Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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lieu commun

 

Nous devions tous sourire, pourtant la chose était tragique : apparemment le brave artisan a bel et bien commis son "acte fatal" : il l’avait préalablement annoncé à la gouvernante.

Mais il fallait bien sourire.

Évidemment, quand il commence sa lettre d’adieu ainsi : « Quand tu liras ces lignes je ne serai plus parmi les vivants ».

Donc il se pourrait bien que depuis, le pauvre bougre "ait rendu l’âme", "mange les pissenlits pas la racine", autrement dit "ait cassé sa pipe", après "ait passé l’arme à gauche".

La gouvernante était entourée de nombreux hommes de goût, cultivés, modernes quand, en pleurs, elle leur a montré la lettre. À qui la faute si notre premier sentiment n’a pas été la frayeur et la compassion dues au fait qu’un de nos congénères était mort, de la mort la plus tragique et la plus impensable que connaisse la nature – mais, avec la cruauté dont seuls sont capables les hommes de goût cultivés, nous avons avant tout retenu le comique dans la banalité de cette manifestation, aux oreilles des hommes de goût.

Je n’ai compris que plus tard que, bien que j’aie souri comme les autres, de cette scène j’ai finalement gardé un arrière-goût désagréable – mais pas aux dépens du pauvre artisan, à ceux de la souriante compagnie.

En fait où en sommes-nous en matière de lieu commun et de bon goût ?

Étudions de plus près ces images pitoyablement banales. Qu’ont-elles de ridicule ? Mais pour le faire nous devons les analyser comme si nous les entendions pour la première fois. C’est un premier critère du lieu commun : (il se pourrait que justement celui-ci s’avère être le seul) l’image est ridicule car manifestement ce n’est pas la personne qui l’a inventée sous le poids de l’émotion, elle l’a seulement emprunté toute faite et l’a appliquée à son cas.

Car s’il l’avait inventée lui-même…

Celui qui le premier a écrit cette phrase avant de se suicider (bien que je soupçonne que ce n’était pas un vrai suicidé mais la phrase a dû être mise par un romancier dans la bouche d’un de ses personnages), pensez-en ce que vous voulez mais à mon avis il a pérennisé une force de l’âme humaine très belle et très émouvante, un tragique quasi sublime. Quand tu liras ces lignes… Ainsi, sans les stigmates des guillemets, si je me représente l’homme déterminé à mourir, je dois admirer le courage et l’imagination qui lui restaient pour penser la vie après sa mort et dans laquelle son âme sans corps jouerait un rôle. Quand tu liras ces lignes… Au moment où il a écrit cela, il a presque fait un miracle : il a transformé par magie le futur en présent – il a prévu et vécu à l’avance l’instant qui pour lui ne sera qu’un néant intemporel – il vivait à la fois dans le futur et dans le présent, il a vaincu la peur et la mort.

Mais on pourrait en dire autant des autres expressions aussi. Tous ces lieux communs en eux-mêmes, sans guillemets, sont autant de belles images nobles et poétiques.

Il s’est éteint. La science a en effet attesté un soupçon ancestral de la poésie : chaque vie est une petite flamme qui couve, capable d’embraser le monde si un pompier mystérieux, dont la tâche est de prévenir l’embrasement du monde, n’arrive pas à temps pour la souffler. Chaque mort est une mort violente – nous grandirions, proliférerions, nous épanouirions, notre tête monterait peut-être jusqu’au ciel si, au nom d’un grand Ordre jaloux, la faux de la mort ne tranchait pas nos racines.

Rien ne peut y remédier. L’amour tâche de transgresser cette loi – recommencer tout au début, contourner la vigilance du grand pompier. Pressentant qu’une petite flammèche toute seule ne fait pas le poids, deux petites flammes se coalisent au nom du Grand Incendie, battent le briquet, répandent et dispersent des germes de flammes, des étincelles de vie lorsque deux bouches se soudent – en vain ! Ils sont engloutis par la profondeur juste au moment où ils pourraient gagner l’immortalité, car l’amour est un puits sans fond.

C’est l’école de la vie tel qu’il est écrit dans le livre du destin.

Autant de lieux communs.

Autant de belles et parfaites vérités, fruits de réflexions bien senties, vérifiées et attestées, et qui plus est, exprimées avec une perfection artistique.

