Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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Dux, ducis

Papa, c’est quoi le datif de Dux ? – me crie mon fils qui fait ses devoirs.

Patatras ! Cela fait des mois que je pressens que des ennuis me menacent. Jusqu’en cinquième et quatrième du collège j’arrivais à lui faire croire qu’en latin aussi je suis un expert infaillible comme dans les autres matières, il fallait qu’à ses yeux j’égale Socrate, Aristote, Leibniz et Einstein, et même Kasztel, supérieur aux précédents puisque le meilleur élève de la classe. En troisième éclatera forcément le secret de Lohengrin, le terrible stigmate de son origine que j’essayais pourtant de lui cacher.

Je n’ai pas la force de lui dévoiler la vérité. Je demande sévèrement :

- As-tu déjà terminé l’algèbre ?

- Je fais d’abord le lat

- D’abord… D’abord… Il n’y a pas de d’abord, tu commences par l’algèbre, les matières scientifiques, tu auras le temps pour le latin. Je passerai plus tard.

En tout cas j’ai gagné du temps. Où est ce dictionnaire de latin ? C’est ennuyeux, il est resté dans la chambre des enfants, il le verra si je me plonge dedans. Je pourrais éventuellement téléphoner à Mihály Babits[1] qui est un bon latiniste. Sauf qu’il pense que moi aussi. On n’a pas le droit de décevoir un poète. Et puis, l’enfant risque de nous entendre.

C’est ridicule, à quoi sert cette méthode inductive ? Pourquoi ne serais-je pas capable de trouver le datif de Dux par moi-même, si je prends mon courage à deux mains.

On s’allonge sur un canapé, on met en route la critique de la raison pure.

Dux, c’est le chef, le prince, le gouverneur, ou quelque chose comme ça. Bref, un gros imbécile. C’est lui, lui-même, sans rien, tel que Dieu l’a créé, au simple mais honnête nominatif. Car nous venons tous au monde tout nu, sans rien et sans personne, tout comme nous sommes le nominatif de nous-mêmes. Le reste ne viendra que plus tard.

C’est plus tard qu’il s’avère que je ne suis pas seul au monde, chef, prince, gouverneur, mais il existe quelque part un Pour, un avec et un Par, et à ce Par peut même s’adjoindre un De pour devenir De Par, et enfin l’immense T terminal de devant qui permet d’y suspendre, comme à une potence, le jugement dernier, la sentence finale, expliquant de quoi "je fus accusé" à l’accusatif.

Dux, ducis

Je le vois à travers le brouillard du demi-sommeil, lui, le Dux, le grand prince, seul dans la salle d’armes de son morne château. Il se regarde dans le reflet de sa cuirasse, et quand il tourne ce miroir vers moi, je découvre dans ces traits à quel point il me ressemble.

J’aimerais tant parler avec lui ! – J’aimerais m’adresser à lui, le connaître, savoir ce qu’il ressent, s’il me ressemble aussi dans l’âme.

En vain. Cette conversation ne m’apprendra jamais ce que j’ai maintenant besoin de savoir. Dux est supposé être connu. Au commencement était le Dux, et ensuite il y eut un datif. Dux est le prince et Datif est son prophète.

Que se passerait-il si je m’enhardissais assez pour aller le lui demander ? Après tout, s’il s’agit de savoir quel est le Datif de Dux, c’est lui-même qui est le plus compétent, plus compétent que le dictionnaire ou que Mihály Babits.

Le prince ! Sans terminaison ni préposition ! Le prince, le gouverneur, seul avec lui-même ! Qui d’autre ?

Et déjà je suis allongé moi-même sur le canapé de la salle du trône, méditant et observant dans la glace mon propre nominatif.

Il n’est pas bon que le Nominatif soit seul. Au commencement Dieu créa le nominatif et le Seigneur dit, il risque de rester oisif ainsi tout seul, plions-le un peu.

Et voilà qu’on frappe à la porte.

- Qui est là ?

Une voix douce, fondante.

- Je suis Génitiva, l’unique petite épouse de mon prince de du.

Je ne suis donc pas seul. La Propriété est née. Pour le moment, un possédant, un possédé, ils seront bientôt plusieurs. Mais savons-nous assez bien la conjugaison ?

Dux, as-tu de l’argent sur toi ? Votre petite Génitiva aurait besoin d’un nouveau chapeau.

Ah, nous y voilà ! Ça sert, une femme dans la maison. Pecuniam duci. Où je vais pouvoir en trouver ?

Je sursaute en colère.

- Où voulez-vous que j’en trouve ? Sous ma peau, de ma chair, de mon sang ?

Ah, ça y est ! DE. De ma chair. Ex carne ducis.

- Déguerpis, et va récolter les impôts de l’année prochaine !

Je suis de nouveau seul. Mais suis-je vraiment seul ? N’y a-t-il pas quelqu’un en face de moi, me fixant d’un œil accusateur ? Et le miroir renvoie-t-il toujours le même visage ? Comme si ce n’était plus moi, tout au moins pas mon visage, comme si à travers les yeux de mon âme c’est ma propre âme qui me répondait, angoissée.

- Comment traites-tu le peuple, Prince ? Ne crains-tu pas l’avenir, ne crains-tu pas que le péché que tu as commis crie vers le ciel, exige pénitence ? Le peuple punira son prince le jour de la résurrection de son amour-propre. Plebs punit ducem.

À bas le miroir, à bas la parole accusatrice du remords, à bas Accusatif qui vit dans mon âme. – Musique ! Je veux m’amuser.

Et déjà apparaît encadré par la porte, Vocatif, le poète.

- Oh, Dux, tes vertus sont innombrables.

C’est un charmant garçon intelligent, ce Vocatif, il a des remarques bien trouvées. À l’instar du monsieur qui récemment a publié ce bel article à mon sujet.

Il serait bon de m’endormir ainsi, à la musique de la harpe, mais une petite voix stridente retentit.

- Papa, j’ai fini l’algèbre, c’est quoi le datif de dux ?

Je bâille, je me frotte les yeux.

- Arrête de faire l’imbécile, tu aurais pu le lui demander depuis le temps.

Mon fils ouvre de grands yeux.

- Bien sûr ! Tu ne les as pas vus ? Ils étaient ici autour de cette table, Dux, sa fidèle Génitiva, son brave Datif, son Accusatif désagréable et tous les autres. D’ailleurs il est temps que tu saches la vérité, je ne suis ni prince, ni gouverneur, ni prof de latin… J’ai passé un bac technique ; va chercher dans le dictionnaire.

 

 Suite du recueil

 



[1] Mihály Babits (1883-1941). Poète, essayiste et traducteur honrgois.