Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

 

sur Un fait divers

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Une prison souple – élastique, à l’infini, ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Tantôt si serrée que j’ai du mal à y respirer, tantôt elle monte jusqu’aux étoiles, elle englobe tout l’Univers pensable. C’est tout de même une prison, dans ce cas aussi, parce que lorsque même la nébuleuse la plus éloignée se trouve à l’intérieur et la Voie Lactée gargouille aussi entre ses murs, j’y cherche tout autant la porte et la fenêtre qui me permettraient d’en échapper, que lorsqu’il m’est impossible d’y allonger mes bras et mes jambes dans l’étroitesse de ses entraves.

Une prison souple. Son nom est : Moi.

Or il faut malgré tout en sortir, car voyez-vous, chaque fois il s’avère qu’à l’extérieur il existe autre chose, que je dois savoir et que je dois voir. Il n’existe aucun remède, aucune sagesse cosmique, aucune consolation à cette infinitude : qu’est-ce, comparé au miroir plan de la mer ? Car voyez-vous, il y a dedans des systèmes solaires et des myriades d’étoiles et des dieux et des diables à vie éternelle et des millions d’années dans le passé et dans l’avenir – mais la pauvre petite Anna Forgács[1] ne s’y trouve plus. Elle se trouve déjà à l’extérieur, comment et pourquoi, aucun Martien ne pourrait me le dire, elle seule pourrait me dire ce qui lui est arrivé, mais elle est morte, et quand quelqu’un est mort, pour lui tout cela, tout le tralala et le saint-frusquin ont perdu leur validité. Et il ne s’y trouve plus Béla Erdélyi non plus, parce que moi, je ne peux pas me l’imaginer, ce Béla Erdélyi, cela m’est impossible de l’unique source qui pourrait me fournir des données pour comprendre, pour déterminer s’il est criminel ou innocent, me fournir ces données au complet – parce que cette unique source c’est moi-même, c’est là-dedans que se trouvent l’infinitude et des myriades d’étoiles et Dieu et le diable ; en revanche désirer un confort matériel au prix de la mort justement de la personne que j’aime, celle donc pour laquelle j’aimerais me sentir confortablement afin de lui être agréable – un tel désir par exemple n’existe pas.

Par conséquent toute la sagesse, toute la compréhension et toute la réflexion ne valent rien sans la réalité extérieure, de même, bien sûr, que la réalité extérieure ne vaut rien non plus sans la pensée, sans l’âme et sans la passion. Par contre, grâce à quelque merveilleux rythme et l’harmonie que je ne suis pas assez fou pour corrompre et étouffer en cherchant sa loi et en lui donnant un nom, c’est dans une magnifique succession et un splendide concert que ces deux choses se rendent possibles, non seulement l’une l’autre, mais aussi une troisième : le Fantastique, mon soupçon inassouvi, plus fertilisant en tant que soupçon qu’en tant que certitude, que ces deux choses sont cause et causalité l’une de l’autre, que la Réalité existe également. Il existe aussi l’Imagination, et l’imagination crée tout autant la réalité que la réalité engendre l’imagination, autrement dit l’homme, en possession de cette force, n’est pas seulement le produit mais aussi partie prenante d’une création permanente du monde.

On n’avance à rien dans les affaires criminelles sans individualisation et caractérologie. Puis voilà cette nouvelle affaire criminelle écœurante, avec ses détails fascinants et complexes. Il m’est possible, avant de poursuivre ma spéculation, de comparer cette spéculation à la réalité – exemple élémentaire de saine connaissance. Non de "connaissance intérieure", comme l’exigent les ennuyeux gnostiques, et non de "connaissance extérieure", comme l’exigent les positivistes tout aussi ennuyeux, que leur cheval de bataille obstiné conduit contre deux murs opposés – alors que la connaissance a un chemin et une règle si simples ! Ils peuvent être résumés ainsi : regarde, pense – ouvre les yeux, remplis-les, puis referme-les, essaye de deviner ce qui en sera lorsque tu les rouvriras : si tu vois ce que tu avais pensé, ta réflexion, était juste, tu peux continuer le jeu. La réalité et la réflexion jointe, c’est de ces deux parties, de cette force centrifuge et de cette force centripète, que se compose la vérité. Celui qui en lâche une, l’autre force le fera s’éjecter tangentiellement dans le néant. Ta pensée devra toujours partir de la vie, puis y revenir, afin de se contrôler, et non d’une autre pensée, par même la tienne – c’est de cette façon que tu pourras avancer sur une voie sinueuse, prudemment, à la fois en examinant et en construisant ta route.

