Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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en sortant de la premiÈre de "Danton"

 

Oui, c’est déjà arrivé – il y a fort longtemps – qu’est-ce que c’est ? Que sont ces fantômes ? J’errais ainsi, le col remonté, dans la nuit noire de Pest, maigre, les yeux enfiévrés – avec la même fureur au cœur… La foule hurlait au loin, les sans-culottes…

Ça ira…Ça ira.

Et le large buste de Danton haletait comme un soufflet dans cette forge diabolique. Un buste énorme qui halète et siffle et souffle, de flammes ricanent, jaillissent à chacun de ses mots… Elles flambent, elles étincellent, elles renvoient des volutes de fumée dans sa gorge – puis elles s’entrechoquent au-dessus de sa tête.

Mon Dieu, comme mon cœur palpitait…

Tiens, il palpite encore…

Je dois m’arrêter un instant pour regagner mes esprits.

Une brise douce parcourt la rue Wesselényi, elle me caresse les cheveux, j’y porte la main. Ils sont encore bruns, pour le moment. Néanmoins sur le côté… Je l’ai remarqué ce matin.

Ce jeune homme-là qui a dévalé, maigre, enfiévré, le col remonté, cette même rue, se retourne depuis le coin, fier, décoiffé, avec un rien d’ironie.

Du calme, mon vieux. Tu as quarante ans.

 

Tu as deux fois l’âge de ce cher jeune Allemand, Büchner[1], enthousiaste et brillant, quand de ses griffes de lion il a gratté sa composition sur papier.

Pauvre petit, il est mort peu après, il n’est plus présent en cette nuit que lui, à quarante ans, aurait vécue comme moi je la vis, remémorant cette vision-là.

Car moi, ainsi que quelques autres, mon cher Büchner, j’ai aussi contracté et enduré cette maladie fiévreuse à ton âge, même un peu plus jeune. Je crois que nous n’aurions pas honte de nous l’avouer mutuellement, si nous nous rencontrions dans une quatrième dimension à la Einstein. On se dirait comment ça a commencé, comment ça s’est déroulé – te le rappelles-tu ?

Bien sûr que tu te le rappelles ! C’est à cette époque qu’a paru le livre de Carlyle, History of French Revolution. Tu l’as lu, n’est-ce pas ? Bien sûr que tu l’as lu. Si tu avais mon âge, tu ne nierais pas même à toi-même que sans l’inspiration de ce livre flamboyant tu n’aurais jamais écrit ton Danton, tu ne trouverais pas humiliant d’avoir été frappé indirectement par la Vision, à travers un chef-d’œuvre, comme nous n’avons pas honte d’utiliser les épithètes et les images de Dante quand nous écrivons ou parlons de l’enfer.

Et moi aussi je te le dirais.

 

Je venais d’avoir dix-sept ans lorsque j’ai lu l’épopée de Carlyle pour la première fois. Jusqu’alors je ne connaissais que les poncifs ennuyeux du livre d’histoire – c’est Carlyle qui a greffé en moi la soif de la connaissance des œuvres sources, des mémoires.

Je n’oublierai jamais la saveur de l’excitation palpitante que j’ai ressentie quand, quelques jours plus tard, au rayon "presse" du Musée National on a déposé devant moi des spécimens originaux, jaunis, du Moniteur, de L’ami du Peuple, du Père Duchesne. Le signataire de l’éditorial de L’ami du Peuple du jour était Marat.

Je me suis mis à errer dans les rues, tel un écervelé, les yeux fixés devant moi, m’arrêtant parfois, levant vers le ciel mon visage maigre et ascétique. Le Bois de la Ville était Les Tuileries, la Rue Hernád une ruelle parisienne, et la Place Széna le marché Place de Grève.

