Frigyes Karinthy : "Mon journal"
Mon journal
Vienne, Juin 1927.
J’ai passé
l’après-midi au Planétarium. Pour ceux qui ne le sauraient
pas, un planétarium est un merveilleux instrument optique,
d’invention récente, fabriqué par Zeiss. Au milieu
d’une salle à coupole blanche, passée à la chaux, un
étrange monstre bicéphale martien : le projecteur. Le public
prend place tout autour. La salle s’assombrit, un monsieur commence
à parler…
« …Selon
Kant, il existe deux choses en ce monde, le ciel étoilé au-dessus
de nos têtes, et la morale en nous… »
L’instant
suivant la salle s’agrandit comme si elle s’ouvrait, et le ciel
étoilé apparaît avec une telle perfection qu’on a du
mal à le croire. À gauche Sirius, à droite
l’Étoile Polaire et la Grande Ourse – tout cela dans les
couleurs, les tailles et l’intensité lumineuse
réelles. C’est splendide. Le monsieur sur l’estrade
explique le fonctionnement. Une flèche éclairée, telle une
comète grotesque, apparaît sur la Voie Lactée elle court de
gauche et de droite, elle désigne les différents objets de
l’exposition astrale. Deux vers d’un de mes vieux poèmes me
reviennent à l’esprit :
« Mais
je voulais mieux la voir,
J’ai
alors gratté une étoile… »
Il
ne peut pas en être question évidemment, il est interdit de toucher
aux objets exposés, de toute façon ils sont seulement
projetés. Maintenant s’installe un événement
solennel, toute la voûte céleste se met lentement à tourner
autour de l’étoile polaire. Le Soleil se lève, il traverse
d’est en ouest, arrive la Lune, les planètes zigzaguent en tous
sens, tout le ciel fourmille.
À
quoi cela ressemble-t-il ? Ah oui, je sais. J’ai souvent
observé une goutte d’eau au microscope, hypnotisé. Des
unicellulaires scintillaient de cette façon sur un fond noir, de temps
à autre une minuscule boule, quelque protozoaire
frénétique parcourait le champ circulaire.
(Tiens,
quelles drôles de choses nous viennent parfois
à l’esprit. Mais c’est vrai, on nous prêche tout le
temps que nous ne sommes que poussière dans l’univers. Eh bien,
veuillez retourner ce Macroscope – toute longue-vue a deux bouts. Si je
songe au système solaire des électrons, je me sens terriblement
grand.)
On
nous a projeté ensuite des échelles sur la voûte
céleste, l’écliptique et l’équateur, on a vu
que tout est parfaitement ordonné, tout fonctionne dans une merveilleuse
harmonie, tout s’ajuste à l’instar d’une machine bien
réglée. Plus tard je me suis quand même approché du
monsieur, le Seigneur qui fait tourner l’ensemble. La machine tournait,
ce seigneur mangeait un sandwich au jambon. Mon Père, lui dis-je,
l’ordre qui règne ici est vraiment étourdissant. Je veux
bien le croire, a-t-il répondu. Le projecteur a coûté trois
milliards, une bonne vingtaine d’années de travail pour son
inventeur. Mais il est impeccable. Dans ce cosmos miniature l’astronome
peut aussi bien faire son travail, exécuter ses calculs, comme il le
faisait avant dans sa tour, à la différence qu’ici,
s’il le faut, en une heure il peut se faire dérouler ce pour quoi
Dieu dans son planétarium original devait patienter une année
entière. C’est la machine à remonter le temps de
H.G. Wells – une sorte de microscope du temps, à la
manière d’un film en accéléré.
En
longeant méticuleusement le Ring, après la séance,
c’est là-dessus que je méditais. Quelle splendide petite
infinité on aménage pour soi dans ce monde ! Monsieur
Lindbergh et ses camarades font petit à petit rétrécir le
Globe terrestre au point que bientôt nous pourrons se le fourrer dans la
poche, comme n’importe quel ustensile. Bientôt on racontera au
public l’histoire de notre genre humain, depuis Cro-Magnon
jusqu’à nos jours, en une petite heure, à l’aide de
quelque mécanisme de science de l’évolution, comme on nous
explique ici le mouvement des étoiles. Le temps et l’espace ne
cessent de rétrécir, alors que l’homme grandit.
L’homme…
Autrement
dit, moi-même. C’est à ce point que je suis
intéressant, moi, nom d’une pipe. Moi et tous ces…
- Sie, sehens’s net die Linie ?[1]
C’est
un policier qui m’attrape, je m’apprêtais une fois de plus
à traverser la chaussée n’importe comment, pourtant une
ligne blanche tracée indique ici très clairement le passage
étroit obligatoire. Eh oui, les autres respectent sagement cet
écliptique de communication. Mars, Mercure et Vénus enseignent
l’ordre, même à une comète vagabonde comme moi.
