Frigyes Karinthy : "Mon journal"
dictature
Ma main droite est blessée, depuis
quelques jours je la porte en écharpe. Ce n’est pas la main qui
écrit cette présente note, pas ce système bien rodé
à travers pensée, nerfs et muscles, cet appareil
d’État parfait dont rêvent les socialistes. Je dicte ce qui
me vient à l’esprit et, non habitué à dicter,
j’observe les symptômes répercutés d’un
processus nouveau et inhabituel, et notamment comment la conscience de ce
nouvel état de choses réagit sur mes pensées.
J’ai
du mal à me faire croire qu’il n’y a pas de
différence : que la main étrangère qui écrit
à ma place ne fait pas autre chose que par exemple quelqu’un qui
boutonnerait mon manteau à ma place. La main n’est pas une
machine, et tout ce qui en moi se transforme en parole et discours est
forcément filtré par les pensées de la personne vivante
à qui je dicte. Et le filtrat ne peut pas me laisser indifférent.
Quelle que soit cette personne, une dactylo, un écolier, un
confrère écrivain ou un profane, il est certain que sa seule
présence modifie le verbe d’une façon ou d’une autre.
Cette personne est ma première lectrice et, qui plus est, dans une
qualité toute particulière. Plus qu’une lectrice, un
collaborateur. Je ne peux pas ne pas compter avec elle ou lui car il est
présent, je vois son visage interrogateur et déjà
j’ai l’impression que bien plus que l’objet en question, je
suis intéressé par l’opinion qu’il se fait de mon
opinion sur le sujet. À cet instant je sens clairement la différence
substantielle qui sépare le penseur et le communicateur, le concepteur
et le réalisateur, le savant et l’enseignant. Penseur ou
concepteur se trouve seul avec son objet : nous sommes deux (subjectum et objectum comme
les appelle la psychologie ancienne), l’un est celui, impuissant et
amorphe, qui simplement existe, et l’autre celui qui crée forme et
expression.
La
forme et l’expression ne sont ni plus ni moins que ce que vaut le
contenu. Quand j’ai défini une table avec son plan et ses quatre
pieds ou oralement ou par écrit ou même avec l’aide de la
géométrie descriptive, j’ai pérennisé par
là sans réserve et rendu consciente la notion de table. Mais la
situation change aussitôt si entre les deux parties, l’objet et le
savant, s’immisce une troisième : une tierce personne qui ne
connaît pas la table. Il convient de changer de formulation à son
intention. Ainsi naît la nécessité de la communication
au-delà de l’expression. Il ne suffit plus d’exprimer mon
objet, je dois l’exprimer de façon telle que cette tierce
personne, n’ayant jamais vu l’objet, puisse s’en faire une
image. Ni la définition, ni les traits enchevêtrés de la
géométrie descriptive ne lui sont un secours pour imaginer
comment se présente véritablement cette table. Je dois recourir
à l’art qui, avec ses différents tours de passe-passe et sa
prestidigitation produit la table par enchantement ici, sur cette feuille de
papier comme si c’était la réalité : là
gît l’énorme différence. Cette tierce personne,
appelons-la disciple, lecteur, public, utilisateur, le monde entier, vers qui
on se tourne, nous est une grande inconnue : voilà ce qui
intéresse l’artiste. Sans cela le monde ne serait que savoir et
connaissance vides, l’éden d’un Adam solitaire, une
existence déserte et une formule. L’instinct inquiet qu’il
existe quelqu’un qui ignore ce que tu sais et qui sans toi n’aurait
jamais la chance de le savoir, te force à te contraindre de te renier et
à parler autrement que tu ne parlerais à toi-même, à
emprunter son vocabulaire à lui. – Observons bien le bon
instituteur et le bon artiste : seuls eux deux savent bien faire ce qui
est le plus difficile, ce que ni savant ni concepteur ne savent,
c’est-à-dire exprimer leur propre pensée avec les paroles
de celui à qui ils la destinent : les paroles de l’enfant.
Et
déjà l’explication s’offre, la raison pour laquelle
nous sentons spontanément des traits de parenté entre chef de
guerre, artiste et dictateur. Les grands chercheurs de la destinée de
l’homme ou des lois de la société se trouvaient seuls dans
leur chambre pour formuler leurs lois d’une voix parfaite et totalement
inutilisable. La vraie vie qui obstinément et intarissablement verse
à flots des visionnaires découvreurs de la réalité,
des savants créateurs des lois et des enfants ignorants, ne peut pas
s’en contenter. Les célèbres appels de Napoléon sont
simples et naïfs comme les rédactions des abécédaires
des écoles communales.
Marx
et Napoléon – tous deux rêvaient de dictature, mais Marx
n’a fait qu’écrire et Napoléon n’a fait que
dicter.
Ibsen
prétend qu’écrire c’est prononcer une sentence sur
soi-même. Dicter c’est peut-être faire appel de cette
sentence, rejeter la responsabilité sur autrui.
