Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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monsieur fuksz

 

Aujourd’hui, après une pause de six mois, Monsieur Fuksz a réapparu.

Maintenant je sais.

Il s’est manifesté la première fois il y a dix-huit ans. J’étais un jeune homme immature et un important rédacteur de revues, j’habitais rue Népszínház, déjà détenteur d’un logement, avec une bonne, un vestibule et une salle de bains, écrasé "d’activités débordantes" et d’un emploi du temps surchargé et "je regrette, je n’ai pas le temps, j’ai des rendez-vous" et des projets enfiévrés et un programme suffisant pour deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans, organisé au jour près et accessoirement la rédemption de l’humanité, et à cette fin avant tout la préparation de l’unique mois pendant lequel je ne devrai pas travailler ni me préoccuper de l’organisation du lendemain, mais je pourrai tranquillement m’asseoir pour observer et résoudre le mystère de l’humanité selon une combinaison aux échecs – la préparation de cet unique mois dont à vrai dire je crois encore qu’il aurait pu résulter quelque chose de décisif pour moi comme pour l’univers – hypothèse que malheureusement je n’ai jamais pu vérifier car ce mois, le mois de l’indépendance et de l’insouciance, il est toujours en préparation sans jamais s’être présenté.

Mais c’est déjà le mirage de ce mois-là qui me courait dans l’esprit quand la bonne est entrée pour annoncer quelqu’un qui demandait Monsieur, j’ai sévèrement levé la tête derrière mon bureau, outragé par le dérangement. Or la bonne est restée là, debout, déconcertée et gênée, et moi aussi j’étais gêné, et un silence particulier, soucieux et pesant s’est infiltré depuis l’antichambre, comme un courant d’air.

- Qui est-ce ? – ai-je demandé tout bas.

- Il a dit qu’il s’appelait quelque chose comme Kuksz ou Fuksz.

- Qu’est-ce qu’il veut ?

- Il demande que Monsieur le reçoive, si possible…

- Pourquoi n’entre-t-il pas ?

La bonne a haussé les épaules.

- Il reste planté à la porte.

Ce doit être une facture, ou un mendiant.

Je me suis levé et je suis allé voir.

Monsieur Fuksz se tenait effectivement sur le palier, dans l’embrasure de la porte entrouverte, sans que sa main lâche la poignée, prêt à se retirer à la première injonction impatiente du regard, à dévaler l’escalier à reculons, comme un rêve de cinéma tourné à rebours. Monsieur Fuksz ne portait pas de chapeau, l’excitation haletante lui faisait perler des gouttes de sueur sur le front – un sourire particulier hésitait sur ses lèvres épaisses, pouvant signifier à la fois un humble embarras ou une ironie insolente – cette grimace niaise et ambiguë avait tellement envahi sa figure que la salive débordait aux commissures de ses lèvres. Cette même ambiguïté s’est retrouvée aussi dans sa voix quand, enfin, à mon troisième "que désirez-vous", il s’est mis à parler d’une voix rauque et émue.

- Pardonnez-moi… Je ne voulais certainement pas vous importuner.

- Je vous en prie. Que puis-je pour vous ?

- Oh, excusez-moi, ce n’est pas important… C’est-à-dire… Pas urgent… Terminez tranquillement ce que vous étiez en train de faire, Monsieur le rédacteur… À certains égards…

- Bon, allons, de quoi s’agit-il ?

- Je reviendrai une autre fois…

Et déjà il reculait. J’étais moi-même interloqué – aurais-je été brutal, aurais-je utilisé un ton agressif ? Le regard couleur petit lait de Monsieur Fuksz a commencé soudain à se brouiller devant mes yeux…

Et je l’ai retenu avec une courtoisie exagérée :

- Mais je vous en prie… Je n’ai rien d’urgent à faire… Entrez donc.

- Mais… Ne vous donnez pas cette peine… Vraiment… je ne voudrais pas vous incommoder… À certains égards, n’est-ce pas… Je peux très bien rester… J’attendrai…

Il m’a fallu cinq bonnes minutes pour le persuader d’entrer jusqu’à mon bureau – là aussi il s’est planté à la porte et à aucun prix il n’a voulu s’asseoir.

J’ai essayé d’être affable, afin de dissimuler ma gêne et mon inquiétude croissantes. J’ignore pourquoi mais j’avais le sentiment agaçant que si je ne faisais pas d’effort, encore deux minutes, moi aussi je me mettrais à bégayer et à ricaner bêtement comme lui, créant une situation si pénible et insupportable qu’on ne pourrait plus s’en dépêtrer, nous nous figerions tous les deux, face à face, en un rictus sans fin, deux statues de sel, incapables à jamais de communiquer.

- Alors quoi de neuf, cher Monsieur Fuksz ? – lui ai-je demandé pour cette raison, sur un ton léger tout en lui tapotant l’épaule. – Avons-nous besoin d’un emploi ? D’une aide quelconque, d’un piston ?

- Mais… Rien de tel, se dépêcha-t-il de m’assurer, c’est-à-dire… À vrai dire… Tout compte fait… Je n’ai besoin de rien, vraiment besoin de rien…

Après cela j’aurais dû lui demander ce qu’il voulait alors. Mais j’aurais été incapable de supporter une nouvelle fois l’absence d’une réponse claire. J’avais le sentiment que dans un tel cas je pousserais un hurlement, j’attraperais un objet contondant ou je le boxerais avant de le pousser dans l’escalier. Il a dû en capter quelque chose dans mon regard, sa figure a viré au gris cendre, il a fermé les yeux et d’effroi il a de nouveau affiché son rictus niais, imbécile, profond.

