Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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À propos des manifestations Étudiantes

 

La dernière fois que j’ai manifesté à l’université c’était il y a vingt et un ans[1]. J’étais étudiant en première année, au premier semestre. Je m’étais inscrit en mathématiques et en physique, cependant je suivais la chirurgie chez Dollinger[2], et à la bibliothèque je lisais Schopenhauer, Taine et Mommsen jusqu’à neuf heures du soir. Tout cela ne m’a pas empêché de tenir une lecture, un essai sérieux sur Gyula Reviczky au cours de stylistique du très raffiné Négyesy, que même le professeur a beaucoup apprécié, et il n’excluait pas qu’avec le temps j’accède à de véritables mérites dans le domaine de la littérature de Reviczky.

Quant aux manifestations, un jour j’étais justement en train d’écouter Kürschák à l’Université Polytechnique (j’y ai aussi fait de fréquentes excursions), quand la porte s’est sauvagement ouverte et un beau jeune homme au visage enthousiaste agrémenté de favoris a fait irruption – il a écarté le professeur interloqué, sauté sur son bureau et d’une belle voix de baryton riche en trémolos s’est mis à déclamer quelque chose comme : « Citoyens de l’université ! »

Ce qu’il a déclamé, je ne m’en souviens pas (vraiment pas !), je me rappelle seulement que j’ai ressenti un coup de foudre – il rappelait d’une part Byron et Werther, et d’autre part c’est ainsi que je m’imaginais Zoltán Kárpáthy[3] (à cette époque-là, même par hasard, je comparais des hommes de chair et d’os exclusivement à des héros de romans). Ce jeune homme s’appelait Armand Melha, aujourd’hui c’est un respectable médecin.

À partir de ce jour nous avons vécu dans une fièvre permanente pendant des semaines. J’en garde des images très nettes mais ponctuelles, sans relations entre elles ; j’essaye de les remémorer :

Réunion dans la salle d’honneur. Melha fait un discours, puis un jeune homme maigre nommé Kovács hurle. Dans sa colère il brise sa canne en deux et lance les morceaux dans la foule où je me trouve.

Un soir je hurle dans une foule au jardin de l’Université Polytechnique, un gars nommé Zajcsek agite un drapeau. Des gendarmes à cheval se ruent sur nous. Ils essayent d’arracher le drapeau des mains de Zajcsek. Zajcsek résiste, alors ils l’emmènent avec le drapeau. Nous courons le long des rues, quelqu’un s’écrie : « Les socialistes ! ». Gros tumulte, bagarre.

Je trotte en haletant dans une rue latérale, dans les débris de la foule dispersée. Je débouche sur le Boulevard. Un défilé morne, silencieux. Qui cela peut être ? Je me joins à eux à tout hasard. Après un tournant le ton change, des cris jaillissent, des cailloux sortent des poches, en une minute ils brisent tous les carreaux. Je m’arrête étonné, le défilé se disperse en une fraction de seconde. Et déjà étincellent des épées nues – une charge de police ! Deux coups de plat sur mon dos, je cours à toutes jambes – au coucher je tâte les bleus de mon dos en gémissant.

La rédaction d’un quotidien. Nous sommes une cinquantaine. Quelqu’un distribue des gourdins, des revolvers et des cervelas : je fourre le revolver dans ma poche, je saisis le gourdin, je mords une grosse bouchée de cervelas. État de siège. L’ennemi a assiégé le bâtiment – le combat pourrait durer jusqu’au matin. C’est pour cela qu’ils ont distribué aussi de quoi manger.

Le matin nous défilons en chantant, en criant, le long des couloirs de l’université, nous faisons irruption dans toutes les salles. « Pas de cours ici aujourd’hui ! ».

Voilà les images – des images nettes, pures, enthousiastes, chargées de colorations sentimentales, de fierté juvénile. Mais – aucun rapport entre elles.

Il faut savoir en effet – allons, je révèle la chute de l’histoire – je n’ai pas l’ombre d’une idée de quoi il s’agissait. Pourquoi nous avons manifesté, contre qui, pour qui, dans quel but ? – j’ai beau me torturer la cervelle, rien ne me vient.

Pardon – oublions cette incapacité. Ce n’est pas là que le bât blesse. Le fait est que – hum, comment le dire, comment circonscrire la chose sans être obligé de me sentir honteux aujourd’hui, vingt ans plus tard. Le fait est que – j’ai l’horrible soupçon que déjà à l’époque je n’avais pas le moindre début d’idée, oui, de quoi il pouvait bien s’agir.

