Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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nombres

 

Tous ces nombres que l’on est obligé de connaître pour se retrouver dans une grande métropole, pour y trouver sa place, pour se faire trouver par quelqu’un qui nous cherche – que de données chiffrées on doit faire enregistrer pour être au minimum à la mesure (mesure ! Encore des chiffres !) des hommes ordinaires pris à la douzaine (douzaine ! Encore des chiffres !), pour qu’on soit compté (compté ! Encore des chiffres !) au rang des gens normaux. Souvent, gonflés de suffisance, nous raillons et méprisons le mathématicien avec son obstination pédantesque d’additionner, soustraire, diviser et multiplier perpétuellement, comme s’il était persuadé qu’on peut additionner une vie à une autre, soustraire la souffrance de la joie, diviser le bonheur, multiplier une de mes minutes par une autre – pourtant, non seulement de grands savants, mais même des poètes ont déjà affirmé que les mathématiques constituent l’image la plus fidèle, la plus homogène du monde, qu’elles sont supérieures à toute philosophie, sources de toute religion, elles montrent l’unique voie (y compris d’après Isaac Newton) pour approcher (par l’abstraction, autrement dit par une opération de soustraction), pour approcher le Grand Coefficient, l’inconnue de toutes les équations, que le langage commun appelle l’Omnipuissant.

Une chose est certaine, c’est qu’à l’époque où, pendant un temps, bien que superficiellement et à la va-vite, je commençais à feuilleter l’histoire de la pensée humaine, la première chose qui m’a intrigué a été une découverte que j’ai trouvée étrange. La philosophie, au sens actuel du terme, comme il est avéré, s’est constituée à partir de cosmogonies, visions du monde, et ces dernières à partir de cosmologies, symboles et légendes du monde – et enfin ces cosmogonies et cosmologies elles-mêmes ont jailli de la source d’un jeu confus et embrouillé, aujourd’hui considéré comme une sorte de calcul insensé et arbitraire, appelé art cabalistique. Autant de cabales numériques fantastiques et échevelées, vestiges de l’âge archaïque de la pensée humaine, résultats terminaux de calculs incompréhensibles dont les explications et les déductions sont perdues – mais moi je ne peux plus en sourire depuis que j’ai appris que, par exemple, notre image tridimensionnelle du monde sans laquelle nous ne pourrions ni penser ni parler s’est créée et s’est transformée en un système et une science à partir d’une mystérieuse cabale du chiffre trois, qui par hasard s’est glissée et est restée oubliée dans la philosophie grecque.

Pour mon compte (tiens, tiens, à chaque instant je fais une nouvelle découverte quand j’opère dans les éléments et les facteurs du langage : si je suis un "compte", cela signifie que moi, le centre du monde, je ne suis qu’un nombre comme les autres) – bref, pour mon compte, définir mon existence en un petit point du système de coordonnées est une condition aussi indispensable pour moi que pour quiconque.

C’est pourquoi je dois connaître tant de nombres depuis ma venue au monde.

Non seulement je dois les connaître, mais je dois y prêter attention, je dois tenir le compte des nombres, suivre, vérifier leurs modifications.

Le premier nombre dont je me souviens est une date, une année : mille huit cent quatre-vingt-seize, ma première prise de conscience de ma situation dans le temps.

Puis le numéro de la maison que nous habitions alors, à l’âge de sept ans, le numéro dix-huit de la rue Bezerédy. Et combien d’autres numéros depuis qui, à peu d’exceptions près, sons tous restés gravés en moi, que de fardeaux inutiles (bien que, qui sait ? – si j’additionnais tous ces numéros de maison, cela donnerait peut-être quelque chose).

Et si j’essaye simplement d’énumérer à la hâte tous les nombres que je dois savoir et dont je pourrais avoir besoin à propos de moi-même ou des choses me concernant, pour qu’on me prenne pour une personne normale et qu’on ne me rie pas au nez si je suis incapable de répondre à une question des plus simples – je dois me prendre pour un vrai Móric Frankl[1].

Penser seulement ce qui se passerait à la plus simple audience où l’on voudrait enregistrer mon état civil si je n’arrivais pas à proférer du tac au tac, sans réfléchir, l’année, le mois et le jour de ma naissance, la date de ma scolarisation, de mon incorporation, de mon mariage, où j’habite, à quel étage, combien j’ai de pièces et combien d’enfants, à combien se montent mes revenus.

Je ne parle même pas des numéros de téléphone – c’est une science à part. Il fut un temps, je m’en souviens encore, où il n’existait pas d’annuaire – la demoiselle du téléphone était censée connaître tous les numéros par cœur ; elle y avait été formée à un stage de six mois. Aujourd’hui tout citadin ordinaire possède en tête au moins autant de numéros de téléphone que ces demoiselles de naguère devaient en posséder.