Parce
que la création c’est bien beau – mais il est certain
qu’un bon tyran vaut mieux qu’un mauvais révolutionnaire. Le
monde n’est pas gouverné par la connaissance et la
compréhension mais par l’imagination – c’est une
grande chance pour le monde si celui qui tient le gouvernail est capable
d’inspirer des images belles et heureuses. Une telle chance, les gens ne
la lâchent pas volontiers – parmi les absurdités de
l’histoire, l’une des plus frappantes est que le peuple s’est
souvent attaché davantage au tyran dispensateur de jeux qu’au
monarque distributeur de pain. Si des Césars ont survécu aux Ides
de Mars ce n’était pas toujours à défaut de Brutus.
Cela peut paraître bizarre et contraire à toute logique –
l’expérience montre qu’au
moins autant d’hommes ont péri pour eux, par enthousiasme, par
sacrifice de soi, que par eux, pour insoumission ou révolte – qu’au
moins autant sur le champ de bataille que sur l’échafaud ou en
exil. Il n’est pas nécessaire de vivre, mais naviguer oui, disait
le grand amiral – pendant que l’âme simple du commun des
mortels pensait : Il n’est pas nécessaire de vivre, mais
être heureux oui. Et seule l’imagination peut procurer le bonheur
– il vaut mieux mourir pour la dernière minute et dans les
dernières minutes de l’illusion du bonheur que de vivre sans
illusion.
Et
si quand même la direction du progrès montre un déclin des
dictatures, c’est parce que l’âme humaine arrive de moins en
moins à créer des illusions. Le puits archaïque des
illusions est en train de se tarir et nous n’avons pas encore pu
déceler en nous de nouvelles sources (nous sommes seulement quelques-uns
à soupçonner qu’il en existe, et même plus abondantes
et plus fournies que les anciennes).
Le
dernier livre de Sigmund Freud, L’avenir
d’une illusion, fait l’effet d’un quasi-testament, il
règle son compte à l’une de ces illusions les plus
euphorisantes. Il démontre en effet par son analyse que Dieu, nous nous
le sommes créé nous-même, pour notre appareil psychique par
son nécessaire travail, indépendant de notre volonté et de
notre conscience, pour nous-même – dans une extase de notre
infantile amour de nous-même, nous avons pris notre reflet gigantesque
projeté sur la voûte céleste pour la réalité.
Dans
le fond c’est tout à fait indifférent. Cette façon
de dire les choses ainsi n’est absolument pas sacrilège pour le vrai croyant. Cela a la même
portée que pour un mathématicien de passer d’un mode de
calcul à un autre, du système de Ptolémée à
celui de Copernic : ce que nous voulons savoir, la voie du salut et de la
rédemption, il est aussi bien possible de la désigner dans ce
système-là. Dieu est le concepteur et le réalisateur
– par conséquent si Dieu a été conçu et
réalisé par l’Âme Humaine, alors appelons
désormais l’âme humaine Dieu : il n’est pas moins
inconnu et invisible que Jéhovah
ou Allah. Au lieu d’une Certitude Extérieure, une Certitude
Intérieure – l’important c’est d’avoir une
certitude. Comprenons enfin, ô philosophes, prêtres, athées,
savants et poètes, penseurs et croyants – tout enseignement qui reconnaît, qui prend pour base que Quelque Chose Existe, est religieux et
déiste – il n’existe qu’une seule thèse impie
et areligieuse, celle de celui qui affirme que Rien n’existe.
En
conséquence une critique du credo freudien ne peut prendre pour point de
départ que la question : est-ce que, oui ou non, il résume
pour nous mieux, plus facilement, plus concisément plus clairement et
plus simplement le Grand Existant que les religions dominantes ? Peu
importe si c’est l’âme qui a créé Dieu ou Dieu
qui a créé l’âme – le problème est de
savoir où nous nous sentons mieux en sécurité : dans
le monde extérieur nommé réalité qui nous
pénètre à flots par la fenêtre de nos yeux, que Dieu
a créé on ne sait comment – ou bien les yeux fermés,
en observant les remuements de notre âme.
Eh
bien, pour le moment, les yeux fermés ne donnent pas apparemment ce
sentiment de plus grande sécurité – nous vacillons et nous
tâtonnons. La psychanalyse n’est pas encore parvenue à
reconstruire ce qu’elle a démonté : or sans cela tout
n’est que dissection de cadavres, recherche, tentative, et non une
réalité vivante conceptrice et créatrice.
On
ne peut rien entreprendre avec une âme démontée. Si
l’Homme Surhumain, le Dieu Homme, apparaissait maintenant du fond des
temps et se présentait devant moi comme le Dieu de Moïse dans
le buisson-ardent pour me demander : qu’est-ce que tu sais de
l’âme humaine, mon fils ? Je devrais lui
répondre : Seigneur, je me suis entretenu avec un grand nombre de
mes congénères "à
l’âme analysée",
tes prêtres, et je leur ai demandé qui je suis – mais, avec
un sourire mystérieux, ils n’ont su me répondre que :
tu ne penses pas ce que tu veux, tu ne dis pas ce que tu penses, tu ne fais pas
ce que tu dis. C’est la trinité de l’Âme.
Ce
dieu est un peu trop confus pour moi. Un dieu qui ne croit pas en
lui-même – comment pourrais-je y croire, moi ?
8 mars 1928