Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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Les transports

En tant que tels

 

Création du Théâtre Scientifique Urania[1]

le 117e jour de l'an 8342.

 

L'Époque la plus ancienne

Déjà au temps d'Adam et Ève, un transport existait. Il est connu par exemple que les personnes préhistoriques susnommées furent poussées hors de l’Éden pour atteinte à propriété privée ce qui n'a été possible qu'à la condition de disposer de pousse-pousse cellulaires adéquats.

 

Premiers indices d'un transport

 

Le premier moyen de transport de l'humanité fut un mécanisme tout à fait particulier et non dénué d'intérêt que l'on appliquait aux deux côtés du tronc. Ce mécanisme consistait en des tubes osseux au nombre de deux, enrobés de tranches de chair tiède contre les chocs. Un de ces tubes devait être appuyé contre le sol pendant que l'autre devait être soulevé puis déposé un peu plus loin. Ensuite tout le protocole devait recommencer. L'histoire raconte que cela permettait la progression. Cette machine était appelée "pieds" d'après une ancienne mesure de longueur du même nom, pour plusieurs raisons et essentiellement parce qu'elle n'est pas de la même longueur que le pied.

 

temps bibliques

 

Pour déshabituer les humains de cette méthode imparfaite, le Bon Dieu déversa sur la terre un déluge dans lequel il était impossible de marcher parce que l'eau serait entrée dans les chaussures. Sur ce, Noé inventa l'arche portant son nom qui, elle, n'avait aucune difficulté pour circuler en tous sens. Du fait de la faiblesse de la concurrence il fit une affaire passablement juteuse : il transporta des hommes, des animaux et des artistes ; le péage était assez élevé mais on trouvait toujours des ânes pour le payer. Le quarantième jour l'arche heurta le mont Ararat, ils y accostèrent et ils furent tirés de l'eau et hors d'affaire.

Au temps de Jacob tout le monde circulait en échelle ; le vieil Abraham connaissait même la femme cerf-volant. Désormais, chez les Juifs, les transports se faisaient assez aisément. Un seul dérangement notable fut noté : quand Putiphar poursuivait les Juifs qui faillirent être coincés devant la Mer Rouge. Heureusement Moïse était plus intelligent. Il ordonna aux Juifs de faire seulement semblant de courir dans l'eau, alors la Mer Rouge préféra se scinder en deux dans sa grande peur de se trouver obligée de donner le premier bain au peuple de Moïse. Par conséquent les Juifs sont arrivés à pied sec à Budapest. .

 

moyen-Âge

 

Au début du Moyen-Âge des hordes barbares s'amenèrent d'Asie, ils parcoururent toute l'Europe sur leurs épouvantables véhicules à quatre roues. Ces véhicules sont toujours visibles dans les rues de Budapest, le vulgum pecus les appelle des fiacres.

Un moyen de transport des plus ordinaire du Moyen-Âge était le cheval, même si son usage manquait déjà un peu de confort : le passager était attaché à la queue du cheval par les cheveux et il pendouillait là dans cette position inconfortable pendant que le cheval courait. Mais ce véhicule était réservé aux seuls protestants quand ils se faisaient transporter vers l'au-delà munis d’un ticket espagnol. Les Espagnols furent également les premiers à employer la roue : ils fourraient le passager là-dedans par la tête, il arrivait à destination quelque peu cassé.

 

temps modernes

 

Enfin pointa une aube nouvelle dans le ciel des transports : Berthold Schwarz inventa la poudre à canon à l'aide de laquelle il devint un jeu d'enfant de sauter en l'air. Il ne restait plus qu'à réussir à rester en haut en un seul morceau et le problème du vol était résolu.

 

Les chemins de fer

 

Au XXXe siècle enfin, tout le monde ressentit l'invention du chemin de fer comme une nécessité universelle : les remblais, les gares, avaient été construits, les signalisations posées partout, on embauchait des contrôleurs et des mécaniciens, on faisait imprimer des tickets. Finalement, les titulaires de billets gratuits furent désignés eux aussi, Stevenson ne put plus attendre et il dut vite inventer le chemin de fer. Au début malheureusement la chose fonctionna un peu cahin-caha : ne disposant pas de suffisamment de voies, de nombreux trains circulant en sens opposé durent emprunter les mêmes rails. Si des locomotives se rencontraient elles devaient systématiquement se heurter jusqu'à ce que la plus forte éjecte l'autre des rails. Ce procédé peu onéreux, appelé "accident de chemin de fer", resta longtemps en usage. Il suffisait chaque fois de quelques nouvelles voitures et de nouveaux moteurs ; grâce à Dieu, une intervention médicale n'était jamais nécessaire : les passagers périssaient régulièrement.

 

Tramway

 

Un des moyens de transport intéressants de cette époque moderne était le véhicule appelé tramway, consistant en quatre roues, un receveur, une sonnette et une pancarte "Complet". À l'intérieur il était interdit de cracher. Après avoir abaissé sa pancarte "Complet", la montée était plombée pour que les passagers ne le fassent pas enfler. Ensuite, au terminus, on découpait la voiture à la hache, on en extrayait la foule en un bloc que l'on rechargeait sur le tram suivant. Le terminus se trouvait dans la cour de l'Hôtel-Dieu où on triait et contrôlait les cadavres des piétons ramassés en cours de route.

 

Voiture de louage

 

Les fiacres ou calèches, tirés par deux chevaux ou par quarante étudiants de l'université font partie de cette catégorie : en effet, vu que les voitures étaient occupées le plus souvent par des actrices ou de grosses légumes, les étudiants avaient le plus souvent dételé les chevaux. Ultérieurement, en raison du langage des cochers trop enclins à évoquer les arts érotiques, les fiacres ont fait fiasco.

 

ballon Dirigeable

 

Enfin naquit Zeppelin, le tant attendu, à l'âge de soixante-dix ans ; sur son ballon dirigeable il aurait bien volé jusqu'à Berlin, mais un vent contraire se leva et le détourna de ses intentions. Son activité fut largement néfaste à la production de poires d'Allemagne, parce qu'il fit découper tous les poiriers. Il eut quelques succès notables, il pourrait vivre encore, mais par la suite il eut la manie de se cogner à tout et il fallut l'abattre.

 

De nos jours

 

Tous ces susdits moyens de transport ont fait leur temps. De nos jours les gens vivent exclusivement en l'air. Ils n'utilisent la terre que pour les inhumations. Des farfelus ont bien sûr toujours existé, par exemple on parle souvent chez nous d'un ingénieur nommé Kutassy[2] qu'il est impossible de convaincre de quitter le riche sol de ses ancêtres. Il préfère, dit-il, ne pas se transporter.

 

Suite du recueil

 



[1] Observatoire astronomique à Buda, construit en 1896

[2] Agoston Kutassy (1879-1932) titulaire du premier brevet hongrois de pilote.