Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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la gifle qui n’a pas ÉtÉ donnÉe

 

Cest dans un bain de Pest que la gifle n’a pas été donnée. C’est moi qui aurais dû l’administrer, cette brave gifle saine vigoureuse, membre utile de la société des gifles. Elle avait pour père l’Irrespect et pour mère l’Indignation contre l’irrespect : le meilleur des pedigrees. Elle somnolait là, dans le creux de ma main – Dieu sait pourquoi je ne l’ai pas mise au monde : par nervosité, par lâcheté, par distraction, par bonté – peu importe pour l’instant. Ce qui importe pour l’instant c’est que la grande thèse se voit vérifiée ainsi : dans la nature aucune énergie ne se perd, elle se transforme seulement – à la place de la gifle qui n’a pas été donnée, prenez et lisez ces pages. Je ne sais pas avec certitude si elles valent autant qu’aurait valu la gifle. Mais c’est justement ce dont il s’agit.

Au demeurant c’est arrivé de la façon suivante : par une chaleur accablante, je me suis affalé sur une chaise longue du bord et, les yeux fermés, engourdi, dans l’évanouissement ivre et la torpeur de l’enfant et de l’homme préhistorique ou des végétaux, je tirais vers moi le Soleil flamboyant et je tolérais que celui-ci me tire vers lui.

Tout à coup je ressens comme une poussée.

Dans mon état d’hébétude j’ai d’abord cru que dans la brise j’étais bousculé par le hochement de tête d’un de mes congénères herbe ou d’un de mes congénères fougère.

Eh bien pas du tout. Une voix ferme a retenti :

Veuillez vous lever, une dame était allongée ici tout à l’heure.

Depuis l’enfance on s’est habitué à ce que si on entend les mots dame et se lever, alors on se lève automatiquement, Dieu sait pourquoi. J’ai écrit des tomes contre cette superstition, mais apparemment en vain, je n’ai pu aider même pas moi-même. Cette fois encore je me suis sagement levé, sans même regarder qui était la dame et d’où venait le rappel à l’ordre, je me suis levé en clignant des yeux, endormi, et je suis parti. J’ai croisé un employé du bain.

- S’il vous plaît, lui dis-je, je souhaiterais louer une chaise longue.

Il hausse les épaules.

- Il n’est pas nécessaire d’en louer, Monsieur, vous vous installez là où il y a une place libre. Ou vous attendez qu’il s’en libère une.

Tiens donc.

Brusquement je me réveille. Je regarde autour de moi. Des chaises libres et des chaises occupées partout. Il aurait pu l’installer n’importe où.

C’est tout de même étrange.

Je retourne sur le lieu du crime, je me dis que je vais me les regarder ceux-là. Alors j’ai en effet trouvé sur ma chaise une congénère de sexe féminin. Devant elle, debout tel un Napoléon, un maillot noir. Le maillot noir est fortement rempli, bourré surtout devant, à l’emplacement du ventre. Je l’examine de plus près. Eh bien ce maillot est rempli de quelque chose d’une forme humaine. Deux appendices poilus en bas, un troisième en haut. Sur ce dernier, deux boutons de braguette noirs sous une touffe de poils noirs, puis un petit appendice courbe et pointu avec, en dessous, un long orifice étroit, également noir.

Mon sang n’a fait qu’un tour.

- Dites-moi s’il vous plaît, dis-je tout hébété au maillot, est-ce vous qui m’avez fait lever à l’instant ?

Il ne répond pas. C’était donc lui. Je me fâche.

- Dites-moi, à quel titre avez-vous osé me déranger ?

Les deux boutons de braguette étincellent. Une voix creuse jaillit de l’orifice.

- À ce titre que nous sommes des gentlemen.

