Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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art, statue, poÈme

 

De nouveau deux statues équestres sont apparues devant le monument du millénaire – à première vue je les ai prises pour deux policiers à cheval, j’étais même étonné qu’ils viennent ici où la circulation est relativement calme. M’approchant davantage j’ai compris qu’ils étaient là pour claironner l’immortalité de nos chefs de tribus Álmos et Előd.

Les sept statues équestres des sept chefs ont été petit à petit achevées – l’un regarde à gauche, l’autre à droite, le troisième serre sa bride, le quatrième se penche en avant.

Je suis inculte en sculpture. Et quant aux statues de Budapest, je n’ai vraiment pas de chance : aucune ne me plaît, alors elles ne me cultivent pas non plus. Tant pis, je disais justement que je n’ai aucune culture en matière de pierre taillée. L’autre jour un sculpteur a failli me mettre à la porte de son atelier car je n’ai pas hésité à exprimer devant lui mes réserves naïves sur son métier : si déjà un art approche aussi brutalement la réalité, en trois dimensions, s’il imite la vie réelle avec des matières réelles, pourquoi ne fait-il pas le dernier pas – pourquoi ne colorie-t-il pas l’image de l’idole en couleurs naturelles, en habillant son personnage de vêtements réels ? Les figures du musée de cire ne revendiquent pas l’autorité de la création artistique – pourtant ; si ce n’est pas plus, elles représentent encore un petit quelque chose de mieux de la vraie vie que ce qu’on appelle le "naturalisme" ou le "vérisme" en littérature par exemple.

On aime parler de stylisation, idéalisation, symbolisation, etc. Pour ma part je cherche vainement tout cela sur les policiers à cheval du Bois de la Ville. J’en arrive à constater que dans ces statues équestres l’accent est toujours mis sur le cheval. Par définition, un cheval dans une foule représente au moins quatre fois la masse d’un homme, mais cela ne suffit pas : le sculpteur favorise les chevaux même en matière de soins artistiques, le héros planqué tristement sur le dos de l’animal fait l’effet d’un fardeau accessoire que le palefroi vigoureux aimerait bien secouer par terre. Où est ici l’idéalisation, le génie humain, l’idéal immortel de l’âme humaine ?

Ces statues ne claironnent pas l’immortalité de sept hommes, mais celle de sept chevaux. Mais les sculpteurs s’entêtent de ce genre de quadrupèdes géants dès qu’il s’agit d’édifier un monument à nos héroïques patriotes. Sans cheval ça ne vaut rien – ne peut pas être un héros celui qui ne regarde pas le monde du haut de son cheval, cependant il leur échappe qu’en réalité le monument est édifié à l’héroïsme équin, puisque au sens physique un cheval est effectivement plus courageux et plus fort qu’un homme. S’il en était autrement, ce n’est pas l’homme qui monterait le cheval pour mieux se défendre, mais l’inverse. Pour mieux accroître encore l’effet, généralement le cheval s’ébroue, piaffe, hennit, fait jaillir des flammes de ses naseaux, il est sublimement coléreux et vaillant : il s’approprie toute l’attention.

En vain, subjugués par la coutume, même les sculpteurs modernes n’arrivent pas à se libérer de ces chevaux effroyables – ils mènent tout l’art de la sculpture par le bout des naseaux. Il y en a eu plus qu’assez, beaucoup trop de ces chevaux dans les œuvres médiévales, et pourtant ils y tiennent toujours. Comme si l’important était le cheval et pas l’homme. Ils s’accrochent symboliquement au cheval, même à l’époque où le rapport naturel de l’homme et du cheval, en tant que souvenir historique, ne justifie plus depuis longtemps ce couplage dans lequel l’homme est toujours perdant au bénéfice du cheval. Bon, je veux bien, les chefs de tribus Álmos et Előd circulaient en effet à cheval, à la bataille comme en temps de paix. Mais que veulent-ils par exemple de Hindenburg ? En quoi est-elle caractéristique de Hindenburg cette statue équestre énorme, oppressante (les proportions massiques du chef de guerre et du cheval sont d’un à cinq) qui enlaidit la place principale de Berlin ? Hindenburg était après tout le héros de la guerre mondiale ; pour ses déplacements en ville il préférait l’automobile, tout comme Álmos et Előd le cheval, plus conforme aux conditions de transport d’alors. Je vous accorde qu’une automobile expose également une masse imposante mais au moins elle présente une attitude modeste, elle ne s’ébroue pas, ne piaffe pas, et elle ne dissimule pas la personne qui prend place à son bord. Pourquoi ne représente-t-on pas Hindenburg en automobile ? Parce que ce n’est pas poétique ? Ce n’est pas symbolique ? Parce que ce n’est pas un motif éternel ? Allons donc !

