Frigyes Karinthy : "Mon journal"
L’art thÉÂtral
Nous sommes allés
voir Othello avec Moïssi[1]. Sur le chemin du
retour nous parlions de l’art de la scène avec Béla qui
voudrait devenir acteur de cinéma. Nous en restions aux
généralités jusqu’au moment où, à
propos d’une question la conversation prit une tournure assez
intéressante pour que j’aie envie de noter, afin de ne pas les
oublier, tout un tas de nouvelles idées auxquelles je n’avais
jamais pensé. Au demeurant c’est plutôt moi qui expliquais,
façon de réfléchir à haute voix comme cela
m’arrive souvent ces temps-ci, si quelqu’un m’inspire –
un excellent hypnotique.
Écoute, lui
dis-je à peu près, en fait, depuis le fameux "Paradoxe"
de Diderot, personne n’a vraiment donné une explication
fondamentale au problème de l’art du théâtre. Une
nouvelle définition, une méditation sur le sujet, a
été rendue actuelle justement par le cinéma. C’est
précisément à toi que j’affirmais, n’est-ce
pas, récemment que nous avons du mal à entrevoir au berceau de
quelle gigantesque et vertigineuse ère culturelle nous sommes parvenus
avec l’apparition du cinéma. Tu parles, toi, avec quelque
mépris de découverte, d’invention technique ;
qu’a-t-elle à voir selon toi avec la culture authentique, a
fortiori avec l’art ? Alors écoute.
Premièrement : la découverte de l’écriture, la
fixation de la parole n’était, elle aussi, au début
qu’une technique, une découverte primitive. Pourtant la parole
éphémère demeurée pérenne au point
qu’il valait la peine de mâcher
le mot avant de le prononcer, a représenté dès lors le
début d’une ère culturelle six ou huit fois
millénaire. Je peux t’assurer que la mastication du mot fut à l’origine de tout ce que
nous appelons aujourd’hui la Pensée et l’Idéal,
l’Esprit et le Génie, et que sais-je encore, t’assurer que
le Mot et la Pensée, comme Nietzsche s’en est déjà
vaguement douté, sont nés simultanément, et non l’un à la suite de
l’autre, comme la contrainte de l’analyse causale nous le ferait
croire.
Je ne veux pas
t’ennuyer longuement avec cela, crois-moi simplement, ce fut ainsi. Si la
fixation de la parole, la lettre n’avait pas été
inventée, il n’y aurait pas aujourd’hui des génies et
des artistes du Mot et du Verbe. L’inquiétude, la poussée
vitale des nerfs aurait cherché son assouvissement ailleurs, non
à travers le cerveau. Eh bien, si tu veux, ce que je mets en
débat c’est que la découverte du mouvement fixé, des manifestations
vitales fixées sont aussi importantes dans l’histoire de la
culture universelle qu’était la découverte de
l’écriture. C’est un monde nouveau qui commence, avec la
cinématographie. Est-ce que ce monde nouveau voudra et pourra
s’insérer dans l’ancien, dans le monde de la parole, ou se
tournera-t-il contre lui (et dans ce cas les pessimistes pourraient
sérieusement parler d’une nouvelle Atlantide culturelle, du
déclin de la culture verbale)
– on ne le sait pas encore. Une chose est certaine, c’est que la
présente génération aura pu être témoin de
quelque chose qui ne se produit qu’une fois tous les six mille ans :
la naissance et la pérennisation du Mouvement, de l’Action, en
tant qu’élément permanent de la mémoire.
Écoute, tu vas comprendre. Imagine que dans cent ans ou deux cents ans
tu prennes en main un livre qui ne se composera pas de lettres imprimées
sur du papier. Ce n’est pas feuilleter dedans qu’il faudra, mais
tourner dessus quelques boutons ou manivelles latérales – et sur
l’unique page du livre que jusqu’ici il fallait lire, transformer
les lettres en mots et les mots en pensées
– à la place et sans toutes ces médiations fatigantes, tout
simplement ça se produit. Tu
vois devant tes yeux la véritable histoire de X ou Y telle qu’elle
s’est produite, ou telle que des comédiens l’ont
jouée.
Tu vas comprendre
pourquoi tout ce préambule était nécessaire. Les nouveaux
esthètes, toutes sortes de -istes et de révolutionnistes,
gazouillent tant d’âneries de nos jours sur les objectifs de
l’art. Et ils commencent à oublier une chose pourtant simple,
qu’un enfant de six ans voit parfaitement : le principal et unique
objectif de l’art, même pas son objectif, mais sa raison
d’être, son origine et son intention et son essence sont une
nécessité parallèle à la lutte contre la mort,
sauver de la perdition ce qui est périssable dans le monde autour de
nous et en nous, et qu’il serait dommage de laisser périr. Lorsque
je constate donc la venue au monde de l’action fixée,
déjouant la loi de la mortalité, je déclare par là
même la nature artistique authentique
et impérissable de cet art
nouveau (car n’est art que ce qui est impérissable), ce que
n’était pas jusqu’à présent l’art
théâtral.
Oui, j’affirme
que l’art théâtral est né avec la naissance de la
cinématographie, et il est devenu l’égal de la peinture, de
la sculpture, de la musique et de l’écriture. Je peux donc ajouter
aussi que l’art théâtral n’est vraiment né que
maintenant, maintenant que l’acteur doit
réfléchir, doit mâcher ce qu’il fait, parce
que quand il l’a joué une fois, le rôle jusque-là éphémère est
devenu tout aussi pérenne que le tableau,
le livre, la sculpture et la partition.