Car n’oublie pas, quand tu rouvriras les yeux, dans l’image changée tu devras compter aussi avec autre chose : toi-même. Tu n’étais pas seul à observer, toi aussi tu étais observé, et certaines personnes se comportaient différemment, essayaient de faire ou ne pas faire autre chose, parce qu’elles voyaient tes yeux fermés. C’est une différence minime, mais attends, cela pourrait enfler et devenir gigantesque. Tout le monde connaît cela, bien sûr presque tous inconsciemment, ce petit sentiment éphémère auquel d’habitude nous n’attachons pas d’importance, nous balayons le plus souvent distraitement, comme une sottise enfantine, ce sentiment que les bonnes gens un peu naïfs trahissent parfois, quand ils entendent parler d’un malheur désormais irréparable ou de la mort violente d’innocents, en disant : « oh, si j’avais été là ! » Ne le chasse pas s’il se manifeste, ne souris pas de toi-même, réfléchis. C’est un sentiment enfantin, mais c’est d’autant plus un signe encourageant de ce que dans ton âme pétrie de boue et de sang se blottit quelque part une goutte d’or pur et noble. Il s’agit d’un rayon préfigurant un Jardin d’Éden, non du passé mais de l’avenir, le rayon d’un brouillard lointain, lorsque nous tous nous sentirons responsables les uns pour les autres, hommes de ce monde, pas seulement de ceux qui nous sont proches ou que nous connaissons. Il est vraiment dommage que tu n’aies pas été présent, homme bon : dommage surtout si tu es aussi courageux. N’écoute pas les sophistes qui haussent les épaules en disant : cela ne sert à rien, aucune bonne volonté ne peut retourner le destin de l’homme dessiné par la nature.

Un jour j’ai écrit quelque part : « Une époque devra venir qui inscrira dans la loi un minimum obligatoire d’humanité, de solidarité entre les hommes », qui ne tolérera pas que nous laissions périr quiconque si nous pouvons l’aider, soulevant pour excuse que ce n’est pas nous qui avons causé le mal et qu’aucune loi ne nous oblige à prendre la défense de l’offensé. Ne fais pas le tartuffe, chrétien hypocrite, prétextant que « tu comprends aussi l’assassin » (surtout si ce n’est pas toi sa victime) et qu’il faut savoir pardonner l’homme qui a mal tourné. Je préfère encore les mœurs chevaleresques du Moyen Âge. Les apôtres modernes de l’abolition de la peine de mort arguent que tuer, qu’il s’agisse de l’acte d’un individu ou d’une autorité pénale, reste dans tous les cas un meurtre. Ce n’est pas mon sentiment. Moi je sens et avec moi tous ceux pour qui c’est un événement, le réel, et non une pure opportunité d’arguments dialectiques, que la colère et la vengeance ressenties contre le meurtrier sont proportionnelles à notre compassion et à notre affection, donc c’est une passion jaillie d’une source très noble. Et dans ce futur texte de loi, dans le jugement porté sur le crime, un rôle important devra être consacré à la question : Qui était visé par le crime ?