Mais puisque j’en suis arrivé là, je vais plus loin. J’en garde encore une autre image souvenir – elle se blottit gauchement, étrangement, honteusement quelque part. Nous fonçons insolemment, en hurlant, dans les couloirs. Un doux professeur au visage triste apparaît en face – il est ceint d’une barbe blanche, chaussé de lunettes, je ne sais plus qui c’était. Il gesticule, il a manifestement quelque chose à nous dire, il demande la parole. Nous finissons par nous taire, nous l’encourageons avec une supériorité narquoise. Alors doucement, en chuchotant, poliment, il dit simplement : « Messieurs, s’il vous plaît, un de vous aurait-il l’obligeance de m’expliquer brièvement ce que vous souhaitez en fait ? » Silence. Nous nous regardons. Certains bafouillent des syllabes, d’autres se mettent à rigoler. Les visages affichent des grimaces de ricanement idiot. Le professeur attend, étonné, trois longues minutes. Puis il hausse les épaules, il a honte lui aussi, il s’éloigne en rasant les murs. Nous gardons encore un peu le silence, puis quelqu’un s’écrie : « Tous à la direction ! » Hurlements. « Allons-y ! » On se précipite.

Nous devions être une cinquantaine de manifestants – et j’ose affirmer que nous n’avions pas la moindre idée, nous ne savions pas pourquoi nous manifestions.

Et pourtant il se trompe gravement celui qui attend après cela de moi la sagesse d’un geste dédaigneux et souriant de la main – quelque chose comme : jeunesse, folie, le jeune sang aime gigoter, peu importe pourquoi – que les manifestations universitaires de la sorte se ressemblent toutes, un geste apaisant suffit toujours par les régler.

Oh non, non, et mille fois non !

Nos manifestations sans savoir exactement à quelles fins – même aujourd’hui je ne peux pas les considérer comme de l’inconscience, du bavardage immature. Bien au contraire ! La base de ce charmant comique était la très profonde et très tragique réalité qu’elle était garantie non par trop peu mais au contraire trop de contenu idéologique et philosophique, générant courage, combativité et promptitude. Que nous importait, que pouvait bien nous faire de savoir quel tournant de la situation politique ou sociale du moment rendait actuel notre combat ! Nous ne pouvions peut-être pas préciser nos exigences du moment – mais où nous aboutirions en fin de compte, quel était le slogan final, quelle était la vérité, quelle était l’exigence pour la réalisation desquelles il convenait de saisir toutes les opportunités, quand nous revendiquions fièrement notre place dans l’orientation du destin de la société, du pays, de la nation, de l’humanité – nous sentions cela si évident, si naturel, qu’il ne valait même pas la peine d’en parler, qu’il était inutile de s’y référer, superflu de le présenter ni de le justifier. Il était évident et naturel que ce contenu idéologique, cette pensée et cette profession de foi étaient identiques et équivalents au contenu des idéaux les plus divers et les plus généraux et les plus élevés et les plus nobles – il était évident et naturel que nous, en fin de compte, luttions pour la patrie, la liberté, le progrès, l’avenir, pour les droits les plus sacrés de l’homme, au nom des désirs les plus sacrés de l’âme humaine – pour quel autre objectif pouvions-nous lutter, nous, étudiants de vingt ans, porte-drapeaux de cette Liberté Universelle au nom de laquelle Petőfi et les autres jeunes ont non seulement lutté, mais ont livré la guerre d’indépendance de 1848 ; pour quel autre objectif nous autres, chevaliers de la raison, du cœur, de l’esprit et du courage, héritiers et exécuteurs du testament qu’ont déposé solennellement justement entre nos mains un Socrate, un Christ, un Rousseau et un Petőfi, ayant reconnu l’étrange paradoxe selon lequel il existe des idéaux, les idéaux les plus sacrés, pour lesquels ce ne sont pas les vieux mais les jeunes qui ont vocation de lutter le plus efficacement, précisément à cause de leur jeunesse, leur situation particulière selon laquelle ils n’ont pas encore développé d’intérêts individuels, ils n’ont pas encore gâté l’enthousiasme sincère et généreux pour la Vérité qui naît avec nous, et que la lutte pour la vie ne fait dégénérer en nous que plus tard en un égoïsme philistin.

Ce credo qui était le nôtre était si simple et si allant de soi, une certitude si universelle de tous les temps – il était si inimaginable que des jeunes gens de vingt ans pussent combattre pour autre chose que la Vérité Absolue, que ce fût dans la Grèce antique, que ce soit aujourd’hui, que ce soit au vingt-cinquième siècle ! – nous étions vraiment dispensés de nous préoccuper de questions de détail : qui aurait osé nous soupçonner d’être partisans, partiaux, opportunistes, même dans nos erreurs ?

Et voici que –

Et voici pourtant…

Que ne fallait-il pas qu’il arrive ?

Si j’entrais aujourd’hui dans l’université fiévreuse et échauffée, et si j’étais moi-même ce professeur, je serais obligé d’avoir honte non parce que la jeunesse ne sait pas pourquoi elle manifeste – mais parce qu’elle le sait fort bien, et pourtant elle manifeste.[4]

Elle le sait – tout au moins elle croit le savoir.

Mais peut-être ne le sait-elle quand même pas. Impossible. Je ne peux pas me l’imaginer.