Ma fureur s’envole d’un seul coup. Bien sûr. À ce brave marchand arménien ou ce voyageur international, on a enfourné dans sa dure petite caboche, des souvenirs de six mille ans de civilisation européenne ou de chevaliers chrétiens, tout ce qu’on a pu – il se fait des idées à propos de la courtoise et de l’étiquette des gentlemen édictant que plus les hommes sont courtois envers les dames, plus ils doivent être brutaux et mufles entre eux. Je ressens presque une compassion paternelle pour lui. J’aimerais faire son éducation. Je tapote son maillot dans le dos, sous la nuque rebondie et poilue.

- Écoutez, mon petit…

- Je ne suis pas votre petit…

- En matière de courtoisie…

Les gens forment déjà un cercle autour de nous. C’est gênant. Je ne refuse pas de donner des cours particuliers, mais ici, comme ça, improviser une conférence, une matinée d’auteur, un traité péripatétique[1], dans cette mise en scène à la Reinhardt[2], en plein air ? Ce n’est pas de mon goût. De toute façon, j’ai mon opinion bien assise sur ces mises en scène "en plein air".

Avec un instinct excellent, le Maillot Rempli remarque ma gêne. Ce genre de publicité non souhaitée trouble en général davantage les personnes accoutumées à une véritable vie publique que celles qui y goûtent pour la première fois ou très rarement. Un jour j’ai reconnu une danseuse nue parce qu’elle était exagérément pudique dans la rue. Le Maillot Rempli ne s’y trompe pas.

- Allons, ne bafouillez pas…, dit victorieusement le Maillot Rempli.

La gifle, cette brave gifle saine, bien mesurée me démange la main comme quand le moment voulu le fœtus remue dans l’utérus de sa mère : Maman, je veux naître. Au lieu de ça ma stupide gêne augmente, à cause de l’encerclement par la foule dont certains me reconnaissent. Ils me reconnaissent et ils m’attendent. Ils m’attendent, les yeux brillants, heureux, ils m’encouragent à gifler l’insolent. À le gifler, à y aller gaiement, ils ont aussi la main qui les démange, si j’y vais, ils le gifleront aussi. Le parfum de la gifle juste, saine, fertile et fertilisante, de la gifle à faire éclater la bulle puante, gonflée, le fardeau depuis longtemps traîné de la Bêtise et de la Brutalité incurables, pourries et pourrissant tout, résistant obstinément à tout ce qui est beau et bon et noble, le parfum d’une chère et belle gifle adorable et allègre est suspendu en l’air – il n’y a plus qu’à la lâcher de la cage de la paume de ma main, ce merle chanteur de la Liberté – pour qu’elle claque et qu’en claquant elle monte vers le ciel ! Pour qu’elle annonce à Dieu en montant vers le ciel : nous vivons aussi longtemps que nous voulons vivre ! Dans ce paradis terrestre envahi de mauvaises herbes et de folle avoine nous voulons encore vivre, vivre une fois de plus, émerger notre tête des mauvaises herbes et de la folle avoine, nous, fleurs de liberté, de beauté, de vérité !

C’est hors de question.

D’autant moins que tout le monde l’attend.

L’entêtement de l’ancien galopin que je suis me bloque la main, il gâche tout. Je ne joue pas au cirque. Plus tard, quand je le voudrai, vous comprenez ? Zut alors.

Je m’approche tout près de lui, je parle bas pour rester entre nous.

- Qui êtes-vous ?

ça ne vous regarde pas.

- Tu es un crétin, fiston.

Mais ça aussi, je le dis tout bas, pudiquement, plutôt en lui chuchotant à l’oreille, sans vouloir l’offenser, comme un médecin dirait à son patient cancéreux : tu as un cancer, fiston, au lieu de le guérir, ou s’il ne peut pas le traiter avec des médicaments, il l’opérerait, même s’il meurt dans l’intervention, il vaut mieux y laisser sa peau que contaminer d’autres.

Puis je m’éloigne tête baissée, je quitte la piste du cirque – un brouhaha éclate dans mon dos, on rouspète contre le maillot, le maillot hurle qu’il n’est pas UN CRÉTIN (bref, il n’a pas cru qu’il l’était), qu’il va me montrer à moi ce que je mérite. Une confusion bruyante, personne n’est satisfait, rien n’est réglé.