En effet, cette pensée a été éveillée en moi par le fait simple que je regrette infiniment la pauvre petite Anna Forgács (il se trouve que je la connaissais). Vous pouvez vous moquer de moi si vous voulez, mais je regrette de ne pas avoir été par hasard en vacances à Millstatt, et je me torture dans l’idée qu’elle ne serait peut-être pas morte si moi, bon connaisseur des humains, j’avais été là, je me serais aperçu du mal qui se préparait, et je les aurais peut-être suivis sur le sentier de montagne pour veiller sur eux. Et j’ai bel et bien de la colère contre les témoins qui affirment sans hésiter que pour eux, depuis longtemps, untel était suspect, un autre était suspect, que la pauvre Anna était impotente, qu’elle restait alitée, inconsciente, pendant des jours, pendant que son mari se baignait à la plage et jouait au tennis, et qu’ils étaient avec eux constamment, ils voyaient bien tout cela. S’ils ne trouvaient ces personnes suspectes qu’a posteriori, alors c’est faux – mais si le fait leur est déjà alors effectivement apparu, pourquoi ne sont-ils pas intervenus ? La bonne déclare dans son témoignage que Erdélyi avait serré la couverture sur la figure de sa femme qui râlait et étouffait – pourquoi n’a-t-elle pas alerté, pourquoi s’est-elle laissée chasser de la pièce ? Le médecin de famille connaissait la maladie incurable d’Anna – pourquoi n’est-il pas monté la voir sans le consentement du mari, lorsque celui-ci a voulu l’en empêcher ? On dit qu’Anna avait fait une allusion à ce que son mari voulait la pousser dans un ravin. Pourquoi ceux qui l’ont entendu ont-ils admis que la pauvre malade soit soignée par cet homme suspect, même si elle, dans l’exaltation de quelque devoir de martyre imaginaire, n’avait demandé de l’aide à personne ?

Je me fiche de savoir s’il est un assassin ou s’il ne l’est pas – et s’il est un assassin, je me fiche de savoir s’il sera puni ou non. Je suis davantage préoccupé par l’âme, le corps et la personnalité des innocents et des bons, que par ceux des vils et des assassins – et j’ai beaucoup de peine pour la pauvre petite Anna Forgács que l’on aurait peut-être pu sauver.

11 septembre 1927

 


 

 

ERDÉLYI

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Il affiche un sourire ironique.

On le fait asseoir, et il regarde autour de lui. Il guette l’effet. Pendant la pause on l’entend interroger son avocat, ses gardiens, a-t-il bien agi, ses gestes ont-ils plu, quelle impression il leur a donné.

En un mot : a-t-il eu du succès ?

Cette attitude choque le public, chacun séparément. Quelle abjection, quel cynisme !

Mais ce n’est qu’un personnage ordinaire, vulgaire, des plus vils, l’archétype banal des criminels, je l’entends et je le lis partout.

Tout Budapest fait un geste dédaigneux, oral autant qu’écrit : allons donc ! Ce n’est qu’un type insignifiant !

Possible.

Mais alors n’a-t-il pas raison d’afficher ce sourire ironique ?

*

Si je suis un type insignifiant, pourquoi remplissez-vous alors jour après jour la salle d’audience à la faire craquer ? Pourquoi l’odeur du sang que j’ai versé, l’odeur du sang que vous voulez verser vous fait-elle vous rassembler ainsi, vous les critiques, vous les indignés, vous les types non insignifiants ?

Au fond de ma prison je sais très bien que tout le monde parle de moi. Des publicistes à plume brillante, des écrivains à plume géniale, pondent à mon sujet des articles sur plusieurs colonnes. Je suis partout, on guette, on pèse, on dissèque, on analyse mes paroles.

Le monde ne s’est pas acharné sur le caractère du ban Bánk[2] autant que sur le mien. Ils veulent tous me comprendre. À cet instant je suis l’homme le mieux compris en Europe.

Et celui que l’on comprend, on le pardonne.

*

Dans sa prison il écrit des poèmes. Ils ont été lus par plus de monde que « La fuite de Zalán » de Mihály Vörösmarty[3]. Il suggère dans un de ses poèmes que s’il n’arrive peut-être pas à égaler Petőfi, Ady certainement.

*

N’a-t-il pas raison ?