J’ai beau lui dire, pardon, je n’appartiens pas à ce
système solaire, Monsieur l’Agent. Voyez mes documents, je ne suis
que de passage, mon lieu de résidence est Sirius, à droite, dans
la constellation de Vega ; il est vrai que j’ai aussi
contourné votre Soleil, qui
plus est de tout près, de bien plus près que
n’importe lequel parmi vous, regardez ici, le pan de mon pardessus a
même roussi aux extrémités. Néanmoins je ne suis pas
d’ici, comprenez bien, le fait est que je dois contourner deux soleils, c’est pourquoi vous
me voyez peu fréquemment, une fois tous les cent ans –
l’Autre se trouve un peu loin, le voyez-vous ? Là-bas, ce
petit point scintillant, l’étoile Alpha, c’est l’autre
foyer de l’ellipse de mon orbite. Mais je peux vous souffler à
l’oreille que vous aussi tendez vers là-bas, avec votre
système solaire et tout votre bric-à-brac. Bien sûr, y parvenir
vous prendra pas mal de temps. D’ici-là je serai obligé de
garder le contact, de voleter, aller et retour. Croyez-moi, ce n’est pas
une orbite heureuse, cette longue ellipse, je l’échangerais bien
contre une plus courte, comment vous dire, une plus économique.
Monsieur
l’agent, ça lui est égal : tant que je suis ici, je
n’ai qu’à respecter l’écliptique. J’ai
compris, ce serait donc ça, l’Ordre et la Force aussi importants
que le ciel étoilé – la loi morale,
l’impératif catégorique. Le devoir envers moi-même et
mes congénères.
C’est
bien beau, sauf que ce système n’est enseigné dans aucun
planétarium. Ici je sais encore moins bien où j’appartiens
– je devine seulement que tout le monde s’imagine être un
Soleil et verrait bien que je tourne autour de lui. Ils m’attirent et me
repoussent. Quelques points lumineux désordonnés de dogmes et de
proverbes clignotent dans le ciel noir. Où m’adresser ? Aimer
mes congénères comme moi-même ? Parfois entendre un
merci – comme moi aussi je dirais merci si un suicidaire m’aidait
à la même chose qu’à lui-même. La plupart des gens
et des institutions attendent de moi bien plus de sacrifices que les leurs pour
moi. Eux, ils tournent autour d’eux-mêmes, mais ils voudraient que
je tourne, à part moi-même, autour d’eux aussi. Mes
journées seraient à eux – je n’aurais le temps de
m’occuper de moi que dans mon rêve.
Que
faire ? Je n’ai jamais aspiré à être un soleil,
mais je n’ai rien de la nature d’une planète. Ce qui me
plaît le plus, ce sont les étoiles jumelles qui tournent
l’une autour de l’autre. Mais il faut bien appartenir à quelque
part, n’est-ce pas. Comment pourrait-on se placer de façon que ce
qui est bon pour moi, soit bon pour l’autre aussi ? Mon
déjeuner n’assouvira pas la faim de l’autre, tout comme ma
soif ne sera pas étanchée par l’eau que boit mon prochain.
Ce n’est pas bien ainsi, comprendre tout le monde, pendant qu’on
n’est compris par personne – alors même ici, dans ce cosmos,
je devrais assumer le rôle de la comète, du messager ?
Astres
éternels…
Bonjour,
Monsieur le Rédacteur, que dites-vous de ces rumeurs de guerres ?
Écoutez,
je reviens de Sirius… Il y a du nouveau ?
Je
vais plus loin, j’essaye de me concentrer. Lindbergh… Il a
traversé… L’évolution… La victoire de
l’homme… L’univers… Loi morale… Bon, bon –
mais pourquoi suis-je si malheureux ?
Devant
l’Impérial c’est Ferenc Molnár qui est assis sur une
chaise. Je le salue respectueusement, je m’assois aussi pour trois
minutes. Je lui raconterai le planétarium, me dis-je. Quoi de neuf
ici ? Rien, j’ai entendu une bonne blague chez les Hatvany. Tiens. Comment ? Ah oui. Assez bonne.
L’ai-je déjà entendue ? « On demande
à Weisz… »
Je
rigole un bon coup. C’est vrai qu’elle est encore meilleure. Mais
que voulais-je déjà dire encore… ? Ah oui, je sais. Ce
truc, là d’où je viens – qu’est-ce que
c’était déjà ? Tu reviens d’où ?
Rien, aucune importance, j’ai assisté à un petit truc sans
intérêt là, à Mariahilferstrasse…
Et alors ? Rien, aucun intérêt. Un truc, l’univers,
n’importe quoi. Ah bon ? Il paraît que c’est
plutôt ennuyeux. Bon, salut.
Mais
déjà je suis de meilleure humeur. Comment c’était
cette blague ? « On demande à Weisz… »
Je
ris tout seul, puis je m’arrête en sifflotant.
Ce
serait donc ça le grand concordat, l’harmonie dans le chaos
– le rire ?
La
Lune s’ébauche derrière le toit d’un immeuble. Sur
elle deux profils, aux contours nets, presque des photos, deux bouches
soudées, un baiser.
Mon
sifflement se coince sur mes lèvres arrondies.
Ce
serait donc ça – l’unique chance pour deux mortels : ce
qui est bon pour l’un est en
même temps bon pour l’autre – la loi morale ?
Le
baiser et le rire…
Alors
tout va bien.
Gabi,
mon fils, ne sois pas en retard à l’école, je suis encore
à Vienne, mais je te préviens, gare à toi quand je vais
rentrer.
5 juin 1927