteté. Après un quart d'heure de feu nourri plusieurs blessés de la section revinrent en se traînant et on annonça trois morts : l'un d'eux gisait à quelques pas à peine de l'aspirant.

Alors une tête se dressa depuis la tranchée ennemie, puis le corps tout entier, il grimpa sur le rebord en ciment, sauta à terre et s'élança vers eux en toute tranquillité.

Au premier instant il crut que les autres envoyaient un parlementaire. Mais le soldat ne faisait pas de geste et ne portait pas de drapeau blanc. Quand il s'approcha suffisamment tout le monde vit qu'il était armé. Il s'arrêta à mi-chemin et alluma une cigarette.

L'aspirant Strogoff, croyant qu'ils avaient affaire à un cinglé (le cas était fréquent), avait, d'après son témoignage, bien averti le sous-officier couché à côté de lui de ne pas tirer : mais en même temps les soldats postés un peu plus loin n'hésitèrent pas à gaiement faire feu sur le fou. Apparemment il ne fut pas touché car il put avancer jusqu'à la haie, à huit ou dix pas, son visage tourné vers lui : c'était une tête de bidasse paysan des plus ordinaire comme on en voit des centaines, des traits grossiers, de petits yeux de cochon. Le feu se suspendit alors un instant, quelques soldats se redressèrent, étonnés.

Le soldat ennemi se dirigea vers l'aspirant. Celui-ci fut surpris à un point tel qu'il ne pensa à son revolver que quand le soldat se tenait déjà là, directement auprès de lui, appuyé sur l'autre côté de la haie. Alors il se redressa aussi, se mit à genoux et pointa son revolver sur la poitrine de l'autre. Le soldat portait calmement son arme et dans un français impeccable, sur un ton pondéré et courtois, lui demanda si c'était bien lui, le commandant de cette section.

Comme la stupéfaction l'empêcha de répondre bien que parlant lui-même très bien le français, le soldat lui fit un geste d'encouragement et dit mot pour mot ce qui suit :

- Monsieur l'aspirant, rassemblez vos hommes, repliez-vous et annoncez que Titus Telma a invité le corps d'armée russe combattant ici à vider sur le champ ses positions, à déposer les armes et à aller héberger à Kolm.

L'aspirant Strogoff, cette fois convaincu d'avoir affaire à un fou, ne fit toujours pas usage de son revolver mais fit signe à l’homme couché à côté de lui de désarmer le cinglé. Le caporal n'était pas homme à tergiverser, en retournant son fusil il fit un saut en avant et lui asséna un coup de crosse. Le soldat perdit visiblement l'équilibre, mais l'instant suivant sortit un pistolet et d'un seul coup terrassa le caporal qui tomba à plat ventre sous ses yeux, près de la haie.

Alors enfin l'aspirant reprit ses esprits. Il n'était pas question de se hisser très haut parce que le feu de l'autre côté était intense. Il se contenta de lever son bras, il saisit le fou et le tira sur la haie, lui pointa en même temps son revolver sur la tête et tira. Il était absolument certain de l'avoir touché car le cinglé s'écroula sans vie immédiatement. Et ici, l'aspirant Strogoff remarqua une première fois la flamme mauve, il dit l'avoir revue l'instant suivant au-dessus de la tête du soldat, cela fit penser à un effluve électrique, peut-être même que ça chuintait.

Mais là-dessus il ne fut pas tout à fait affirmatif à l’audience. Ce qui est sûr c'est qu'une seconde plus tard la même flamme mauve apparut aussi sur la tête du caporal couché à ses pieds. Son caporal abattu sauta sur pied et tourna son visage vers lui. Sa première idée fut que le caporal n'était pas mort, peut-être pas même blessé, c'est par ruse qu'il s'était jeté par terre. Sur son honneur il affirma que c'était bien le même caporal, il voyait son visage bien connu surmonté du calot de ses hommes à lui. Il dut croire qu'il rêvait quand la même folie resurgit de la bouche du caporal, dans le même excellent français, seulement sur un registre un peu plus grave.

- Ne faites pas l'imbécile, mon lieutenant, je n'ai pas envie de rigoler. Les tueries, j’en ai ras le bol. Foutez le camp et faites votre rapport sur l'arrivée de Titus Telma.