Imaginez qu’il consacre sa vie à la recherche scientifique, au bien-être de l’humanité. En combien de lignes s’occuperait-on de lui, dans les notes au bas d’une rubrique technique ?

Voyons un peu, tout de même, peut-être qu’il ne s’agit pas tout à fait de toi, Béla Erdélyi, ce n’est pas ton âme qui nous fascine tant. Il y a eu un instant où le sourire s’est figé sur tes lèvres. Cela s’est passé à huis clos, impossible de savoir quelle question on t’avait posée. Mais lorsque le public a pu revenir, les gens s’étonnaient, tu étais pâle, tu tremblais, la sueur perlait sur ton front.

On avait dû te poser une question que l’on pourrait poser à chacun de nous, en tête à tête, en l’absence du public – et à laquelle, quand nous sommes forcés d’y répondre, nous devons tous sentir le ravin sur le bord immédiat duquel nous dansons, non seulement toi, mais lui et moi aussi, chaque personne qui se rend à ton audience, qui s’intéresse à ton cas, qui lit, qui dévore, le cœur serré, chaque lettre du procès-verbal, chacun de tes mots, pour y apprendre, pour apprendre à tes dépens, où se trouve ce ravin, cette ligne invisible, ce Lac de Constance recouvert d’une mince couche de glace du chevalier de la ballade, que nous apprenons et nous découvrons toujours seulement après coup – après y être tombé ou l’avoir franchi, selon le hasard.

La ligne où cesse le moi et commence la société. Ligne en deçà de laquelle vous devez me laisser tranquille, je peux faire ce que je veux, je peux construire n’importe quel monde sorti de mon imagination. Mais la ligne au-delà de laquelle un nouveau monde commence, un système solaire différent, dont le centre m’est inconnu, je sens seulement que je suis entraîné par une gravitation plus puissante que moi.

Les gens l’appellent la Loi.

Elle n’a ni personnalité, ni sentiment, ni passion, ni péché, ni vertu, elle a seulement une logique. Et pourtant cette logique anéantit toute passion, faute et vertu. Elle ne connaît qu’une seule chose : ta seule existence, le seul sujet dont elle veut bien discuter, c’est si cette existence est oui ou non légitime, utile, juste, pour les autres. Ce qui est à l’intérieur des limites de cette existence, ton propre petit monde séparé, tes lois à toi, ne la regarde pas.

*

Si Béla Erdélyi, en tant qu’accusé, est un personnage passablement intéressant, c’est parce qu’avec son instinct brut et primitif, mais juvénile, il semble sentir  l’esprit de la loi plus fortement que les autres, c’est un criminel sentimental qui confond les aveux faits pour soi-même, ce qu’on appelle le remords, avec l’aveu que l’on doit à la loi.

Face à la loi il ne fait que défendre sa peau, sa seule existence.

Il pourrait aussi dire ceci :

Oui, j’ai tué ma femme. Disons plutôt, je l’ai tuée à petit feu. Petit à petit. Je ne l’ai pas vraiment tuée, je l’ai plutôt laissée mourir, je lui ai donné parfois un coup de main. Là-bas, au bord du ravin, je l’ai peut-être poussée un tout petit peu, comme en badinant – mais pourquoi serait-ce un crime plus grave que si je lui avais donné un petit coup ailleurs, à côté de la table ou dans la chambre, par plaisanterie ? Est-ce ma faute si un ravin se trouvait là ? C’est le ravin qui l’a tuée, pas moi. C’est le ravin et la petite dose de véronal supplémentaire que je lui ai administrée – ce n’est pas ce supplément qui l’a tuée, mais la dose tout entière.

