Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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film

 

Lecteur soucieux qui dès l’introduction de ta lettre me prévient que je fais très mal ce que je fais – que "j’éparpille" toutes mes idées, mes "idéaux", mes pensées, mes découvertes abstraites et concrètes que tu suis avec attention depuis longtemps – tu me reproches de les écrire à tort et à travers, tantôt sous forme de causerie superficielle, tantôt dans d’insignifiants billets humoristiques, tantôt en les mettant dans la bouche d’un personnage d’une nouvelle au fond d’une proposition subordonnée, tantôt en les dispersant en aphorismes – à ton avis il y a beaucoup de ces "idées et pensées" qui suffiraient à d’autres pour remplir des volumes, qui tailleraient une nouvelle vision théorique et pratique du monde, en donnant dans la forme aussi à la nouvelle idée l’importance que sa signification mérite.

Mon cher bienveillant lecteur, tu observes, et sincèrement tu as peut-être raison, que moi, j’ai à penser à tant de choses, j’ai à élaborer tant d’événements extérieurs et intérieurs qu’il ne me reste, qu’on le veuille ou non, guère de temps pour peser "l’importance" de mes "idées" qui jailliraient au passage. Et si de plus tu savais – je n’ose pas trop te l’avouer – que ce qui finit par être gravé sur le papier n’est qu’une infime partie de ce qui s’envole dans les airs au cours de conversations, de débats ou dans la rue, dans le tram. Tu sais quoi ? On s’en fiche ! Tant pis, ce n’est pas grave ! Ne me prends ni pour un propre-à-rien, ni pour un faux pudique – derrière ma légèreté il y a place aussi bien pour la plus grande vanité que pour la modestie la plus profonde. Je veux simplement dire par là qu’une pensée qui se perd sans être incluse et fixée dans un système, sans être officiellement cotée à la bourse des pensées, n’a pas mérité de perdurer : une pensée digne de ce nom survivra aussi bien sans tout le décorum – elle est comme une étincelle ardente, où qu’elle retombe elle laisse sa trace, tôt ou tard elle trouvera sa place. L’une ou l’autre de mes pensées qui valaient quelque chose, qui étaient bonnes, qui étaient justes, qui étaient vraies, qui correspondaient à la réalité, dont j’ai pu vérifier l’effet, ont germé, où que j’aie pu les semer, se sont révélées vraies en tant que constatation, en tant que pronostic – me sont revenues, vivantes et enrichies, ayant achevé leurs circonvolutions dans le cosmos bariolé des pensées, même si auparavant je les avais laissées filer sous forme d’un mot ou d’une épithète quelque part en cours de conversation. Et puis, ce qui n’était que pure spéculation, que jeu dialectique de la raison détachée de la réalité, j’ai eu ou j’aurais eu beau l’écrire dans un épais volume, cela pourrirait inconnu, lettre morte, sur les étagères poussiéreuses d’une bibliothèque quelconque. Scripta manent, verba volant ? Ce n’est pas toujours vrai. Voyez le Christ qui ne nous a pas laissé une seule ligne écrite de sa main, et pourtant nous voyons plus clairement sa vision du monde que par exemple celle de Spengler. Mon excellent prédécesseur dans les savoureuses conversations de café, Socrate, n’a pas publié non plus sa philosophie chez l’éditeur Cotta sous le titre de Grundriss des Idealbegriffes in objektiver und subjektiver Anschauung[1] - non, il n’a pas écrit le moindre billet dans le Journal d’Athènes, lui ; il n’a pas breveté son invention dans le monde des idées – pire, il n’a même jamais veillé dans ses entretiens à ce que le disciple qu’il enseignait distingue ses propres observations de celles du maître : souvent il le guidait vers la vérité de façon que le disciple pouvait croire l’avoir découverte lui-même (pour Socrate la vérité l’emportait sur la personne de son découvreur) – et pourtant c’est grâce à ses pensées que nous savons qu’il y a deux mille cinq cents ans déjà vivait et voyait et observait et prévoyait la Pensée.

