Frigyes Karinthy : "Mon journal"
un jour
Film
d’histoire de l’évolution en guise de recueillement
dominical.
Production allemande, il passe actuellement dans quelques salles de Pest.
J’ignore si les encarts hongrois sont une traduction de l’allemand
original mais je le suppose, je n’aimerais pas ressentir ce style et
cette présentation comme d’un hongrois. Cela commence par une
longue recommandation de l’auteur envers son très honoré
public, dans laquelle il avance des excuses. Il dit qu’il ne veut
offenser le sentiment religieux de personne avec ce qui va suivre, et personne
ne doit le prendre pour soi – lui, il ne fait que relater le cas, loin de
lui toute intention de s’identifier à une quelconque idéologie
mécréante à l’origine desquelles ces choses ont pu
être évoquées. Après de telles implorations on
s’attend à des messes noires, à la destruction de Sodome et
Gomorrhe, et autres horreurs. Eh bien figurez-vous, après tout ce
tralala et cette parabole apparaît sur l’écran l’ignoble
cochonnerie pornographique que voici à laquelle il a fallu
préparer les cœurs sensibles et pieux : une cellule initiale
apparaît sous le microscope et se divise en deux. C’est suivi par
le schéma bien connu de l’histoire de l’évolution que
l’on retrouve dans tous les manuels scolaires. Les animaux primitifs, les
invertébrés, les vertébrés, et enfin l’homme
préhistorique avec des dents grinçantes – directement
après l’homme préhistorique, deux acteurs connus
bâtisseurs de pilotis. Grâce à Dieu, me dis-je, on a
trouvé le "missing link"
tant cherché, ce type qui fait la jointure entre l’homme singe, Néandertal et Darwin… Ai-je dit Darwin ?
Dieu m’en garde, je voulais dire l’auteur ! Bref, comment
ça marche ? Cellule initiale, infusoire, invertébré,
mammifère, homme singe, acteur de cinéma, Darwin – la
chaîne s’arrête là. Après arrive directement
l’auteur qui ne s’identifie surtout pas à tout cela,
qu’on ne le mêle pas à ce paquet de cartes, il se peut que
son papa qui était encore un darwinien mécréant descendît,
lui, du singe, mais lui, de même que son très honoré public
ne vont pas entrer dans une histoire de si mauvais goût. L’auteur
réitère ses excuses tout au long du film, et il souligne que c’est
bel et bien Dieu qui a créé le monde, et que Dieu garde quiconque
de ne pas prendre la Bible au pied de la lettre, de toute façon
"des recherches récentes" ont prouvé que ça ne
marche pas comme ça, comme ce type-là dont le nom salirait
l’ambiance de fête (je crois qu’il fait allusion à
Darwin) le prétendait, mais c’est comme chacun de nous
séparément l’a appris à son catéchisme
personnel. C’est tout juste s’il ne termine pas en invitant chacun
à prendre un bon bain, puis jeûner trois jours.
Eh ben !
Moi
je suis un darwinien et je suis aussi un croyant. (Au demeurant Darwin lui
aussi était croyant.) En tant que tel je constate que le film est aussi
très joli, les encarts aussi sont très jolis. Mais alors pourquoi
étais-je mal dans ma peau pendant cette dévote projection et toute
personne de bon goût avec moi ?
Il
existe une vieille blague juive dans laquelle l’élève de
l’école confessionnelle raisonne ainsi : le chocolat
c’est bon, l’ail c’est bon – comme ça doit
être bon le chocolat à l’ail !
Cet
élève de l’école confessionnelle ne jouissait que
dans son imagination de ce somptueux régal – "l’éducation
populaire"
moderne en revanche semble vouloir réellement le servir.
La
religion c’est une bonne chose, pense le brave éducateur
populaire, la science c’est également une bonne chose. En outre,
de nos jours les deux sont à la mode sous des formes bien
tranchées. Alors, les deux à la fois, comme ça doit
être bon ! Un plat somptueux qui permettra de préserver le
chou de Dieu en même temps que nourrir la chèvre du désir
de savoir.