Je sais bien que je ne règle rien non plus en vous le rapportant en toute franchise.

Aujourd’hui j’aurais dû écrire sur un autre sujet.

Je le vois désormais : ça n’en vaut pas la peine.

Je ne me raconte pas d’histoire.

L’énergie se transforme – mais pas toujours en ce qu’elle devrait.

Si j’avais administré cette gifle au moment opportun, l’instant suivant j’aurais tout oublié – j’aurais pu penser à autre chose, avoir les pensées qui sont les miennes – à tout ce qui est beau, à tout ce qui est vie et existence, à tout ce qu’il y aura – tourner le visage vers l’avenir, quelles belles pensées m’aurait soufflé l’espérance s’ouvrant sur la joie ! Au lieu de cela j’ai été contraint de méditer pendant une demi-heure, pourquoi je n’ai pas administré cette gifle ? – et voici le fruit de ma réflexion.

Si cette gifle avait éclaté, j’écrirais aujourd’hui peut-être sur les oiseaux, ou sur Dieu – peut-être me serait venu, peut-être justement ce matin, un mot qui apporterait solution et rédemption, serait-ce en tout petit, qui permettrait à quelqu’un d’être meilleur et plus heureux et plus gai – un mot, serait-ce en tout petit, qui résoudrait les mystères confus et incompréhensibles de la souffrance – un petit mot guérisseur, une petite goutte médicinale sur le bout de la langue, qui pourtant adoucirait les plaintes se déversant de la gorge assoiffée du fiévreux, mieux que l’océan de compassion de son entourage.

Cette gifle aurait été une bonne action.

Une action qui rend la pensée aussi plus claire, plus belle.

Car il existe une interaction infiniment plus profonde et plus complexe entre action et pensée, entre pensée et verbe, que ne le prétendent les théories imbéciles dans lesquelles il n’y a ni action ni pensée.

On parle du déclin de la littérature après la guerre.

La grande action sanguinaire aurait désillusionné l’artiste et également son public – le poète a perdu la foi dans le Verbe qui, la preuve est faite, n’a pas su empêcher l’injuste destruction – et en perdant la foi il a aussi perdu son crédit.

Ineptie.

L’étalon du Verbe et de l’Art n’est pas de savoir s’ils arrivent à faire cesser la brutalité et l’imbécillité – même pas de savoir s’ils arrivent à en rendre justice, les rendre ridicules, haïssables, ou ce dernier point à la rigueur.

Seule l’action peut donner la réponse à une action. Le Verbe n’a rien à voir avec eux – mais qu’ils voient.

La littérature d’après-guerre n’est pas fautive mais elle paye la faute d’autrui.

Le poing n’ayant pas frappé au moment voulu a rendu possible des victoires injustes, sans âme, insensées et viles, des fausses victoires – à l’instant opportun la gifle n’a pas claqué de la main de la vérité, et elle n’a pas claqué non plus sur le dos des marchands à l’instar du fouet du Christ dans le sanctuaire du temple. Le problème n’est pas qu’il y a eu une guerre, ce qui est grave c’est qu’elle s’est mal terminée – elle n’a pas amendé le monde, la vérité s’est couverte de honte, le pécheur n’a pas été puni, l’imagination ligotée ne s’est pas libérée. Et si après la guerre nous assistons à une littérature en déclin – cela signifie simplement qu’à cause du souvenir honteux de cette guerre, des deux côtés vile et mal réussie, la littérature n’arrive pas à se relancer vers son but – elle piétine, elle rumine, elle médite, et elle est désorientée.

La gifle de la vérité, si on l’administre, peut créer un monde nouveau – si on la manque, elle peut tout au plus engendrer quelques âpres sagesses. Or l’art n’a jamais été fécondé par la sagesse, mais par l’imagination.

 

26 août 1928

Suite du recueil

 



[1] Selon la doctrine d’Aristote.

[2] Max Reinhardt (1873-1943), grand homme de théâtre allemand.