Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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Histoire de Buda-ofen

Depuis les temps les plus anciens jusqu’au 10 novembre 1909,

À 5 heures de l’après-midi

 

Temps archaïques

De la grande nébuleuse originelle dont paraît-il sont issues notre Terre et les planètes concurrentes, Buda a surgi comme une raclure coriace, un peu poisseuse, que la main du Créateur n’a pas réussi à pétrir suffisamment. Plus tard, quand la Terre s’est refroidie, au point qu’on aurait déjà pu la servir à table, et à l’occasion de l’installation générale, on n’a pu caser cette raclure nulle part. On a essayé de la placer en Asie mais elle a dégringolé dans le golfe du Bengale, et elle s’est tordue dans tous les sens si bien qu’on n’a pas voulu l’admettre en Afrique car elle aurait déparé l’ensemble et de toute façon toute la place était déjà occupée. Après cela les membres du comité de pilotage ont essayé de la caser à plusieurs endroits sans succès car la Terre en train de s’installer les a chasséz de partout au cri de « Pas là, Butor ! ». (La Terre enrhumée par suite du refroidissement général prononça le nom de Butor comme Budor, "Buda" : d’où le nom de l’espace géographique dont il est question.)

Enfin le Créateur se tourna vers la Hongrie déjà largement en train de s’agencer, le comité d’embellissement de ce pays adopta la raclure nommée Buda et lui  désigna un emplacement face à la statue de Ferenc Deák.

 

Temps prÉhistoriques

 

Comme nos recherches en témoignent, Buda a connu durant les temps préhistoriques une paisible évolution. C’est alors que le petit Mont Gellért a grandi, avec sa citadelle, c’est alors qu’a grandi le petit train vicinal de la Place aux Foins, mais depuis il est parti pour Szentendre, c’est alors encore que les concierges de Óbuda ont grandi, elles aussi.

 

Premiers habitants

 

Les premiers habitants de Buda en l’an 216 avant Jésus-Christ étaient des immigrés souabes qui s’installèrent dans des caves et dans des chambres à coucher. Par la suite, en l’an 80 avant J.-C., vinrent les rats, puis en l’an 20 avant J.-C. les punaises. Plus tard quelques personnes arrivèrent également, mais comme il n’y avait plus de place, on les aligna sur le Bastion des Pêcheurs où on peut encore les contempler le soir.

 

Religion primitive

 

Les habitants primitifs de Buda étaient tout naturellement de religion bouddhiste : ils pratiquaient et pratiquent toujours leur culte dans la grotte du Mont Gellért ; c’est la raison pour laquelle la visite de la grotte est déconseillée aux étrangers.

 

Langue

 

L’idiome des habitants primitifs constitue depuis longtemps un objet de recherche pour les linguistes : il s’agit d’un mélange intéressant issu des tribus de langues teutoniques, cimbriques, vogoules, ostiaques et amalgamiques ; c’est aux séances académiques tenues au grand air du marché aux poissons de la place Eskű que l’on peut le mieux étudier ce langage mystérieux. Grâce aux mérites de quelques-uns de nos savants, philologues au zèle infatigable, il a d’ores et déjà été possible de découvrir la signification de trois termes : « rámatáma », « rámatúri » et « rámatánsz » et le fait qu’ils proviennent tout simplement de la prononciation des expressions allemandes suivantes : "räumen thun wir", "räumen thue ich" et "räumen thun sie"[1].

 

Moyen Âge

 

Après la catastrophe de Mohács, Buda fut entre les mains des Turcs durant cent cinquante ans, trois cents si on les libelle en couronnes, ce qui, compte tenu du fait que les Turcs ne se lavaient les mains que très rarement laisse encore des marques certaines sur la ville. C’est en ce temps-là que le Danube est arrivé lui aussi de Vienne ; sur ordonnance impériale, ce fleuve a coulé à travers Buda et en a découpé un morceau.

L’histoire postérieure de Buda est calme et paisible ; un seul événement de portée universelle s’est déroulé en ce lieu : de la même façon que Paris ne s’est pas fait en un jour, la foire canine de Buda, fait inouï, n’a eu lieu qu’une seule et unique fois ce qui lui procure un intérêt gigantesque et incomparablement excitant. À suivre.


Temps modernes

 

Des marchands de bière, installés à peu près au milieu du XVIIe siècle, envahirent Buda avec des nouvelles singulières. Selon ces nouvelles, de l’autre côté du Danube (vers lesquelles, bien sûr, les fenêtres des tavernes de Buda ne donnent pas, les habitants de Buda n’ont en conséquence pas encore eu l’occasion d’y porter le regard), sur l’autre rive du Danube, donc, des tribus de peuplades étrangères avaient construit une ville deux cents ans auparavant, et de cette rive opposée, avec la plus grande insolence, ils fixaient les chastes jeunes filles des marchands de lait de Buda se rendant à l’église. Il a été également révélé que cette ville importune s’appelait Pest, nom provenant de la marque de poêles nommés Ofen que les habitants de Buda avaient coutume de lancer de l’autre côté après usage.

Sous la devise "Téziz la schweinerei" la population de Buda donna expression à sa solennelle réprobation de ces regrettables événements et en même temps elle décida d’entourer la ville de remparts afin de prévenir de cette façon l’approche de voisins d’attitude offensante. Mais alors survint une insolence inouïe. Il s’avéra que du côté de Pest on avait déjà commencé la construction de ponts qui venaient tout juste d’atteindre la rive de Buda. Les habitants de Buda en colère avaient beau repousser ces ponts, ces derniers n’en étaient que davantage objet d’une poussée venant d’en face. Alors les gens de Buda lâchèrent brusquement le Pont aux Chaînes et sous la grande pression adverse ledit Pont aux Chaînes pénétra en face dans la Colline du Château, tandis qu’à Pest les passants s’étalèrent sur le ventre. Voici donc éclaircies les circonstances de la naissance du Tunnel. Par la suite le Pont aux Chaînes fut ramené à sa place jusqu’à Pest.

 

Époque contemporaine

 

Il était désormais impossible d’empêcher les gens de Pest de passer librement à Buda. Par vengeance les gens de Buda inventèrent les hélices, et si les gens de Pest sans méfiance montent dessus, ils sont renvoyés de Buda sous prétexte qu’ils ont perdu une moitié de leur billet que le contrôle du péage leur avait pourtant déchiré en face. Ceux qui arrivent malgré tout à débarquer, se font assiéger sous le Pont Margit par des frères de la Charité claquant des dents et torse nu, en tenue folklorique et faisant tournoyer des tomahawks au-dessus de leur tête ; ils arrachent toutes leurs dents aux visages pâles.

Dès lors l’histoire de Buda présente l’image d’une régression silencieuse et paisible.

 

Vie de cour à Buda

 

Cependant Buda aussi a enfin obtenu sa récompense bien méritée. Le monumental château royal construit en 1900 amena une vie pétillante dans la métropole des marécages danubiens de Lágymányos[2]. À toute heure du jour les monarques européens arrivent en troupe. À ces occasions le palais fumant à grosses bouffées offre vraiment une image charmante et hospitalière, de chacune de ses fenêtres un roi apostolique fait des signes amicaux. Là vraiment Buda peut affronter son avenir avec confiance, fierté et sérénité.

 

Suite du recueil

 



[1] C'est ranger que (nous, moi, ils) fait (font)

[2] Quartier de Buda