Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

afficher le texte en hongrois

Dieu

 

Que se passerait-il si un jour je prenais le mot au sérieux, si je disais : et maintenant taisez-vous, vous, les mots, tessons sonnants là-dedans, dans la tasse osseuse du crâne qui, si je les secoue, composent chaque fois une formule, une pensée, un avis digne d’une sentence – si un jour je retournais la roue motrice de la machine, à l’envers – ou si j’arrêtais tout pour un instant ? Comprenons bien : je sais fort bien qu’en réalité mes pensées ne m’appartiennent pas en propre – je ne suis qu’un homme en lutte pour sa vie, je n’ai pas acheté un passe-partout pour la vie, le matin de chaque jour je dois de nouveau faire mes preuves, me battre pour mon droit à la vie, chaque jour je dois une nouvelle fois, comme il se doit, accoucher de moi dans la douleur et le sang, pour me maintenir en vie j’ai besoin d’au moins autant d’énergie qu’il en a fallu au petit noyau cellulaire dont j’ai germé pour se battre et venir au monde. Cette lutte est permanente sur tous les fronts de mon corps et de mon esprit – pensées et mots, sentiments et passions, ils sont les différentes armes de mon armée, ils servent tous quelque intérêt de cette Volonté secrète et obstinée qui par inertie s’attache à me conserver dans ma forme actuelle, niant aveuglément la possibilité d’une autre forme possible. Mes joies et mes douleurs sont des stations de cette lutte – les premières  signalent en moi les jubilations des victoires, les dernières la peur panique des batailles perdues, autant de rapports de guerre d’où il ressortira de quoi je suis le plus proche : de la vie ou de la mort. Il ne m’a pas été donné un unique instant de sentiment de sécurité permettant de me rencontrer – la Vérité qui sommeille au fond de mon âme ne peut jamais faire surface ; des soldats barrent l’entrée de ma conscience afin d’examiner si c’est une vérité utile, profitable à la vie ? Car sinon : retour à l’obscurité !

Que se passerait-il si un jour je trompais mes propres soldats et je faisais moi-même le guet pour arrêter le moi qui fonce : - Halte là, qui es-tu ? Le mot de passe !

Une  fois ou deux j’ai presque réussi. Ça a demandé un effort – je tâchais de ne pas me perdre dans mes pensées. Dans quelques rares instants heureux lumineux de distraction j’ai réussi à faire taire en moi le bruit du combat, j’ai tenté d’entendre, les yeux fermés et les oreilles aiguisées, ce qui est au-delà, cet autre bruit étouffé qui vient du dehors, de la réalité extérieure, ce que j’entendrais bien si je n’en étais pas empêché par le bouillonnement de mon sang, le cliquetis de mon cœur, le halètement de mes poumons, les contractions de mon estomac, la sonnerie incessante des fils télégraphiques de mes nerfs.

Enfant, quand j’écoutais de la musique, il fallait que j’oublie d’abord les paroles, ensuite les souvenirs passionnels et les désirs attachés à la mélodie : tristesse, joie de vivre. Ce que mon imagination plantait dans la musique, puis ce que le compositeur y avait semé. Et lorsque tout cela avait disparu et cessé, j’étais pris par le sentiment frissonnant et étrange que quelque chose était encore resté derrière tout cela – dans le sautillement décousu des sons était resté un effort lointain, très lointain, un cognement inquiet sur les cordes du piano et du violon et sur la paroi extérieure de mon crâne – comme si quelqu’un émettait des signes désespérés, comme s’il pressait et avertissait qu’il voulait dire quelque chose, comme s’il voulait rappeler quelque chose – comme si quelqu’un me parlait, à moi et pour moi, dans une langue inconnue que j’avais oubliée.

Et moi aussi j’ai essayé alors, et depuis, de donner des signes à ce Quelqu’un. Mais comment pouvais-je faire ? Je me doutais bien, vaguement, que l’appeler avec des mots aurait été peine perdue – les mots, je les ai appris à l’usage des hommes, or ce Quelqu’un n’est pas humain. J’ai ânonné des prières mémorisées, attendant la réponse les oreilles dressées, un sourd silence me répondait. Je fermais donc les yeux et arrêtais la machinerie des mots. À ces moments-là, par instants, j’entendais bien ce lointain cliquetis.

Et j’entendais également, serré contre mon oreille, le coquillage ramassé sur la plage au bord de la mer – un bourdonnement tenace, monotone dans le coquillage, et mon cœur s’arrêtaient de battre et je chuchotais : Allô ! Qui est là ? Qui tient l’autre coquillage dans sa main là-bas, de l’autre côté de l’horizon ?

Et j’essayais d’établir une liaison avec le hurlement inarticulé quand je ressentais un mal insupportable du fait qu’un autre homme ne me comprenait pas, qu’il était méchant à mon égard, qu’il me haïssait car il croyait que je le haïssais. Et l’autre levait sur moi des yeux apeurés car il s’imaginait que soit j’avais perdu la raison, soit je voulais l’insulter, pourtant mon cri n’était pas adressé à lui mais à l’autre là-bas, à l’unique qui connaît la clé de mon incognito.

Et j’essayais de lui faire des signes avec des larmes dans les yeux et des rires sur mes lèvres et des baisers doux et prudents sur les lèvres de la femme – et il essayait de me faire des signes avec des coups de tonnerres dans le ciel et des grondements menaçants sous la terre.

Il y a deux choses que je sais maintenant de façon certaine. Une première est qu’en dehors de moi il existe lui qui est au courant de mon existence, qui sait mieux que moi qui je suis. Une seconde est que le chercher ainsi est vain – il est plus puissant que moi, seul lui peut me trouver – si nous cherchons tous deux à l’aveugle, en tâtonnant, nous risquons de nous rater, de passer l’un à côté de l’autre sans nous trouver. L’un de nous doit se tenir tranquille – laisse-moi être celui-là, moi, plus faible et plus las. Je dois rester patient et attentif – je dois attendre sans perdre patience – et dès que je sentirai près de moi sa main qui tâte, je serai libre de chuchoter doucement : je suis ici, je suis ici, je suis ici, c’est moi ici – mon Dieu, comme tout est simple, comme tout est clair, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu à moi.

20 août 1927

 

Suite du recueil