J’ai détourné la tête et je me suis mis vite à parler de n’importe quoi. Je lui ai montré les objets, ma bibliothèque, j’ai dû lâcher quelques mots nerveux sur mon travail en préparation, sur les conditions difficiles. Une fois, c’est par hasard que je l’ai regardé et il m’a semblé que son épais sourire reflétait alors de l’insolence et de l’ironie plutôt que de l’humilité. J’ai désigné ma montre.

- Eh bien, cher Monsieur Fuksz, lui ai-je dit d’un air faussement distrait et décontracté, vous ne m’en voudrez pas n’est-ce pas, mais je dois maintenant partir. Voulez-vous m’accompagner ?

- Je vous en prie, je vous en prie… En effet… Je ne voudrais certainement pas vous importuner… néanmoins… on peut dire…

D’un geste viril j’ai attrapé mon imperméable et mon chapeau. Je l’ai poussé pour passer la porte devant moi, mais vu sa résistance obstinée, je l’ai franchie le premier. En bas, dans la rue, il a marché à mon côté un bout de temps en gardant le silence ; je n’arrêtais pas de parler de tout et de n’importe quoi, trop fort, comme une crécelle, pour chasser le silence, pour ne pas encore être obligé de lui demander ce qu’il voulait. Lui, il m’écoutait avec son perpétuel rictus respectueux.

Au coin de la rue un fiacre stationnait. Je n’avais rien à faire nulle part, comme je n’avais pas non plus à sortir de chez moi. Mais ça ne pouvait plus durer davantage.

- Eh bien, Monsieur Fuksz, que Dieu vous garde, je vais prendre cette voiture. Cocher… Euh… Rue Bajza, s’il vous plaît…

- Je vous en prie… Surtout ne vous gênez pas…

- Eh bien alors…

Il restait là, son rictus aussi.

- À bientôt… À la prochaine…

- Mais non… À vrai dire… Je ne voudrais pas vous importuner…

- Vous ne m’importunez nullement, n’hésitez pas, quand vous voudrez…

- Ne m’en veuillez pas… C’est-à-dire…

- Je ne vous en veux pas, croyez-le bien. Au revoir…

Et le fiacre a démarré avec moi. Je n’ai pas regardé en arrière, de toute façon j’étais sûr qu’il se trouvait toujours là au coin de la rue avec son tranchant "c’est-à-dire" au bout de la langue, je me suis reproché de l’avoir abandonné d’une façon si cavalière et malpropre avant qu’il n’ait pu m’expliquer qu’il ne voulait pas m’importuner, avant qu’il n’ait pu m’en persuader du plus sincère et du plus profond de son cœur. Mais un brouillard épais est descendu me comprimer l’esprit – je savais que quelque chose d’éternel venait de commencer qui m’accompagnerait désormais jusqu’à la tombe.

Je ne me suis pas trompé.

Depuis dix-huit années, jusqu’à ce jour, Monsieur Fuksz apparaît chez moi à intervalles irréguliers mais relativement fréquents – il ne se laisse pas perturber par mes changements d’adresse, ni l’évolution de ma vie privée ni mes affaires familiales.

De façon obstinée et imprévisible il revient pour m’apprendre qu’il ne veut surtout pas m’importuner. Le sujet de nos conversations varie selon mon état d’esprit et mon humeur, mais grosso modo il reste toujours le même. Il pousse un petit coup de sonnette rapide, tout juste assez pour ne pas manifester clairement sa volonté de vraiment entrer – le genre de coup de sonnette que l’on peut éventuellement reprendre, récupérer, et que l’on ne répète pas, même si l’on n’ouvre pas la porte.

Mais si on l’ouvre, il reste planté sur le seuil et tient fermement la poignée de la porte. Il est en sueur et affiche un rictus ambigu. En général il tombe à des moments – est-ce symbolique ? – où je suis juste avant ou juste après un événement significatif, un grave problème, un changement déterminant, à la onzième heure où il conviendrait d’agir, de décider dans cette affaire problématique que je traîne depuis une vingtaine d’années, cette affaire qu’est devenue ma vie – au moment où il faudrait justement sauter le pas, le seul petit pas vraiment simple qui permettrait de radicalement tout arranger : je suis sur le point de prendre le téléphone, de me lever, d’ouvrir la bouche, de sortir, pour franchir ce pas, lorsque retentit sa sonnerie discrète et grinçante, et moi je n’ai plus la force d’ordonner qu’on ne lui ouvre pas.

Je vais vite à sa rencontre et avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche je me mets à parler, parler vite avec fermeté et virilité. Je lui développe en détail mon regret d’être justement obligé de partir – vous savez, les nouvelles élections, et tout ça. Il m’écoute tout en sueur et parfois, quand je reprends ma respiration, il bredouille un fragment de la vieille phrase bien connue comme quoi n’est-ce pas, en effet, à certains égards, effectivement, il ne voudrait aucunement m’importuner. Moi, je prends mon chapeau, nous descendons ensemble, je me mets en route dans le sens opposé à celui où j’avais à faire et où j’aurais dû agir et prendre des dispositions. Lui, il m’accompagne humblement et patiemment, jusqu’à ce que je disparaisse de sa vue sous le porche d’un immeuble inconnu, où ensuite j’attends encore une dizaine de minutes pour guetter et m’assurer qu’il n’est plus dans les parages.

Un jour peut-être c’est moi qui devrai aller avec lui. L’accompagner, le suivre – me laisser guider par lui, révéler et comprendre enfin cette phrase mystérieuse selon quoi il ne veut pas m’importuner. Je le suivrai jusqu’à ce que sa silhouette apeurée et étrange entre d’un pas chuintant par la grande porte du cimetière de Kerepes où attendent les quatre longues semaines de calme et d’indépendance, qui me permettraient de solutionner la grande question.

24 juillet 1927

 

Suite du recueil