 

Eh bien, mon cher lecteur, qu’après cette conversation à la manière de Platon je nommerai en toute simplicité mon ami Lectoros, viens faire avec moi une promenade au bord du Danube, ou bien asseyons-nous là dans les jardins du Gundelos[2] ou à la terrasse ensoleillée de l’hôtel Gellért – et ne te soucie même pas de savoir s’il y aura ou non quelqu’un à part toi pour savoir de quoi nous aurons parlé !

Bref – où en étions-nous la dernière fois, Lectoros ? Dans les pages suivantes de ta lettre tu me dis que tu as été vivement intéressé par mes récentes causeries sur la métaphysique de l’image mobile et sur la nouvelle immortalité du jeu des comédiens. Tu as réfléchi et tu es d’avis que je peux avoir raison quand j’affirme que le Film, la découverte de l’événement extérieur pérennisé est d’une importance aussi grande dans l’histoire de la culture humaine qu’était il y a six mille ans l’Écriture, la découverte de l’événement intérieur pérennisé. J’affirme que le culte du Mouvement domestiqué, immortalisé, représente le début d’une nouvelle ère. Car tout comme la Lettre conservant la pensée a créé par interaction tout un monde de la pensée et de l’action qui en découle, c’est-à-dire de l’événement, de même la Pellicule Cinématographique transformant miraculeusement en réalité présente, vivante, le Passé qui jusque-là nous hantait uniquement en images souvenirs, à l’intérieur de l’âme, doit créer, également par interaction, le nouveau monde de l’action et de la pensée qui en découle. Ce sera un monde différent du nôtre – un monde différent dans lequel ce qui jusqu’ici s’est simplement produit se mettra à parler – et ce qui jusqu’alors n’était que discours, fleur de rhétorique, expression imagée, métaphore, se produira, deviendra réalité.

Elle t’a fait un fort effet suggestif, m’écris-tu – utopie fantastique – mon idée sur le livre du millénaire à venir, sur cette petite boîte rectangulaire sur le dessus de laquelle, comme dans un miroir, se déroule dans la réalité, devant toi, le roman, grâce à une pellicule de cinéma mince comme un cheveu courant à l’intérieur de la boîte, de la même façon qu’aujourd’hui les minces alignements de lettres d’un livre le projettent devant toi – sachant que la pellicule de cinéma ne sera en réalité qu’une solution directe et plus parfaite du même objectif qu’est indirectement l’alignement des lettres, pour te représenter images à travers ton imagination. Tu as tout à fait raison dans la suite de ton raisonnement quand tu dis que l’imagination ainsi servie risque de devenir paresseuse et de dégénérer, puisqu’elle reçoit tout fait ce que jusque-là elle devait créer pour elle-même – mais comment peux-tu savoir quelle nouvelle force, nouvel élan recevra la Pensée, en profitant du surplus d’énergie qui lui parvient ainsi ? D’ores et déjà j’ai observé sur moi-même qu’en lisant un roman je voyais défiler devant moi de magnifiques images – mais le déroulement du roman cinématographique dans l’obscurité de la salle a aussi éveillé en moi des pensées et des émotions merveilleuses.

Car la lettre engendre l’image, mais l’image aussi engendre des pensées.

Bien sûr, tout cela de nos jours n’est que rêve et tâtonnement. Si tu demandes au forgeron éveilleur de la culture humaine, à l’artiste, quelle est la place de la pellicule de cinéma dans l’histoire de la culture, il te répondra la conscience tranquille qu’elle n’en a aucune. De son point de vue il n’a pas tort car dans son glossaire à lui, culture et art sont une et même chose, et ne manque pas de bien retenir cela : dans l’industrie cinématographique récemment née il n’y a pas encore et ne peut pas y avoir de l’art déclaré – il est normal que l’artiste avec ses nerfs sensibles n’y voie que la technicité, tout comme le musicien n’entend que du tapage quand des mains ignorantes frappent le piano.