J’ai d’abord pensé moi aussi à Danton, c’est lui que je devrais écrire, c’est avec lui que je ressentais la plus forte parenté. Plus tard c’est l’Incorruptible dont le regard couleur petit lait, vert ,océan me transperçait – qu’il est étranger ! Qu’il est excitant ! Il n’était compris par personne – oh, moi je connais cet enfer qui brûle derrière cette Modération apparente ! Une aristocrate parfumée n’est-elle pas passée près de moi à l’instant, ici dans la Sodome de la Rue Váci[2] ? – une authentique ci-devant.

 

Le soir tombait, j’avais traversé vers Buda, place Krisztina. C’est là que j’ai réalisé ma folie, que ce n’était pas Paris, que je ne m’appelais pas Camille Desmoulins, que nous étions en mille neuf cent cinq et non mille sept cent quatre-vingt-treize.

C’est alors que la question s’abattit sur moi pour la première fois – j’étais sidéré de ne pas y avoir pensé avant.

Ce n’est pas Paris. Je ne m’appelle pas Camille Desmoulins.

Or ici aussi il y a eu un mille sept cent quatre-vingt-treize, Buda existait aussi, les mêmes murs, le Château et la Tour, aux mêmes heures où à Paris la Convention prononçait sa sentence contre Louis. Une de mes ancêtres se promenait peut-être ici, maigre, le col remonté dans la fraîcheur du soir à Buda… quelques spécimens de L’ami du Peuple étaient parvenus ici, de même que nous parviennent aujourd’hui le Figaro et le Quotidien – que ressentait-il, à quoi pouvait-il penser ?

Que se passait-il à Pest-Buda aux jours de la plus grande révolution de l’histoire ?

Je me suis arrêté. Je débouchais justement dans Vérmező[3].

 

Oh oui… je me souviens… effroyable !

Non pas ce que j’en ai appris à l’école. Quelques données froides, si je me rappelle bien, le livre de l’évêque de Fraknó[4] sur un abbé franciscain grand et maigre, aux yeux sombres, qui, en ce temps-là, est allé chercher à Paris une distinction diplomatique et qui en est revenu.

À Paris il a rencontré Mirabeau et Danton, et très vraisemblablement Robespierre.

Et chez lui ?

C’est vers onze heures du soir que je suis arrivé chez moi, Place Gizella. L’escalier était dans le noir. Le temps que je monte au quatrième, les deux premières strophes de mon poème censé devenir une épopée symphonique intitulée Vérmező étaient achevées[5] :

 

As-tu entendu le son, le vieux bourdon

Que cache la profondeur de l’immense Danube ?

Il ne parle que rarement quand le vent le secoue,

Au printemps, dans les douces nuits de mai.

 

Nombre de vieux fantômes prient pour toi

Tu entends bruisser nombre de vieilles bures –

La sombre, triste procession des moines

À minuit, qui traversent le pont.

 

Et plus tard, en me déshabillant dans le noir pour ne pas me faire remarquer depuis la pièce voisine, pendant qu’apparaissait la pleine lune au-dessus de l’immeuble Gerbeaud :

 

À minuit des doigts froids, silencieux frappèrent

Le mur de pierre,

À minuit se réveilla soudain

Martinovics, l’abbé franciscain.

Deux marches en pavé de granit, une rue,

Gorge étroite,

De la fenêtre jusqu’au sol

S’étire un trait moite.

Il le fixe par la fenêtre,

Le moindre espace est plein,

Son visage est blême comme la craie,

Sa bouche est un noir recoin.

 

Mes livres scolaires, la physique et l’algèbre, traînaient là sur ma table de chevet : je me rappelle les avoir fait tomber pendant l’agitation de mon sommeil. Je n’arrivais pas à m’endormir. C’est d’abord Fröhlich, mon professeur d’algèbre qui m’apparut sur l’estrade – près de lui le Proviseur et l’Inspecteur Général. Froids, mornes, intraitables. J’ai remonté l’édredon sur ma tête. J’essayais de chasser leur image. Sans succès. Et déjà arrivèrent les paroles, d’elles-mêmes, en continu, dans un terrible demi-sommeil :

 

Les mots toquèrent dans la froideur de la salle

Sous la sombre voûte les flammes des bougies flamboyaient,

Des visages de plomb usés, feuilles blanchâtres,

Vacillaient, s’entremêlaient,

Le greffier fit lecture de l’acte ;

La lumière grise s’étalait sur le feutre.

