Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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aujourd’hui je suis triste

 

Je suis triste, en proie à des doutes, des angoisses.

Je prends un stylo à la main : le stylo s’arrête – il prend sur lui ce doute angoissant, il hésite.

Au demeurant, a-t-on le droit d’écrire quand on est triste ?

Par instinct j’ai toujours  rechigné à écrire dans cet état. Par pudeur ? – lorsque je suis gai et allègre, je ne suis pas pudique : à ces moments je sens et je sais que c’est la bienveillance et l’amour du beau qui rient et se réjouissent et sifflotent au fond de moi, je n’ai pas de quoi avoir honte, je suis pur donc je peux être impudique, je n’offense personne. Au contraire, c’est une bonne action – mon allégresse se communique à autrui, je rends peut-être la noirceur d’une nuance moins sombre.

Mais ainsi…

J’ai de bonnes raisons de me soucier – si la gaîté est contagieuse, est-ce que la tristesse n’est pas contagieuse elle aussi ?

Et ai-je le droit de la transmettre ?

Je l’aurais. Si je communiquais la vérité.

Mais est-ce que je peux avoir raison quand je suis triste ? Je ne le crois pas.

Bien sûr, je sais que la tristesse, la douleur, le pessimisme ont généré des chefs-d’œuvre. Mais j’ai toujours eu le sentiment qu’ils n’ont pas été écrits dans la tristesse, dans la douleur, mais après la douleur éprouvée, à la force féconde, heureuse, de la joie de vivre retrouvée,  en retournant le regard sur le paysage sombre qui se montre ainsi sous une couleur dramatique, globalement, dans sa totalité. Dans ces chefs-d’œuvre on trouve toujours un sentier, une indication de direction vers le sublime où il y a soleil et clarté – en fin de compte ils élèvent et ils sont profondément consolateurs. Je songe là au pessimisme de Madách, de Goethe, et encore plus à celui de Shakespeare, à cette douleur débordante, majestueuse, pleine de vie et d’humour. Pour qu’un homme en chair et en os écrive l’Enfer, il faut qu’il en soit revenu ayant révélé le tunnel caché par lequel il a pu s’en dépêtrer.

Les poèmes sur la mort, de Leopardi[1], les verbes désespérés de Schopenhauer, la plainte de Jérémie, le hurlement de Job – autant de vies et de fois et de confiances. Je me suis observé un jour de rage de dents. Au paroxysme de la douleur je me suis tu, les lèvres serrées et les yeux fermés – je ne commençais à gémir et à me plaindre que quand, toujours pulsante et lancinante, la souffrance se mettait à s’atténuer, me permettait de respirer et de constater à quel point j’avais souffert précédemment.

Ne connaissez-vous pas le merveilleux "fragment" de János Arany ? Il l’a écrit après la mort de sa fille. Le voici :

 

Alors qu’encore je sacrifiais, ô ma Patrie, sur tes autels en ruines

Avec les larmes les plus sacrées du fils patriote

Tel un Jérémie, geignant mon chagrin

Le cœur brisé, mais loin d’être aussi libre…

 

Suivi d’un dernier vers laconique, presque profane.

 

            « Cela fait trop mal, je ne peux pas. »

 

Même le Christ, ce n’est pas au Golgotha qu’il a prononcé son discours sur la montagne.

 

Mais il y a toujours quelque chose que l’on peut faire. Ce que fait celui qui se réveille d’un mauvais rêve.

Je dois savoir que je ne peux pas avoir raison d’être triste. La tristesse est rêve, sommeil – la joie est veille, réveil. La tristesse "a envie de passer", la joie "veut rester toujours". Ce que je sens, crois et pense dans un rêve, et surtout dans un rêve angoissé, je dois être sûr que c’est une erreur, une image de rêve, un fantôme confus. Cela ne doit pas faire peur. Il faut s’en approcher, le comprendre, le regarder dans les yeux – il se disloque et on se réveille. La seule chose à surtout ne pas faire, c’est appliquer sur l’état de veille les images angoissée du rêve – surtout ne généralise pas, ne prononce aucune sentence, ne te prends pas pour Dieu dans ces moments-là, parce que ça peut être source de faux pessimisme et autres ismes, de comportements partisans, de théories imbéciles, de haines de toutes sortes, de misanthropie, de misogynie, c’est ainsi que l’obscurité des mauvais rêves se répand dans le monde. Car le rêve est contagieux comme le bâillement – prends garde, on risque de s’endormir autour de toi comme dans le palais de la Belle au Bois Dormant, et on rêve la même chose que toi !

En revanche on peut et on doit observer.

On doit connaître les images de nos rêves.

On doit s’approcher des choses qui font peur, qui rendent triste. Regarde-les bien, de tout près. Il n’est pas impossible que tu éclates de rire une fois que tu les as vus de près, tu as découvert ce que tu as pris pour des fantômes – un coin de drap, un morceau de papier de soie collé à ton doigt.

Et on peut aussi écrire.

Écrire – c’est s’efforcer de sortir de l’obscurité et tendre vers la clarté.

Et même si tu te trouves encore dans une nappe de brouillard, toi, le pilote transatlantique, tu peux toujours émettre des signaux, te débattre, chercher une issue.

Brouillard…

- Messieurs, dit glorieusement le professeur de physique dans la salle de classe assombrie après l’explosion, nous voyons, n’est-ce pas, que nous ne voyons rien. Pourquoi ne voyons-nous rien ? C’est ce que nous allons voir.

Cela fait rire le profane de bon cœur aux dépens du professeur de physique – mais celui qui se connaît ne serait-ce qu’un peu à la physique et à la psychologie, admettra que d’un point de vue cognitif ces brouillards valent parfois la clarté la plus céleste. Les protubérances du soleil aussi ont été découvertes à l’occasion d’éclipses solaires.

Il existe des choses que je ne comprends pas et que je ne peux pas prouver, et qui pourtant me semblent plus sûres que deux et deux font quatre.

Le rêveur qui sait qu’il ne fait que rêver est déjà à demi éveillé.

Et moi je ne suis plus triste.

12 février 1928

 

Suite du recueil

 



[1] Giacomo Leopardi, (1798-1837). Moraliste, poète et philosophe italien.