L’art du
théâtre est devenu au début du siècle un art
authentique et désormais il le restera – il convient donc
d’en parler comme des autres arts. Cet art ne possède pas encore
une histoire, mais cela ne nous empêche pas d’esquisser
d’ores et déjà son esthétique, ses lois fondamentales,
ne serait-ce qu’approximativement. En réalité
l’esthétique et l’histoire de l’art ont peu de chose
en commun : la première puise tout au plus des exemples de la
seconde, mais elle survivrait aussi bien sans l’autre.
Écoute, si tu veux, je peux
t’esquisser dès maintenant les contours de cette nouvelle
esthétique. Tout d’abord, il faut partir du fait que la
matière d’un art ne peut être que ce qui est universellement humain. Comme un art a
besoin de créateurs et de ceux
qui en jouissent, nous pouvons affirmer tranquillement que tout homme
est né artiste, soit au sens passif, soit au sens actif. La masse des
gens l’est au sens passif,
dotée de la capacité de jouir de l’art, alors que quelques
élus le sont au sens actif,
doués du potentiel de la création. Mais que signifie cela,
appliqué à notre sujet ?
De même
qu’il existe une image universelle
picturale, pour la raison simple qu’en chacun de nous se cache un
peintre passif qui aime les belles couleurs et les belles formes, de même
qu’il existe une image universelle musicale, pour la raison simple
qu’en chacun de nous se cache un musicien passif qui aime l’effet
mystique des sons, de même que, si l’art du théâtre
est un art authentique (or il l’est), il faut qu’il existe aussi
une image théâtrale universelle. Nous devons tous découvrir
en nous le comédien passif,
puisque c’est pour nous la seule façon de jouir de l’art
théâtral actif.
Une image théâtrale universelle– c’est une notion nouvelle, germée
des nouveaux moyens de la culture. Nous ne pouvons pour le moment la
décrire que par analogie, par la connaissance des autres arts. Le génie créateur de la
scène n’est pas encore né, celui qui en fera la preuve,
mais on peut déjà deviner à quoi il ressemblera. Pour lui
le monde entier jouera, jouera la comédie, comme pour le peintre tout
est couleurs et formes, et tout est son et harmonie pour le musicien. Dans
toutes les manifestations de la vie le comédien verra un rôle
– les différents rôles de Dieu ou d’un Être
unique, mystérieux, qui joue tantôt un homme bon, tantôt un
homme mauvais, qui se grime en banquier, en roi, en mendiant, en oiseau, en
crocodile, en cerisier bourgeonnant, en enfant heureux et en souffrant
malheureux, afin de vivre cent millions de formes, afin de se voir sous ces cent
millions de formes dans son miroir. Ce génie du théâtre
verra et nous fera voir ce que nous avons déjà ressenti dans
certains moments de rêve ou de distraction, apeurés et
étonnés, chassant aussitôt cette découverte
oppressante ou désagréable : tous nous jouons un rôle
en ce monde, pour un public inconnu, pour nous-même – depuis nos
premiers pleurs jusqu’à nos derniers râles – nous
jouons naissance et amour et mort, comme si nous voulions amuser,
émouvoir, égayer, bouleverser et amener à la compassion un
autre Moi inconnu, avec notre tragédie.
Tu sais quoi, je te dis
autre chose. Ne l’as-tu jamais remarqué – hum. En effet, on
ne cesse pas de parler de réalité,
de représentation, et ainsi de
suite. Allons donc ! C’est moi qui te dis, moi qui suis proche de
toutes sortes d’arts, que le véritable jouisseur passif de
l’art, que l’on appelle le
public, n’a pas la moindre idée de cette réalité
dont on dit qu’il doit la reconnaître à travers sa
représentation par le comédien et qu’il reconnaît
pour être sa propre vie. J’affirme que les gens ordinaires ne
connaissent la vie que par l’art – et que seul l’artiste
connaît la réalité. Dans un des moments les plus horribles
et les plus sincères de ma vie, par
hasard, je n’étais pas seul – quelqu’un se
trouvait auprès de moi, quelqu’un qui jouait un rôle
décisif dans ma vie. C’était un moment tragique – je
sanglotais, je voulais mourir, je cognais ma tête contre le mur stupide.
Mais j’y ai survécu, et le témoin de ce quart d’heure
critique m’a avoué par la suite qu’il devait rire : il
était et il est encore persuadé que je jouais la comédie,
et il trouvait ma comédie très décevante. Je lui rappelais
un comédien qu’il avait vu dans un rôle semblable, mais
l’autre était meilleur.
Dis-moi, que pouvais-je
lui répondre ? La maudite
logique du temps fait qu’il
n’aurait jamais compris que c’est
de moi que ce comédien-là avait appris cette scène.
Que lui qui voyait la scène comme la vie, a dû forcément
sentir comme une scène et comme une comédie que, pour une fois,
le caprice du destin lui faisait l’honneur d’entrouvrir cette réalité pour ses
propres yeux, cette vie dans laquelle
la tragédie puise sa matière.
En fait, qui
sait s’il n’avait pas
raison ? Combien de
fois nous sentons nos larmes les
plus justifiées comme une
comédie ? Combien de
fois nous pensons simuler la joie et
la douleur dont nous apprenons par la suite qu’ils étaient le zénith et le
nadir de notre vie ?
Bon, salut ! Me voici
arrivé chez moi.
27 juin 1927