Les juges en longues rangées obscures se turent.

Cour à sept juges. Derrière eux sur le mur

Le Christ, visage de pierre, figé, aveugle.

En mille sept cent quatre-vingt-quinze… L’abbé Martinovics…

Blasphème au roi… L’empereur… Brûlots, habits…

Critiquèrent… L’institution… S’opposa,

Idées républicaines… Réunions… Sous la terre…

Le voici… Celui qui conspirait… En secret… Sous la terre…

 

Je sursautai un instant – mon Dieu, j’ai oublié de faire mon devoir d’algèbre, que vais-je devenir demain ? Tant pis ! Au pire je n’irai pas à l’école ! Ou je vais sauter ce cours. De toute façon ces gens-là ne me comprennent pas. Que savent-ils ? Allons, continuons, où j’en étais ? Martinovics commence à avouer sur le banc de torture.

 

Écoutez-moi ! Dans mon âme blessée

Plus de passions, lugubre, apaisé.

Et le chagrin recouvre mon cœur se brise,

Comme ma prison, cette voûte grise…

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Je reconnais tout… Catéchismes et discours…

Il y en eut c’est vrai… Livres et écrivains…

Liberté… Idéaux… Ils étaient nos débats,

Et nous avons même aussi critiqué l’état…

Nous avons traduit la Marseillaise,

Et en effet, maintes fois,

Nous avons blasphémé… Je l’admets…

Oh, douleur !

Sa majesté François.

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Hum. Je présenterai éventuellement un certificat justifiant que je n’ai pas pu me préparer. Ils doivent le comprendre. Quoi ? Il s’est passé quelque chose. De terrible. J’ai entendu quelque chose.

 

Tout à coup vinrent… Des courants d’air…

Dans un bruissement de crépuscule…

Le feu à Paris… Les trottoirs tremblent à Paris,

À Paris on abat de vieilles portes de fer,

À Paris bouillonnent les égouts,

À Paris on se révolte -

À Versailles à travers les jardins de plaisir,

En avant !

Hurlent cent mille gorges puantes, affamées.

Toute une nuit j’ai pleuré… La gorge serrée,

Sanglotant, j’ai frappé le mur froid,

À Paris alors la Convention jubilait,

Jourdan et son armée attendaient sous Jemappes…

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Tant pis, au pire je me fais virer !

 

Oui… Dans la cachette des caves…

C’est moi qui les guidais…Conspirations ?!

Vos lèvres en gercent, vos dents en claquent !

Verdissez tous… Piètre expiation !

Que grince les brodequins,

Tordez-moi les poignets,

Crevez tous ! Je sais tant d’autres choses !

Oh, douleur !

Bruissez, murs étouffants !...

 

La lueur grise de l’aube pointait déjà à la fenêtre, mon cher Büchner, quand les vers des dernières strophes vacillèrent enfin sur les lèvres de mes dix-sept ans.

 

Parmi eux Sigray fut conduit le premier,

Szolárcsik, près des marches a trébuché.

Szentmarjay a violemment repoussé le prêtre,

Hajnóczy marcha en pleurant, Pál Őz se débattait…

Martinovics – selon les vieilles chroniques –

S’évanouit, il fallut le traîner là…

7 octobre 1928


 

 

Suite du recueil

 



[1] Georg Büchner (1813-1837). Dramaturge, écrivain allemand (auteur de la pièce : "La mort de Danton")

[2] Rue élégante du centre de Pest.

[3] "Champ de sang", parc de Buda toujours existant, lieu de l’exécution des Jacobins hongrois et de leur chef, le théologien Ignác Martinovics (1755-1795).

[4] Ville du Burgenland, à l’est de l’Autriche, actuellement Forchtenstein.

[5] Il s’agit de larges extraits du poème Martinovics