Il serait peut-être quand même utile d’y aller et de le leur expliquer. Leur "contenu idéologique" au nom duquel ils se battent, c’est-à-dire ce machin, je dois l’avouer, est effectivement un peu plus compliqué que n’était le nôtre. Notre idéal à nous ne nécessitait pas beaucoup d’intelligence et de compréhension – il suffisait d’un peu de cœur, d’un peu de bouderies, un peu de mépris de ce qui est injuste, inhumain, le mépris de tout ce qui a été inventé par "les adultes" pour défendre leurs misérables intérêts – bref : il suffisait pour cela d’être jeune. Patrie, liberté, égalité – des idéaux vraiment pas trop compliqués. On n’avait pas besoin des "adultes" pour nous les enseigner – c’est plutôt nous qui les enseignions aux adultes, nous les leur avons enseignés, nous les leur avons rappelés, nous les leur avons rabâchés constatant qu’ils les avaient oubliés.

Ces manifestants d’aujourd’hui ont une tâche autrement plus ardue. Tellement plus ardue que seuls des adultes peuvent en inventer de telles. Il y a dedans des notions telles que, par exemple, biologie raciale, mentalité, affinité sanguine.

Il faudrait tout de même retourner à l’université et parler avec eux. Il n’est pas concevable qu’ils comprennent cela et que pourtant ils manifestent, et qu’ils manifestent au nom de tout cela – des étudiants, des jeunes de vingt ans, semblables à moi, à moi, un garçon de vingt ans qui ne voulais pas enseigner, mais qui voulais m’instruire jusqu’à ma mort !

Les enfants, c’est impossible, je ne peux pas croire que ces inepties de vieux, pédantesques, prétentieuses telles que la biologie raciale et la mentalité – je ne peux pas croire que vous les ayez gobés et que vous vous battiez pour cela !

Les enfants, gars de vingt ans, citoyens étudiants, mes compagnons de l’université, il est impossible que vous croyiez à cela !

Les enfants, gars de vingt ans, vous devriez être meilleurs que nous, vous qui devez servir à nous rappeler l’idéal oublié – étudiants universitaires qui devez lutter pour la vérité universelle, il est impossible que par instinct et par volonté vous entriez dans un tel combat mesquin, il est impossible que vous soyez plus égoïstes et plus mesquins que les adultes luttant pour leur vie !

Non, non, tout simplement vous n’y voyez pas clair - n’est-ce pas ?

Vous ne comprenez pas, vous n’avez pas entrevu l’erreur, vous vous êtes perdus dans le labyrinthe des notions complexes – vous n’avez pas compris que ce ne sont que des notions et non des idéaux, vous prenez des notions confuses pour des idéaux !

Vous vous êtes emmêlés dans des notions – écoutez-moi !

La mentalité juive – ce n’est qu’une notion, les enfants. Une notion avec laquelle on peut jouer – je vais vous montrer comment. Lorsque vous poursuivez un Juif pour sa race – par cette poursuite vous tombez dans l’esclavage de la pensée juive la plus archaïque ; vous donnez raison à ce Jéhovah cruel, injuste, qui châtie le crime des pères dans les fils – vous tombez dans le crime inhumain du fanatisme ; en quoi parole enjolivée, raisonnement compliqué, pourraient-ils vous aider ?

Ne luttez pas pour des notions, les enfants, luttez pour des idéaux ! Pour des idéaux bons, justes et vrais ! Aimez le bon, le juste et le vrai – haïssez le mauvais et le faux ! Ignoble Juif, brave Chrétien – brave Juif, traître Chrétien ; qu’avez-vous à faire avec ça ? Ce que vous recherchez c’est que vive le juste et vive le brave – que périsse l’ignoble et que périsse le faux ! Tant pis pour celui, d’où qu’il vienne, qui se révèle être ignoble et faux !

Jetez à terre tout votre dictionnaire – non, ce n’est pas impossible – autrement je ne vous reconnais pas !

Un seul soupçon me console – la moralité de cette fameuse légende de Barrabas que je vous ai contée voilà une dizaine d’années : séparément, un à un, vous comprenez cela parfaitement – séparément, un à un, vous me donnez raison ; c’est seulement quand vous vous retrouvez en foule que l’on entend au lieu des "Christ" enthousiastes, comme un hurlement maudit : « Barabbas ».

27 novembre 1927.

Suite du recueil

 



[1] Donc, en 1906.

[2] Gyula Dollinger (1849-1937. Chirurgien, orthopédiste ; Theodor Mommsen (1817-1903)/ Historien, juriste, homme politique allemand ; Gyula Reviczky (1855-1889) Écrivain ; László Négyesy (1861-1933). Académicien, professeur de littérature ; József Kürschák (1864-1933). Mathématicien.

[3] Héros du roman éponyme de Mór Jókai

[4] Il s’agit du numérus clausus, loi antisémite du régime Horthy qui limitait l’accès des Juifs à l’enseignement supérieur