Croyant que son caporal était également pris de folie, et sentant la même folie l'approcher, l'aspirant Strogoff tenta de calmer cet homme, mais celui-ci s'approcha tout près et attrapa un bouton de sa redingote.

- Vous n'entendez pas ce que je dis ? – dit-il d'une voix ferme.

À ce moment l'aspirant poussa un fort cri de fureur et de désespoir. Quelques-uns des soldats couchés à proximité sursautèrent et affluèrent sournoisement, en trébuchant, tête baissée.

- Attrapez-le… Abattez-le… - haleta l'aspirant, et il essaya de se débarrasser du caporal. Certains se jetèrent en effet sur lui. Le caporal repoussa ses assaillants à deux mains en ricanant (plusieurs l'affirment) comme quelqu'un que l'on chatouille.

Un des soldats arracha la baïonnette de son arme et la planta dans la poitrine du caporal qui tomba à genoux, puis sur le visage. Pendant quelques instants tous se tinrent là hors d'haleine, certains reculèrent mais tous sentaient déjà que la chose n'était pas terminée pour autant et qu'ici quelque magie courait : la flamme mauve apparut de nouveau et vacilla. Un instant plus tard l'aspirant tomba, quelqu'un lui avait fait un croche-pied. Quand il leva la tête, le même soldat ennemi rigolait au-dessus de lui et lui montrait son poing. Il vit clairement sa tête, le sang coulait à flots de son front, de la blessure que précisément son revolver lui avait ouverte deux minutes plus tôt.

Ce qui advint après est resté dans sa mémoire comme une vision fiévreuse délirante, comme l'illustration que ferait de l'Enfer de Dante un peintre futuriste dément : des traits obliques et divergents, des gestes difformes et grotesques. Partout des cris. Deux soldats arrivèrent en marchant en canard, ils tirèrent des rafales sur le soldat ennemi qui poignarda l'un des deux. L'autre l’assomma, l’ennemi tomba, mais au même instant celui qu’il avait poignardé se releva, se rua sur son camarade et le poussa à terre. Pendant ce temps, de l'autre côté, la mitrailleuse crépitait en continu, les hommes perdirent la tête, se relevèrent, sautillèrent et, tourbillonnèrent. Cinq… dix… quinze tombèrent… Un corps roula et dévala la pente mais aussitôt un autre sauta sur pieds et prit sa place, se rua sur les vivants, se mit à les larder de coups. La flamme mauve jaillissait tantôt ici, tantôt là et on entendait des ricanements éraillés, tantôt graves, tantôt plus aigus. Le plus étrange était que les soldats se déchiraient entre eux. Il arriva que trente se jetassent contre un seul, lui brisèrent la tête à coups de crosse, le mordirent à la gorge, lui arrachèrent les bras, lui piétinèrent la tête, l'écrasèrent comme un insecte. Mais la minute suivante une autre mêlée semblable se formait déjà à un autre endroit, au-dessus d'un autre qui prit son élan par-derrière et planta son poignard dans l'occiput de celui qui plus tôt était son voisin et complice pour déchiqueter un troisième, la bouche en sang, enragé. Ensuite des aboiements, des râles, des cris perçants ; la mitrailleuse redoubla son vacarme, de grandes taches noires pleuvaient de toutes parts, la mêlée s'entrouvrit, s'étendit, et jetant armes et casques, les vivants s'enfuirent en dévalant la pente.

Pendant ce temps, de l'autre côté la troupe ennemie sortit des tranchées en ligne régulière, hourra, hourra, entendit-on et tout le serpent sinueux gris terre se lança sur eux.

Il voyait cela comme s'il en était spectateur quelque part en hauteur. Des mois plus tard, revenant à lui sur un lit d'hôpital il expliquait, étouffé encore par les mêmes crampes de rire : toute cette affaire lui faisait l'effet d'un impossible théâtre de marionnettes qui sautilleraient sous ses yeux, des poupées rigides actionnées par des fils, elles tombent, elles se relèvent, elles perdent la tête et sautent en l'air pour continuer la bagarre, elles passent à la trappe par dizaines pour sauter de nouveau depuis le cintre, sans bras et sans jambes, la tête en bas, grimaçant extravagamment. Le dernier souvenir qu’il en gardait était une grande  gaîté, c’est alors qu’il avait commencé à rire à gorge déployée comme jamais depuis l’enfance. Puis il avait perdu connaissance.

 

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