Elle était ma femme. On dit un corps, une âme. Personne ne parle de crime ou de vertu si je fais de mon propre corps ce que je veux. Je peux laisser nécroser une partie de mon corps, même l’extirper, afin d’en sauver ou de fortifier une autre. Surtout si la partie du corps condamnée ne proteste pas outre mesure – elle se comporte comme si elle approuvait que cet acte soit absolument nécessaire et sert l’intérêt du corps entier. Vous me demandez, Monsieur le Président, comment il est possible que je me sois comporté aussi allègrement après la mort de ma femme. Cette attitude m’accuse, dites-vous, Monsieur le Président, parce que dans des conditions normales les gens ne se comportent pas ainsi. Quelqu’un qui aimait sa femme est forcément brisé après son décès, il ne songe pas aussitôt aux assurances, aux affaires et des choses de ce genre. Seul un homme capable de pousser sa femme dans un ravin se comporte comme moi. Or c’est déjà de la psychologie, et la psychologie n’est pas du ressort de la loi – et je vais le prouver. Ma femme n’était pas morte, n’est-ce pas, quand je l’ai prétendument poussée dans le ravin. Elle en est remontée vivante. Alors je pose la question, comme si j’étais la loi : comment se fait-il que cette personne est revenue chez moi ? Une personne normale qui s’aperçoit qu’on veut la tuer, que celui qui veut la tuer est justement celui dont elle supposait qu’il lui consacrait sa vie – une personne normale devrait être effrayée, secouée par cette terrible découverte – elle devrait chercher protection, devrait fuir – je ne dis pas qu’elle aurait dû me dénoncer, mais elle aurait dû au moins me quitter, retourner chez elle, et en aucun cas se coucher avec l’homme dans lequel elle a reconnu son assassin. Si elle l’a tout de même fait, cela prouve soit que ce n’est pas moi qui l’ai poussée, soit que même une personne normale peut se comporter différemment que ce qu’exige la situation, pour des raisons intimes, incalculables, incompréhensibles pour la loi, sans que cela cache un crime latent, dissimulé – sauf si l’on suppose que ma femme aussi voulait m’assassiner. Les deux cas m’innocentent.

*

Il pourrait parler ainsi, mais il ne parle pas. Cette cornue est "trop étroite et trop évasée" pour la loi, et Béla Erdélyi le devine. Il adopte tout simplement l’attitude de la dénégation, il nie, probablement même les points et les faits qu’il pourrait reconnaître sans risque. De cette façon le public de l’audience, malgré les surprises, les confrontations, les preuves et les débats animés, rentre chez lui bredouille : cette audience ne permettra pas d’apprendre le secret, le grand enseignement, l’instant qui sépare du ravin. Il n’avouera pas, et celui qui n’avoue pas ne révèle rien de sa vie, même si des preuves objectives brisent et cassent ses mensonges en mille morceaux – nous apprenons seulement ce qui n’est pas dans son âme, mais il ne dévoilera pas ce qui y est.

Il ne révèle pas le monstre qui habite son âme, pour nous permettre de le comparer et de le reconnaître. C’est un homme vivant qui veut continuer de vivre, malgré tout. Apparemment seule une personne ayant fait les comptes de sa vie sait avouer – or cet homme n’a pas encore fait ses comptes, il attend encore quelque chose, il est encore attaché à quelque chose – à un contenu, puisque nous ne nous attachons pas simplement à la vie,  mais à son contenu.

Mais que peut être ce contenu ?

À cet instant il paraît que c’est le fait, c’est l’hypothèse qui est légitimée par cet intérêt très large : il est un homme intéressant, quelqu’un dont le destin et la vie intéressent des millions de gens, bien plus que si c’était un quelconque malheureux génie  qui crèverait ou se tuerait au mur du cimetière, dans le noir glacial de l’indifférence et du manque de compassion.

Ou ne connaissons-nous pas un bon nombre d’hommes célèbres et fameux auxquels le seul fait d’être célèbres et fameux donne un contenu et une envie de vivre, sinon par un procès d’assises sensationnel, encore moins en rapport avec un mérite sensationnel ?