Le seul problème est qu’elles sont mal placées dans la bouche de la personne qui les prononce. Quel que soit celui qui les prononce, elles ne vont bien dans aucune bouche. Elles allaient bien autrefois, jadis, dans la bouche de la seule personne les ayant prononcées la première – à la rigueur dans celle de quelques autres, de leurs congénères qui les citaient.

Le lieu commun est le trésor spirituel, le legs intellectuel, l’héritage d’un passé culturel. Notre rapport avec lui est le même qu’avec tout autre legs. Même s’il est riche, nous n’attendons pas de la nouvelle génération de le dépenser, le manger, le gaspiller. Il faut qu’elle y ajoute, qu’elle fasse ses preuves et qu’elle prouve de quoi elle est capable avec ou sans héritage. Qu’elle montre qu’elle est aussi grande en ancêtres qu’en descendants – qu’elle est digne père et digne fils.

Chaque nouvelle génération doit redécouvrir le monde, avec toutes ses vérités, tous ses tenants et aboutissants et toutes ses forces vitales, comme si elles n’avaient rien reçu en héritage. Une sorte d’instinct sain et souple veille à ce qu’il en soit ainsi. Cet instinct refuse et rejette toute vérité qui a trop souvent été exprimée de la même façon. Face à cela, la capacité de la raison de chercher et de trouver la notion derrière le mot s’estompe, s’émousse. Involontairement la raison n’entend plus que les mots vides qui sonnent comme des cailloux dans un grelot. J’ai dit un jour que toute vérité est morte à l’instant où elle a été nommée et proclamée. C’est peut-être une exagération – toujours est-il que nous avons constamment besoin de nouvelles définitions, non seulement parce que les anciennes étaient imparfaites, mais aussi parce qu’elles se sont usées.

Redécouvrir à tout instant la vie, chaque instant de la vie – pour nous c’est un sentiment plus important, plus vrai, plus fiable, plus rassurant que la règle mathématique la plus parfaite. Deux fois deux font quatre – elles doivent être là devant moi, naître sous mes yeux ces deux choses réelles, deux hommes, deux pommes, deux baisers, puis les deux autres – qu’il me soit permis de prononcer comme si j’étais le premier à trouver : les deux autres avec lesquels ils font quatre.

Dans la bouche d’un homme vivant je veux entendre des mots qui vivent – le seul, l’unique mot exigé par la concomitance, qui ne reviendra jamais, une constellation de circonstances fortuites quand l’homme de cet instant a coudoyé ce vécu. Il y en a déjà eu de semblables, mais jamais d’identiques. Il y a déjà eu des suicidés, mais il n’a pu y en avoir qu’un dans le cas duquel l’état d’âme couvrait parfaitement la somme des passions et des circonstances extérieures et intérieures, l’état d’âme dans lequel il était impossible d’écrire autre chose que : « quand tu liras ces lignes… ». Celui qui a écrit cette phrase une seconde fois a écrit un lieu commun – il est possible que lui-même ait profondément ressenti la phrase, il n’empêche qu’il avait tort : la seule façon dont la chose a pu se passer est qu’il s’est imaginé à la place de la personne qui l’a écrite pour la première fois, par conséquent il n’était plus lui-même – il était acteur et comédien sans le savoir, le pauvre, à ce moment de la mort – il a rejoué quelque chose qui avait déjà eu lieu, qui par conséquent ne peut jamais se reproduire dans la réalité une nouvelle fois à l’identique.

Or le théâtre et la comédie sont une forme de mensonge – et le mensonge est comique.

Pourtant je prends quand même la défense du lieu commun, pourquoi ?

Pure précaution. Apparemment je vieillis. Je méprise encore le passé – mais je commence à craindre l’avenir.

Est-ce que notre grande "simplicité", notre "naturel", notre dégoût maladif des banalités ne deviendront pas un jour lieu commun ?

Dans la société où j’évolue ces temps-ci on craint tellement les lieux communs que les gens prononcent même "bonjour" entre guillemets, avec un accent ironique, sans s’identifier au simplet qui me souhaiterait sincèrement de passer une bonne journée.

Dans cette société j’ai entendu il y a peu, au moins dix fois dans la journée, la sentence consternée du lieu commun.

J’ai enfin ressenti que ce ton méprisant  est devenu une banalité ennuyeuse, dépassée, un lieu commun.

Et je me refuse désormais à prononcer ce mot banal de "banalité".

23 septembre 1928

 

Suite du recueil