Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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dÉbats

 

Dans le numéro de la semaine dernière de l’Evening Standard nous avons pu lire un article intéressant sur la question de la cruauté humaine, sous la plume d’un monsieur au nom passablement compliqué, on devine qu’il est prêtre ou évêque, en tout cas il signe son nom comme "W. R. Inge D. D. Dean of St. Paul"[1], ce qui ne nous éclairerait pas beaucoup si dans le numéro suivant Bernard Shaw n’avait pas réagi à l’article en qualité de parti insulté, ayant apparemment été faussement interprété dans une citation de l’auteur de l’article.

Dans le reste de sa réponse, Shaw s’efforce gentiment et avec zèle de convaincre Monsieur W. R. Inge, il le supplie presque, de bien vouloir admettre que lui, c’est-à-dire Monsieur Inge, est un des plus grands crétins de la terre ayant été élevé à Eton et ayant acquis (sic !) "son inculture" à la faculté de théologie et où on l’a formé sans épargner la fatigue pour devenir le crétin qu’il est – Shaw écrit que c’est seulement ainsi qu’a pu se produire qu’il ait été compris à ce point de travers. Son expression la plus douce à propos de Monsieur Inge était "this monster", "ce monstre".

J’ignore ce qu’a répondu Monsieur Inge à Shaw, s’ils sont parvenus à un accord dans la question de principe, si c’est lui, c’est-à-dire Monsieur Inge qui est un crétin, ou si Monsieur Inge désire prendre comme point de départ d’une nouvelle négociation la proclamation de crétinerie de Bernard Shaw. Pour ma part j’aimerais simplement attirer l’attention sur cette interprétation distinguée de la liberté de parole et d’opinion. Depuis que le lis fréquemment la littérature anglaise des essais et des débats, je commence à m’y habituer grâce à Dieu. Dans un des plus récents splendides livres de Chesterton intitulé "L’homme éternel", creusant les profondeurs et les hauteurs de la métaphysique, l’auteur livre un débat unilatéral entre autres avec H.G. Wells dans lequel il développe avec une douceur chrétienne et une affection rayonnante, pourquoi le développement logique de son excellent ami, confrère et camarade de club était totalement stupide et idiot.

Le lecteur me connaît mal s’il suppose que j’ai rapporté les exemples ci-dessus sous le signe d’une quelconque naïve joie maligne – suggérant que tiens, tiens, l’Occident "civilisé", le Grand Exemple Anglais, bof, même nous Hongrois barbares sommes plus raffinés que ça – un ton aussi brutal ne serait sûrement pas imaginable dans nos débats littéraires.

Non, hélas, je les ai malheureusement évoqués dans un but exactement inverse. Pas hélas avec une joie maligne mais plutôt avec une jalousie profonde. Je lis et j’observe envieusement le fait lui-même, indépendamment du ton, le fait qu’à Londres, si un écrivain soulève une question excitante et d’intérêt public, qu’elle soit pratique ou de principe, alors un autre écrivain intervient, il fait sien le problème, il en fait sa cause, il trouve naturel d’avoir à se déclarer comme s’il était directement interpellé. L’écrivain anglais se sent au royaume des Idées et des Pensées comme chez nous le ministre au Parlement où il intervient naturellement, par devoir, lorsqu’un député analyse une affaire de son ressort. Vie, mort, Dieu, humanité, morale, évolution, art, société, bonheur, bonté, cruauté – l’écrivain anglais sent et sait (il a de bonnes raisons de le croire !) que la solution des problèmes, la recherche des issues sont ses tâches et sa vocation – elles lui incombent  aussi naturellement qu’il incombe au cordonnier de réparer les chaussures et au pouvoir de gouverner. L’écrivain anglais peut se permettre d’être, au feu du débat, brutal et grossier – ce qui compte en effet ce n’est pas la grossièreté mais l’ancrage profond de la culture et de la civilisation ; et s’il peut facilement se permettre d’être grossier c’est justement parce que les deux parties qui débattent savent parfaitement que la grossièreté ne s’adresse pas à l’autre personne mais à son comportement dans la question ou dans le problème, plus important que les protagonistes. Les deux personnes savent que c’est le problème qui compte, pour le régler il convient de sacrifier fierté et sensibilité individuelles, affectation délicate, courtoisie, toutes choses qui "ne concernent pas le sujet". De cette façon devient clair, compréhensible, correct et sympathique ce qui chez nous est incompréhensible et "non chevaleresque", c’est-à-dire voir, deux jours après ce genre de "débat de principe", les deux écrivains anglais, au lieu de se provoquer en duel, de sortir une cravache, se prendre bras dessus bras dessous et aller dîner ensemble au Pen Club.