25 novembre 1928

 

 

instantanÉs de l’Audience solennelle

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Je le condamnerais…

- Je ne saurais pas le condamner la conscience tranquille…

- Allons, un homme qui est capable de dire ces choses…

- Là, tu peux avoir raison, pourtant je te dis que…

Autant d’impressions. Des centaines de milliers de personnes lisent et guettent chacun de ces mots, assistent de loin à l’audience, défendent et accusent, prononcent des sentences. Seules deux ou trois, là dans la salle d’audience, d’office, à haute voix, avec compétence et responsabilité. Les autres – en secret, le soir, seuls dans leur lit, après la lecture des journaux, ou en grande conversation au café, sans responsabilité.

Mais chacun, séparément, dans la foi inébranlable d’être seul, personnellement à avoir mission de juger.

*

Qu’il me soit permis pour une fois d’être l’un d’entre eux.

Qu’il me soit permis de me faire croire être  obligé pour une fois de le regarder en face, de le voir de près, moi je le dirais.

Peut-être, précisément dans notre métier, une telle confiance en soi ne semble pas ridicule. La connaissance de l’homme, la caractérologie, le diagnostic de l’âme, sa thérapie (et un jour peut-être sa chirurgie aussi) en tant que science exacte, ne sont pas encore nés. Si elle naît un jour, probablement de la source que l’on ne peut reconnaître qu’en tant qu’art, ses pionniers aujourd’hui ne sont pas encore des savants, seulement des romanciers et des auteurs dramatiques.

*

C’est justement en pensant à cela qu’à mon sens cet engouement n’est ni maladif ni frivole. En littérature dramatique une pièce a récemment connu un succès mondial. Dans ses trois actes elle dépeint en détail une audience ordinaire au tribunal. Le public sent très bien avec son instinct obscur mais infaillible qu’il s’agit là d’une chose bien plus grande, plus excitante, concernant notre vie à tous de bien plus près que pourrait signifier "un cas intéressant" ou une aventure policière artificielle.

Un jour, au temps de la science exacte envisagée, on repensera à ces audiences de tribunal, comme le chimiste de l’Institut Rockefeller pense aujourd’hui aux cornues des ateliers d’alchimiste, ou aux premières dissections mystérieuses qui ont solennellement révélé à l’homme né il y a plusieurs milliers d’années de quoi il était fait, constitué, en réalité.

Le processus de recherche de l’instruction est, cette fois, idéal.

L’accusé nie.

Dans son for intérieur, dans la profondeur du labyrinthe enchevêtré des nerfs, se cache la Vérité qu’il est seul à connaître. Ses congénères ne disposent pas encore de nos jours d’un mécanisme, d’un appareil ou d’un procédé qui leur permettrait de retrouver cette vérité malgré sa volonté ou sans son consentement.

Nous ne pouvons l’apprendre que directement, à travers ses mots. Si nous déjouons ses ruses. Si nous réussissons à l’acculer dans des contradictions. Si, ad absurdum, nous retournons sa version édifiée pour se défendre.

Dans la cervelle morte il n’y a aucun moyen de retrouver aujourd’hui la trace des pensées dont autrefois elle avait été la source. Celui qui étudie aujourd’hui l’anatomie de l’âme, ne peut disséquer qu’une âme vivante. Pour le faire il faut soit être sadique, soit posséder le feu et les flammes de la foi que l’on sacrifie l’homme dans l’intérêt du genre humain.

En tout cas cela nécessite une confiance en soi.

*

Deux hypothèses se présentent si nous, alchimistes plumitifs, rencontrons par hasard le bourgeois raisonnable : ou bien notre grande et étrange distraction, notre curiosité enfantine le font rire, ou bien parfois nous l’irritons.

Béla Erdélyi par exemple, dont on ne peut pas savoir à l’heure qu’il est s’il est un homme ordinaire, ou un porteur exceptionnel de cette marque invisible, sous laquelle un certain Lombroso a rangé le génie, le fou et le criminel.

À supposer que moi-même j’appartienne aussi à l’une de ces trois catégories, notre rencontre permet de conclure plutôt à la première hypothèse.