Tout d’abord, à propos des motifs éternels. Pourquoi ce qui est ancien serait-il mieux éternel ? À mon avis tout ça c’est du vent. Si on a mis le cheval sous le derrière de Hindenburg parce que le cheval est une icône indépendante de temps, de modes et de modernité, parce que c’est quelque chose qui rappelle l’origine de l’héroïsme, alors pourquoi sur ce symbole Hindenburg peine-t-il si mal à l’aise dans son uniforme moderne de général ? Pourquoi ne porte-t-il pas une armure et un casque ? Balivernes. Si on l’a représenté dans une tenue vestimentaire conforme aux exigences de son temps, on aurait pu y assortir l’automobile comme moyen de transport conforme à son temps. Car, je le répète et j’y tiens, le cheval est un moyen de transport (sauf représenté séparément, en tant que réalité naturelle et esthétique), si bien qu’il fut un temps où le cheval n’existait pas encore, tout comme aujourd’hui le cheval n’existe plus, l’automobile a pris sa place. Pourquoi le cheval serait-il un symbole et l’automobile ne le serait pas ?

Il resterait le dernier argument : le cheval est un objet vivant et artistique de l’art alors que l’automobile ne l’est pas.

C’est un argument qui est sérieux, qui pèse. Il mérite qu’on s’y attarde, simplement parce que l’objet de l’art est en effet la nature. Or le cheval en tant que réalité vivante, mystérieuse, de la vitalité, est une création de la nature alors que l’automobile est une fabrication de ce même homme qui, pour stimuler ses ambitions d’une autre sorte, pérennise la nature dans des créations artistiques. L’automobile, fabrication de l’homme, ne peut être remplacée que par une autre automobile d’une meilleure fabrication tout comme nous ne pouvons être consolés pour le dépérissement d’un cheval vivant que par la beauté artistique d’un cheval sculpté en pierre. L’art a vocation de pérenniser la vie elle-même et pas ses fabrications.

Une question reste tout de même ouverte. Pourquoi représente-t-on fréquemment et obstinément le cheval justement là où il n’est pas autonome, où l’essentiel ne réside pas dans son existence propre mais dans sa qualité mécanique adjointe à l’homme, en compagnie de ce dernier ? Un cheval est un beau spectacle, bien plus beau qu’une automobile – mais il serait plus beau encore sans l’homme.

Au demeurant, en ce qui concerne les symboles…

Eux aussi ne sont qu’une pure habitude, sans aucun rapport avec des lois externes ou internes, avec ce qu’on appelle "la loi éternelle"

Bon d’accord, je descends de mon cheval, je l’ai assez chevauché comme ça. Après tout les arts plastiques ne sont pas les seuls à travailler avec des "symboles" – la poésie avec ses métaphores et ses métonymies donne suffisamment de matériaux pour étudier le culte du "symbole". Par hasard il se trouve que la poésie aussi évoque volontiers le cheval dans ses comparaisons – elle est même allée plus loin : elle s’est fait cheval elle-même sous la forme d’un pégase ailé féerique. Mais j’ai donc promis de descendre de cheval. Je n’en ai plus besoin puisque je compte partir de l’idée que "symbole" et "comparaison" ne sont pas toujours des phénomènes de la nature, ils sont souvent création de la main de l’homme.

Et puisque nous en sommes aux moyens de transport, prenons l’exemple du navire.

Le navire est une des métaphores et symboles préférés de la poésie, il représente la vitesse, les tourments sur l’océan de la vie, l’âme courageuse faisant fi des obstacles, des vagues du mauvais sort.

 

J’ai accosté. Je descends mes voiles.

J’ai vaillamment résisté à la fureur des vents…[1]

 

Dit le poète, symbolisant un tournant de sa vie ; ou une autre fois :

 

Vole mon navire,

Courage mon navire…[2]

 

Ce qui signifie que je n’ai pas peur, je ne me conforme pas à la médiocrité (« Je ne serai pas le violoneux des gris[3] »), mais je fonce.

Je fends les vagues avec mon navire.

Le bateau est un moyen de transport. Une fabrication de la main de l’homme destinée à cet usage.

Cette fois un symbole…

Comment se fait-il que le symbole ne veuille rien savoir de l’évolution du bateau en tant que moyen de transport ?

Pourquoi nous semble-t-il "poétique" et "artistique" que le poète dise : « vole mon navire » ? Et pourquoi prendrions-nous pour artificiel et antiartistique une minauderie futuriste et une affectation, voire un acharnement que le poète qui par hasard vit à notre époque et non au temps de l’invention du navire, que ce poète dise donc « vole mon navire à vapeur » ou « vole mon hors-bord » ou « vole mon bateau à turbine » - alors que le symbole bateau, associé au mot "vole", veut réellement évoquer la notion de vitesse.

Je n’ose même pas évoquer l’éventualité où un poète oserait tellement violer les lois "éternelles" de "l’art" qu’il se laisserait aller jusqu’à écrire une insanité, une invraisemblance, une anti-poésie telle que : "vole mon avion".

Fi donc ! Quelle comparaison prosaïque, rustaude !

Un avion volant !

En poésie, seul un bateau est autorisé à voler. Car nous y sommes habitués.

Le diable seul s’y retrouve.

22 avril 1928

Suite du recueil

 



[1] Début d’un poème de Dániel Berzsenyi  (1776-1836) intitulé « Mon lot » (Osztályrészem).

[2] Vers du poète Endre Ady (1877-1919)

[3] Idem.