Tu t’étonnes, Lectoros – des mains ignorantes, demandes-tu, les grands réalisateurs, producteurs, comédiens du monde ? Tout le gigantesque appareil avec lequel l’Amérique et l’Allemagne, sans épargner la matière inerte et la matière vivante, fabriquent et sélectionnent le serpent cinématographique éclos et choyé dans la serre chaude d’une magnificence prodigue ?

Et pourtant c’est ainsi.

De cette nouvelle philosophie admettons en tout cas pour vérité et enseignement l’idée que la culture et la civilisation sont des notions très différentes et souvent contraires. L’industrie cinématographique (que justement pour cela nous appelons pour le moment industrie et non pas art cinématographique) est un exemple évident de cette opposition. Tant que la pellicule de cinéma sort des usines et des fabriques, et des mains des industriels et des réalisateurs de masse et du monde technique des Babylone rebâties et des Moyen-Âge et des antiquités reconstruits, afin d’agir sur l’imagination des masses indifférenciées, aussi longtemps tout cela ne représentera à la rigueur qu’une avancée de la civilisation, mais n’a et n’aura rien à voir avec ce dont nous avons parlé précédemment. Or jusqu’à présent nous n’avons vu rien d’autre – nous pouvons donc tranquillement affirmer qu’une technique de cinéma est déjà née, mais qu’il n’y a encore aucun art cinématographique à l’horizon.

Mais quand donc naîtra-t-il ?

Dès qu’un premier poète du cinéma aura vu le jour.

Mais comment le reconnaîtrons-nous ? Puisqu’il y en a qui aujourd’hui déjà se déclarent l’être.

Nous le saurons sans qu’il le sache lui-même que c’est lui.

Ce n’est pas l’industrie cinématographique qui accouchera du premier poète du cinéma. Celui-ci jaillira quelque part, de l’obscurité d’une pénombre inconnue – d’une ville inconnue ou d’un village inconnu où, ce qui est également important, on n’a encore jamais vu du cinéma. Ce poète n’aura jamais entendu parler de Hollywood ni de Pola Negri[3], ni de Lubitsch[4] – il ignorera totalement qu’il convient d’écrire un scénario – d’autant plus que la première condition de son devenir artiste sera justement le fait de ne pas savoir lire ni écrire. Il n’a jamais rien lu, en revanche il mettra par hasard sa main sur une caméra, une simple petite boîte, il la bricolera peut-être lui-même, et une fois terminée, il se mettra à en jouer le cœur palpitant, avec une joie enfantine, avec un Œil vivant nouveau, qui rendra possible de relier, mettre en forme les images souvenir. Et il se mettra en route avec son joujou, et il créera le premier abécédaire et la première gamme sonore de l’Événement – et il se mettra à jouer dessus comme jadis quelqu’un avait joué sur un premier instrument de musique primitif, notant les premières paroles de sa chanson. Il partira en sifflotant, avec un regard naïf et heureux, serrant sur sa poitrine l’Œil Vivant – et chaque fois qu’il verra quelque chose, l’envol d’un oiseau, un paysage, un torrent, un soleil couchant déformé de douleur ou de joie, une jeune fille rougissante aux yeux baissés ou au sourire provoquant – quelque chose de familier à son âme, faisant vibrer quelque chose en lui, quelque chose qu’il aime, qui l’attire, qu’il serait dommage de laisser périr sans traces – il le notera sur une pellicule de cinéma, et il rentrera chez lui et il rassemblera les images pour lui, et de ces images naîtra le premier poème cinématographique, puis aussi la première épopée cinématographique, et ainsi de suite.

Mais d’ici-là les maisons décors en papier mâché de Hollywood se seront écroulées, et les chacals hurleront sur les squelettes des studios couverts de poussière, comme aujourd’hui au pied de la pyramide de Kheops.

 

2 octobre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Coupe horizontale du concept d’idéal dans une approche objective et subjective

[2] Allusion déformée au célèbre restaurant Gundel à Budapest

[3] Pola Negri (1894-1987). Actrice polonaise puis américaine du cinéma muet.

[4] Ernst Lubitsch (1892-1947). Réalisateur américain d’origine allemande.