*

J’arrive à l’audience pendant la pause. Je m’assois dans le couloir bondé, contre le mur sur un banc de bois, le temps qu’on m’apporte mon ticket. En levant la tête j’aperçois Béla Erdélyi, tout près de moi. Il est debout, entre deux gardiens, élégant, les joues roses, avec un pince-nez.

Je le regarde.

Je regarde son nez, ses oreilles, ses mains. Je regarde ses cheveux. Dans une fièvre ahurie et ivre je tente l’impossible : peut-être que son nez, ses oreilles, ses cheveux, un geste, un frémissement des paupières quand il réagit à un bruit, révéleront pour moi, me donneront une indication pour trouver la petite Vérité qui se cache là, à quelques centimètres de son nez, de ses yeux, et que l’énorme appareil scrutateur de la loi cherche depuis quatre ans et demi avec un zèle entêté.

Je me réveille quand Erdélyi me tourne brusquement, ostensiblement le dos. Dans son geste on lit la vexation, l’irritation. Je n’ai pas à le fixer bouche bée, comme une vache qui regarde passer un train. Tant qu’une sentence n’a pas été prononcée, il est un gentleman, voire un seigneur, et je ferais mieux de détourner mon regard.

De son point de vue il a raison, j’ai honte. Mais il ne convient pas de me tourner le dos pour autant. Mais je souris, je ne lui en veux pas. J’aimerais presque lui expliquer qu’il se trompe. Du point de vue de ma façon distraite de le regarder, me tourner le dos ne sert à rien – en effet, son dos m’intéresse tout autant que son devant, à l’instar du commissaire-priseur examinant l’avers et l’envers de la médaille.

Cet Erdélyi ne peut pas me comprendre.

Bien sûr. Comment pourrait-il ?

Il a tout de même dû lire une phrase, un page que j’ai un jour écrite, il a dû entendre, même indirectement, un mot que j’ai prononcé ici ou là. Or le fait qu’il ait tué quelqu’un par intérêt ou même qu’il ait falsifié une traite, rend évident qu’il n’a pas compris ce mot ou cette phrase.

*

Mais est-ce que je l’ai compris lui ?

Certainement mieux que l’inverse.

C’est très naturel. Il est inscrit en moi, sous la forme de la science de l’évolution, comme sont inscrits en moi l’homme préhistorique, le poisson, l’oiseau et la guêpe avec son dard. Le fauve de la forêt est aussi inscrit en moi puisque ma barbe pousse, et le barbier aussi est inscrit en moi, puisque je sais me raser.

Et le meurtrier ?

Lui aussi, sûrement. Il gît, sans vie. Sur lui est assis une autorité, un pouvoir plus parfait, plus fort, plus grand, qui l’a anéanti.

*

On m’indique une place à côté de l’avocat de la défense. Une montagne de notes devant lui sur la table. Il écoute avec enthousiasme, très attentivement, il argumente, explique, relève tout. Je le crois en ce qu’il a avancé au début de l’audience : il n’a pas de programme, de plan préconçu – il n’a pas l’intention de livrer bataille – ce qu’il cherche c’est découvrir la vérité de concert avec le président et le représentant de l’accusation.

Pourtant – il vaudrait peut-être mieux qu’il pose un instant son crayon. Et que, les bras croisés, les yeux à demi fermés, la tête tournée sur le côté, il observe plutôt son client – aux moments où d’autres parlent, les témoins, au moment où il ne dit mot, il oublie de se concentrer, il rêve en regardant la fenêtre.

Puis soudainement il se ressaisit, sursaute, proteste contre des mots mal compris par un des témoins, qu’il aurait fui, lui, le chevalier, héros de duels.

*

Schadl[4].

Une tête d’une rare intelligence, très calme. Involontairement mon crayon le dessine. Il écoute sans passion, il réfléchit. Il se tourne toujours vers la personne qui parle, une curiosité sérieuse, bienveillante est inscrite sur son visage. Il est présent, et en tant que personnalité officielle et en tant qu’homme. De type humaniste, de cette espèce chère, de plus en plus rare. J’entends dire qu’il possède une belle bibliothèque, qu’il a un caractère direct, optimiste, qu’il est l’ami des joies simples, des conversations savoureuses, des loisirs paisibles.