Oui,
honorable éducateur populaire, il existe en effet et on est en train de
le cuisiner dans le chaudron spirituel des plus grands esprits du monde, un
certain effort pour souder ensemble foi et savoir, pour trouver Dieu à
la lumière de la Pensée et trouver la pensée dans le verbe
de Dieu. Mais tant que ce plat merveilleux, le nectar et l’ambroisie de
l’esprit, n’est pas achevé, l’âme pudique et
fière ne peut digérer ta tambouille simplette. Cette âme
voit clair en toi, elle voit bien d’où souffle le vent. Ce
n’est pas Dieu que tu veux flatter, mais seulement la "conjoncture" rance et triste
qui, Dieu sait comment, a fait croire aux gens que cette eau bénite
mélangée à du sucre en poudre par laquelle
l’hypocrisie anglo-américaine (Dayton ![1])
essaye, au début et à la fin de chaque siècle,
d’arroser le monde est redevenue actuelle. Or la véritable science
en progrès a toujours contenu une religiosité plus riche et plus
profonde que le peu de crédit qu’on pouvait lui accorder. Laisse
tranquille la foi et la science – rend à César ce qui
appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu,
mais ne fais pas avec eux affaire commune,
car on ne peut tromper ni l’un ni l’autre. Combien de fois dois-je
encore répéter que la véritable science cherche partout ce Dieu que tu veux
immobiliser – elle n’alterne
pas ses connaissances, mais elle les élargit ; et si de nos
jours elle essaye de dépasser le darwinisme, cela ne signifie nullement
qu’elle veut autre chose, mais
qu’elle veut quelque chose de plus,
de plus complet. Non seulement la science n’a pas honte de la
perception qu’elle avait cent ans plus tôt de l’histoire de
l’évolution, mais elle en est fière quand elle veut la
rectifier et la développer – toi non plus, tu n’as pas
à avoir honte en son nom. Dans ton zèle de flatteries envers
l’église tu n’as pas besoin d’être plus papiste
que le pape – crois-moi, je le connais, ça lui déplairait
plutôt.
Le malade mental est
condamné à mort.
L’exécution de la sentence a été suspendue compte
tenu de la maladie mentale du condamné. Il a été
envoyé à l’asile psychiatrique pour traitement. Une fois
guéri, plus rien ne s’opposera à l’exécution
de la sentence.
Oui,
d’accord – mais il n’est tout de même pas assez fou
pour guérir ?
Microscope.
C’est tout de même la découverte la plus grande,
l’innovation la plus décisive jusqu’ici dans
l’histoire de l’humanité. Que voler nous soit possible, on
s’en est douté dès le début, et on savait aussi
qu’il était possible de filer à toute vitesse comme
l’orage, et on connaissait l’éclair, et on devinait
l’existence de mondes lointains semblables au nôtre - mais on ignorait que le grain de
poussière et la goutte d’eau ne
sont pas tels que nous les voyons, mais tout à fait
différents, une réalité mille fois plus complexe. Et
à mon avis le plus important dans la découverte du microscope ne
consiste pas à élucider le monde de la réalité
– mais à élucider celui de l’âme humaine en démontrant
que notre raison n’est pas une
source crédible des jugements, n’est pas un bilan crédible
de la vérité, pour la simple raison que les organes capteurs
et contrôleurs de la réalité fonctionnent mal. De façon utile et salutaire, la foi
aveugle accordée à la raison a été abolie le jour
où il s’est avéré que nos yeux sont le miroir de
l’âme (j’observe en passant qu’il est
intéressant que la science du développement ait
légitimé cette image-ci : les yeux en tant qu’organe
se développent directement du cerveau, c’est une excroissance des
cellules cervicales, deux antennes protubérantes, un périscope),
un mauvais miroir qui reflète à l’envers : de l’extérieur vers
l’intérieur.
Se
rendant compte que ce miroir ne doit pas être parfait de l’intérieur vers
l’extérieur non plus, la nouvelle psychologie s’est
donnée pour vocation de corriger les connaissances erronées de la
conscience.
La boxe.
J’étudie sa partie la plus difficile : supporter les coups.
Une mauvaise pièce.
Quel était donc le but de l’auteur ? Impossible de le savoir
car il ne l’a pas atteint. On ignore vers où était
orientée sa flèche car elle est tombée dans le
marécage.
Alors
le brave esthète déclare qu’il n’avait pas de but.
C’était de l’art pour l’art.
L’avion.
Je dois me trouver à haute altitude. Je le pense parce que plus personne
ne me fixe d’en bas bouche bée. On ne me voit plus d’en bas.
Le bon pacifiste
ne réclame pas l’absence de combats. Il réclame seulement
qu’il y ait aussi la paix.
Le cadeau du mendiant.
Le fait de demander.
Un petit malentendu.
- Jouez,
s’il vous plaît, la belle pièce que Beethoven a
dédiée à Dante.
- À
Dante ? Je ne me souviens pas d’une telle œuvre.
- Allons,
ne dites pas ça… Venez, regardez, je l’ai
trouvée ! Celle-ci. Vous voyez ? On peut lire en haut à
gauche : « Andante ».
6 mai 1928
[1] Petite ville du Tennessee
où s'est tenu en 1925 un procès retentissant contre un professeur
de biologie qui enseignait l'évolutionnisme.