Par ailleurs chez le chapelier on trouve naturel que je connaisse mon tour de tête et le cordonnier serait étonné si je n’étais pas en mesure de l’informer sur la pointure de mes pieds.

Je dois connaître mon tour de cou, retenir le numéro de mon billet de loterie. Si on décide de faire un petit voyage, on est obligé de garder en tête un nombre invraisemblable de chiffres – le numéro du wagon, la date du départ et de l’arrivée à la minute près, le numéro des bagages à main, celui du compartiment, celui de la chambre d’hôtel, celui du porteur, celui de mes tickets de repas, le numéro de notre passeport, le numéro de la page où j’ai interrompu ma lecture – ajoutons à cela les calculs incessants, sans un instant de répit, pour savoir combien il me reste d’argent, combien il en manque, combien coûte ceci, combien je peux dépenser pour cela.

Mes poches sont remplies de chiffres. Toutes sortes de tickets de tram, de factures, des numéros de rues sur des enveloppes. Quand il s’agit de la santé, je dois me frayer un chemin à travers un labyrinthe de chiffres, franchir une montagneuse bouillie de chiffres – ma tension artérielle, mon pouls, mes globules rouges, il faudra tenir compte de tout cela.

Je suis introduit dans mille sortes de listes, de registres, de dossiers, je dois connaître les numéros qui m’ont été attribués, attribués à mes gestes, à mon attitude, toutes les nuances de mes contacts avec les gens sont déterminés par le rang qui me classe à leurs yeux, où, à qui, à quoi j’appartiens, combien je vaux dans l’univers des quantités – le numéro est une question de vie ou de mort puisque je peux me tirer une balle dans la tête s’il s’avère que je ne compte plus, je suis un zéro, une quantité négligeable, je suis le Grand Néant qu’il ne faut plus compter au rang des vivants.

Oui, au rang des vivants. Parce que j’ai beau essayer de me rassurer que tout cela n’a rien à voir avec la vie, que tous ces chiffres ne sont qu’un vade-mecum d’orientation – les nombres sont une invention humaine, pour faire régner l’ordre, la nature n’a rien à y voir.

Grave erreur.

Les sciences naturelles qui s’efforcent de connaître de plus en plus pertinemment les conditions de la vie et de l’existence, se voient obligées de reconnaître avec effarement que la nature travaille avec certains nombres mystérieux, je pourrais presque dire cabalistiques.

La formation des cristaux, toute forme archaïque de la genèse des substances se fait suivant la contrainte de certains systèmes de chiffres : sous les formes de trois ou quatre axes. On dirait que les numéros atomiques des éléments ont été calculés par un mathématicien, tellement ils forment une série régulière – des éléments inconnus ont été découverts, simplement parce que leur existence avait été prévue par le calcul. Mais ces drôles de cabales existent aussi dans le monde des vivants. La température du corps humain c’est trente-sept – pile trente-sept, ni plus ni moins. Si c’est plus ou moins, il n’y a plus de vie humaine – comme il n’y a aucune vie en dessous ou au-dessus d’une certaine température : de quelque façon que l’esprit renâcle, méprisant la nature, la nature ne démord pas d’un quarante-huit, une fois qu’elle l’a déclarés.

Si quiconque prend ce que je viens de dire pour des explications arbitraires que l’on imputerait à la nature – j’attirerai son attention sur l’une des plus merveilleuses recherches biologiques des dernières décennies, le mendélisme. Selon cette découverte on a trouvé certains corpuscules dans les cellules, éléments de construction des êtres vivants. Après une coloration de la substance cellulaire, après une comparaison numérique de ces corpuscules, les chromosomes, il s’est avéré que leur nombre est caractéristique de l’être vivant dans les cellules duquel ils se trouvent. Il y en a tant et tant dans les cellules du chien, deux de plus ou deux de moins dans celles de l’écureuil – toute espèce a son nombre chromosomique particulier. Et maintenant vient la bombe, le grand boum, la logique merveilleusement mystérieuse et merveilleusement simple, honte de tous les mathématiciens, la logique de la nature accusée d’être illogique : il s’est avéré que, dans la société cellulaire comptant des milliards de cellules et constituant le corps d’un être vivant, il n’existe qu’un seul type, ou deux types chez les bisexués, dont le nombre chromosomique n’est pas égal à celui des autres, mais il en est exactement la moitié. Ces deux cellules-là sont l’ovule et le spermatozoïde, le pistil et le pollen, ces deux-là parmi les myriades d’autres, dont la fusion, autrement dit l’addition des deux nombres, génère les autres, génère la vie, justifiant le calcul précis et pertinent du créateur du monde.

23 octobre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Virtuose slovaque de calcul mental (1860-1914)