*

Braun, un des témoins. Jeune homme, il fut le premier fiancé d’Anna. Il s’exprime correctement – vu d’ici, latéralement, on dirait qu’il ressemble un peu à Erdélyi. Je l’imagine seulement peut-être, je le déduis de ce qu’il a aussi plu à la pauvre petite actrice fofolle, enthousiaste. C’était son genre, ce nez allongé, légèrement courbe, ces yeux incolores, ces traits calmes impersonnels, belle cravate, tenue impeccable.

Si grand que c’est presque comique, avec ses yeux sombres voilés, flamboyants, ses pupilles élargies, combien de fois elle a dû se perdre, interrogative, exigeante, accusatrice, suppliante, chercheuse, dans ces yeux vides, incolores, derrière les lunettes plates brillantes.

Elle ne les a pas compris.

*

Erdélyi.

Les femmes disent que c’est un beau garçon. Peut-être, elles sont mieux placées pour le savoir. J’essaye de m’imaginer son visage quand il se bat, dans sa colère il mord l’oreille de son adversaire, dans la salle d’escrime. J’essaye de m’imaginer si avec ce visage on peut administrer du véronal, étrangler – s’il y a de la place, dans le coin de sa bouche, pour cette petite grimace tordue que le peintre et le comédien imaginent au visage de l’assassin, lorsqu’il donne ce coup à la victime sur le bord du ravin. Comme ça, vu de profil, il affiche une expression acide, contrainte, rappelant plutôt un renard tombé dans un piège qu’un loup.

L’appariteur ramasse sur la table les parties du corps d’Anna, le cœur, la peau du cou, l’œsophage conservés dans du formol, pour les emporter. Erdélyi le regarde, dubitatif.

*

Je suis son regard. Que peuvent signifier ces objets pour lui ? Une vague d’horreur parcourt le public. « Quel cynisme ! », « Il n’en détache même pas son regard ! »

Je ne comprends pas le public. Pourquoi ? Qu’y a-t-il d’émouvant, de secouant ou d’accablant dans ces débris dans le formol ?

Une petite actrice, amie d’Anna, est en train d’expliquer au président : « Monsieur le Président, en réalité Annus ne voulait plus de lui, elle m’a dit de lui cracher à la figure si elle renoue avec lui – puis le soir même  ils sont sortis ensemble ».

Comme si on me cognait à la tête – ma gorge se noue. Je dois détourner le regard pour m’essuyer les yeux, si brutalement je suis envahi de larmes, en une fraction de seconde, en l’espace d’une phrase, je t’ai fixée, tu m’as fixé, ô, vie horrible, horrible, non-sens de la vie !

À quel point ce témoignage, cette petite phrase rappelée à la légère, est plus horrible que les minables débris de cadavre que l’appariteur est en train d’emporter.

La confrontation avec la dépouille de la victime n’a pas réussi, qu’est-ce que ça peut me faire ? Mais comment peux-tu ne pas réagir à cela ? L’as-tu entendue ?! Elle ne voulait pas – et pourtant elle est sortie avec toi – elle t’aimait, tu entends ? Et toi tu la frappais et tu la battais et tu l’assassinais – et tu n’avoues pas ?

Alors – alors peut-être que ce n’était quand même pas toi.

12 décembre 1928

 

Suite du recueil

 



[1] Fait divers de l’époque : Décès de la comédienne hongroise Anna Forgács, assassinée par son mari, le dr. Béla Erdélyi au cours de leur voyage de noces à Millstatt en Autriche, pour toucher une assurance sur la vie récemment contractée.

[2] Vice-roi de Croatie dans le Royaume de Hongrie au XIIIe siècle.

[3] Mihály Vörösmarty (1800-1855). Poète hongrois ; La fuite de Zalán : épopée historique (1823).

[4] Ern­­ő Schadl (1885-1942). Juriste, président de la Cour d’Assise.