Parce que, s’ils s’envoient des « crétin » et des « animal », ils ont un beaucoup plus grand et profond respect de l’individu, de l’intégrité inviolable de la vie privée que nous oserions le rêver chez nous. Chesterton peut traiter Wells d’animal et de crétin, et Shaw peut lancer des « monstre » à Monsieur Inge, à l’occasion que le premier explique la thèse de Darwin de façon erronée et le dernier interprète mal le rôle de Sainte Jeanne dans la pièce de Shaw – mais pourrait-on imaginer que soit Shaw, soit Chesterton se permette une seule critique ou une opinion si, disons, Wells se marie ou si Monsieur Inge s’achète une auto, ou si les affaires de monsieur Quiconque vont bien ou mal ?

Et toi, Hongrois ? Face à cela invente chez nous l’eau tiède, ou au moins l’allumette au phosphore (justement par hasard inventée par un Hongrois[2]) – que t’arrivera-t-il ? Rassure-toi, on ne te fera pas de mal, ni pour l’eau tiède, ni pour l’allumette. Personne n’ira te marcher sur les pieds, te reprochant l’inutilité de l’invention de l’eau tiède car elle a déjà été inventée et même mieux que tu n’as pu le faire – ton allumette en revanche, personne ne voudra rien en savoir, tu pourras toujours galoper et frapper à toutes les portes jusqu’à ce qu’un quelconque colporteur étranger te l’emporte en Suède où il sera vite compris qu’une petite allumette comme ça peut suffire pour faire flamber toutes les pourritures et tous les déchets infectieux du monde et ils n’hésiteront pas à le faire. Il faut ça pour qu’on remarque chez nous aussi cette grande illumination et pour qu’on place enfin des photos de ta maison natale et de ta collection de pipes dans les revues illustrées.

Question, problème, idéal, pensée, découverte ?

« Qui demande ? »

C’est le titre que j’ai donné prudemment à mon seul livre qui ne contient pas des croquis et des nouvelles, mais des soi-disant essais, des interventions ou des contributions aux questions d’actualité les plus brûlantes de l’aristocratie intellectuelle, du parlement mondial des écrivains et des penseurs. Le titre est correct puisqu’en effet on ne pose des questions à personne aux séances permanentes du parlement mondial – celui qui a quelque chose à dire se manifeste. En revanche ce qui est une spécialité hongroise, c’est que jamais personne ne répond aux interventions spontanées. Tu peux parler autant que tu veux, lancer des idées, proposer des réformes – tu peux annoncer une méthode meilleure et plus économique pour la préparation du gâteau glacé, aussi bien que le troisième évangile élargi et corrigé de la rédemption du monde, tu peux découvrir les sources cachées de l’épidémie de punaises et du malheur universel – tu peux radoter à tort et à travers, annoncer des vérités profondes ; puis tu peux toujours attendre qu’on te soutienne, légitime ou renforce par des contradictions. On ne t’enverra pas d’insultes, personne ne t’en voudra, on ne se lèvera pas pour débattre avec toi – il n’y aura ni croche-pied ni reconnaissance : il n’y aura qu’un grand, grand silence.

C’est-à-dire…

Il vaut peut-être mieux que cela se passe ainsi.

Car si une ou deux fois il arrive tout de même que l’on fasse du cher bébé de ton esprit l’objet de critique et d’examen : à la deuxième minute de l’examen tu es désagréablement surpris de constater qu’ici ce n’est pas l’enfant qui passe l’examen, mais c’est le père. Jeune, naïf et enthousiaste, tu affrontes le monstre à mille têtes de la vie afin d’approcher les écuries d’Augias, afin de défaire ou de trancher le nœud gordien – tu constates un début d’intérêt, tu respires le bonheur d’avoir trouvé des compagnons pour édifier le grand œuvre : et tout à coup tu dois découvrir que ce n’est pas l’œuvre qui constitue le centre de l’intérêt mais c’est ta personne. Tu formules une opinion sur l’immortalité du Hanneton, tout en admettant que Shakespeare est meilleur écrivain que Kotzebue[3]. Et alors c’est le débatteur, le critique, l’adversaire qui prend la parole et réplique que Shakespeare ne peut absolument pas être meilleur que Kotzebue, puisque toi qui le prétends, t’étais il y a deux ans désengagé de la coopérative des consommateurs et de toute façon des bruits bizarres courent dans la ville sur le compte de ton cousin.

Mais pour l’amour du Ciel, dis-tu, effaré, c’est une affaire privée…

Affaire privée ?

Oui – affaire privée de l’écrivain !

On en reparlera.

29 janvier 1928

Suite du recueil

 



[1] William Ralf Inge (1860-1954).

[2] János Irinyi (1817-1895). Inventeur des allumettes de sûreté (au phosphore et oxyde de plomb au lieu de chlorate de potassium)

[3] August Friedrich Ferdinand von Kotzebue (1761 – 1819). Dramaturge allemand