Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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le chameau

 

Une charmante histoire, authentique.

Il est important de souligner qu’elle est authentique, car elle est invraisemblable. Pourtant c’est justement son invraisemblance qui prouve qu’elle est arrivée : dans ce monde sans imagination il n’y a plus que la réalité qui produit parfois de l’exceptionnel.

J’aurais pu lui donner pour titre : Le hasard.

Sa moralité : attention aux apparences.

Au demeurant, elle est parente de cet autre cas où un gars du village voulut ridiculiser le clown qui imitait le cri du cochon en cachant un vrai porcelet sous sa cape, mais cette fois-là, exceptionnellement, le vrai cochon cria différemment que les cochons qui crient, et le clown au cochon fut sifflé.

La charmante dame à qui est arrivée l’anecdote qui suit, propriétaire d’une splendide voiture de sport, visite passionnément, soutient et réclame les authentiques traditions rurales hongroises, la Grande Plaine, Hortobágy, Mezőkövesd. Elle est devenue une véritable folkloriste, une de ses plus grandes joies est d’attraper les visiteurs étrangers et de les traîner dans les villages hongrois, leur vanter les goûts et saveurs spécifiques, les mérites des spectacles dont la caractéristique nationale est mieux perçue par le touriste que par les nationaux.

Récemment elle est tombée sur un partenaire idéal en la personne d’un Américain qui déjà aux USA avait beaucoup entendu parler de la Hongrie, petit pays exotique, et qui brûlait d’enrichir sa collection de photos et de raretés réunissant les régions du monde.

Elle le chargea donc dans son auto et le transporta dans les provinces les plus hongroises.

En traversant un bourg de la Plaine, la dame arrêta brusquement la voiture. Elle sentait que le moment était exceptionnel. Avec son instinct de peintre elle reconnut que l’image ne pourrait pas être plus haute en couleurs et plus tapageusement hongroise. C’était une matinée de dimanche, la grand-place était remplie de jeunes paysannes et de jeunes gens en tenue de fête. Tout était réuni : puits à bascule, meules, chars à bœufs.

Elle dit solennellement :

- Regardez bien autour de vous si vous voulez graver dans votre mémoire une image d’un village hongrois authentique.

L’Américain baignait dans la béatitude, il leva son Kodak.

À cet instant la petite rue latérale résonnait d’un bruit de sabots.

Attendez, dit la dame dans l’espoir qu’un berger en belle culotte compléterait avec bonheur la prise de vue.

L’instant suivant un chameau énorme surgit sur la grand-place.

La dame poussa un cri de surprise – mais au même instant le Kodak se déclencha.

Elle eut beau s’échiner à expliquer à son Américain qu’il n’était que témoin d’un hasard exceptionnel, effet de l’action publicitaire d’une ménagerie ambulante. Ce village authentique de la Grande Plaine vivra dans l’imaginaire de l’Américain jusqu’à la fin de ses jours, peuplé de puits à bascule, de mirages, ainsi que du quadrupède indigène caractéristique de la puszta hongroise.

 

 Suite du recueil