Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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un homme totalement dÉpourvu de sens du symbolisme

Manuscrit destiné aux théâtres

 

Un café nocturne, à une table d'angle l'Imbécile Ayant Renoncé à Tout (IART). Un homme entre par la porte : l’Homme Totalement Dépourvu du Sens du Symbolisme (HTDSS), un moustachu aux joues rouges. Il regarde, il remarque immédiatement l'Imbécile Ayant Renoncé à Tout qui, comme il le réalise aussitôt, a été son camarade d'école. Il s'approche gaiement de lui.

HTDSS gaiement : Salut, Âpremine, salut Âpremine, comment tu vas ? Tu ne me reconnais pas ?

IART avec un sourire douloureux. Si, si, je te reconnais. De l'école, n'est-ce pas ?

HTDSS s'installe confortablement : Bien sûr. Et Löwinger, tu te rappelles ?

IART fait un geste de dédain, se tourne vers la fenêtre. Doucement : Je ne me souviens plus de personne.

HTDSS gaiement : Pourquoi, qu'est-ce qui cloche ? C'est ta mémoire qui faiblit ?

IART sourdement : Non. C'est ma vie qui faiblit. Le navire de ma vie qui sombre dans ce café.

HTDSS gaiement : Quel navire ? Tu t'occupes des actions de la Navigation Fluviale Danubienne ?

IART après une pause : Je ne m'occupe plus de rien. Moi, mon ami, je m'occupe du Rien.

HTDSS rit aux éclats : Ha, ha, ha ! C'est excellent ! Tu es toujours aussi drôle.

IART se passe douloureusement la main sur le front : Oui, je suis toujours aussi drôle, mon cher. Je ne resterai plus longtemps aussi drôle, mon cher.

HTDSS gaiement : Pourquoi, tu comptes t'occuper de quelque chose de plus sérieux ?

IART sourdement : Oui, je m'occuperai de quelque chose de très sérieux, mon bon ami. Mon pauvre ami.

HTDSS gaiement : Pourquoi serais-je pauvre ? Je ne suis pas pauvre, j'ai une bonne planque au bureau des tampons. Pourquoi tu ne t'installes pas dans une bonne planque quelque part ?

IART sourdement : Oui. Je m'installerai bientôt quelque part, moi…

HTDSS gaiement : Enfin ! Vois-tu, c'est une décision très salutaire ! Tu as décroché une bonne place ?

IART sourdement : Oui. Une place définitive. Définitive. Définitive.

HTDSS gaiement : À la bonne heure ! Je dis toujours qu'il est important de trouver une bonne occupation. C'est ici, en ville ?

IART sourdement : Non. C'est loin. C'est très loin.

HTDSS gaiement : Ce n'est pas grave, tu verras du monde. Tu t'expatries ?

IART sourdement, ton appuyé : Oui… Je vais m'expatrier, mon ami. Il le regarde fixement.

HTDSS gaiement : Bravo, je te félicite ! Quand pars-tu ?

IART rêveusement : Peut-être aujourd'hui même…

HTDSS gaiement : Tiens, tu ne perds pas de temps. Et où donc pars-tu ?

IART lui tapote l'épaule avec une triste supériorité, sourdement : Si tu le savais, mon pauvre, pauvre ami.

HTDSS gaiement : Je ne peux pas le savoir si tu ne me le dis pas.

IART le regarde sourdement : Je ne peux pas te le dire.

HTDSS gaiement : Non ? Dommage.

 

Longue pause

 

IART sourdement : Je ne pourrai jamais te le dire, jamais.

HTDSS gaiement : Bon, bon, je n'insiste pas si tu ne veux pas.

 

Pause

 

IART un peu moins sourdement : Là où je pars, on y va sans bagages.

HTDSS gaiement : Ah, ah, alors ça ne doit pas être très loin d'ici. À Pomáz, peut-être ?

IART avec une profonde pitié. Non, non, pas à Pomáz, mon pauvre ami.

HTDSS gaiement : Alors je n'ai pas mis dans le mille.

 

Longue pause

 

IART sourdement : Là-bas il n'y a plus de Pomáz, il n'y a plus rien… sur ce train-là.

HTDSS gaiement : Tu sais, ça dépend toujours des trains. Personnellement je préfère les rapides qui ont des wagons-restaurants, alors si tu as un petit creux, tu sais où t'adresser, n'est-ce pas ? Ha, ha, ha ! Il rit.

IART sourdement : Dans ce train-là on ne distribue qu'un seul repas… Et même dans une assiette de fer… Il le regarde fixement.

HTDSS gaiement : Eh ben ! Le standing laisse à désirer, dis donc. Une assiette en fer ? Elle est bonne celle-là. Ha, ha, ha ! Il rit.

IART sourdement : Dans cette assiette de fer on sert une bille de plomb, mon pauvre ami. Il le regarde fixement.

HTDSS gaiement : Une bille de plomb ! Mais ça doit être immangeable ! Tu en as de drôles. Ha, ha !

IART perd un peu patience. Ce n'est pas fait pour qu'on l'avale… Ça se fait avaler tout seul… Cette bille de plomb… Dans l'assiette de fer…

HTDSS gaiement : Tout seul ? Comment ça marche ? Un automate ?

IART un peu nerveusement mais encore sourdement : Parce que cette assiette de fer–là est en réalité un tube de fer, mon pauvre ami.

HTDSS gaiement : Une assiette en tube ? ça c'est drôle. Ça ressemble à quoi ?

IART acrimonieusement : C'est un long tube dans lequel il y a une bille de plomb… Puisque tu veux tout savoir…

 

pause

 

HTDSS gaiement : Une bille dans un tube !  Après une pause il éclate d'un rire tonitruant : Ah bon ! Je comprends ! C'est un revolver ! C'est excellent. Ha, ha !

IART le regarde fixement, puis rêveusement : Oui… Puisque tu veux tout savoir…

HTDSS gaiement : Ah bon… Un revolver. Pensivement : Mais, tu ne m'as pas dit à l'instant que tu partais en voyage ?… Et c'est là qu'on va te donner ce revolver ?

IART le regarde : Non… Le revolver sera sur moi… Sur moi…

HTDSS gaiement : Sur toi ? Pour quoi faire ?

IART en grinçant des dents. Pour quoi faire ? Pour le retourner vers moi !!! Voilà !

HTDSS gaiement : Pourquoi tu retournes le revolver vers toi ?

IART se lève, hurle désespérément, gesticule : Pour tirer avec, pour soulever le chien, appuyer sur la détente, pour faire sortir la balle du revolver vers moi ! Tu ne comprends pas ?! Tu ne comprends pas ?!

HTDSS gaiement : Ah bon ! Tu veux te tirer une balle dans la tête avec le revolver ? Pourquoi tu ne parles pas clairement ? Va te faire pendre. Bon, salut ! Il s'éloigne gaiement..

 

Suite du recueil