Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
PoÈme
De vieux prêtres expérimentés ont une belle
coutume dévote – ils aiment prouver la force créatrice de l’inspiration en ne
se préparant pas au prêche et en ouvrant, une fois dans la chaire, la Bible au
hasard, ils enchaînent leur prêche à la phrase qu’ils découvrent.
Confier à Dieu la première parole :
cette façon de faire n’est pas seulement censée accentuer le mystère de la
Providence. Par cette expérience elle s’efforce de prouver la conviction du
savant exégète de la Bible et du croyant que le Livre, telle qu’il est, est une entité homogène, éthique et
esthétique, un monde autonome sensé et cohérent – que l’on parte de n’importe
lequel de ses versets, on doit trouver le moyen d’expliquer, comme à partir de
chacun des autres, le sens du tout –
c’est un enchaînement lié en boucle, et n’importe quel chaînon que l’on
soulève, le tout se met en mouvement, dévoilant le contenu de sa profondeur.
J’ai souvent écrit et parlé du monde
poétique de Mihály Babits[1]. Aujourd’hui que sa production de
vingt-cinq années me vient entre les mains en un seul gros volume, qu’il me
soit permis de tenter la même expérience ludique dont même les savants
théologiens ne rougiraient pas – en parlant de lui, permettez-moi de me vanter,
d’exprimer à quel point je le connais bien, je me sens familier dans ce monde
complexe.
Et permettez-moi d’essayer de prouver
ainsi, par le jeu, que ce monde, au-delà de sa variété et de son éblouissante
diversité, est vraiment celui d’un seul homme !
Donc – ouvrons au hasard ce livre de quatre
cent et quelques pages.
Page 221.
« Je
le crois parce que c’est insensé… »
« La
Parole est image et l’image est corps – et selon la Parole, l’antique Écriture…
Le Seigneur a donné sa propre forme, son image, à la Matière Initiale… Une
image divine à l’homme, bien que Dieu soit dépourvu de corps… Dépourvu de corps
et d’image – sans image parce que sans fin – sans fin et sans commencement – je
le crois parce que c’est insensé – insensé parce que sans fin – le tout est
présent partout… Chacune des cellules est sans fin…
…Je
l’imagine parce que c’est impensable… »
(Maqâma[2]
Chrétien).
Eh bien, rusé prédicateur, dit l’auditeur
goguenard, tu viens de te faire avoir. Comment justement cela, cette
métaphysique théosophique, ce rationalisme en quête de raison, ne serait-elle
pas caractéristique du grand Maître Versificateur, du Mihály Babits de ce
Héphaïstos sachant transformer les gouttes sensuelles des mots en affiquets
colorés, des Fêtes Galantes, des Danaïdes, de Fortissimo[3] ?
Pas trop vite en besogne, mes très chers
frères.
Tout d’abord – un poème pourrait
difficilement être plus poème que ça. Rythme et son et lettre et bourdonnement
et bruit pulsent et cliquettent et balancent et se tortillent dedans comme si
on avait condensé le contenu musical de neuf symphonies classiques en un
charleston de jazz – si tu avais mille oreilles, cela les remplirait toutes.
Bon, d’accord – je m’en aperçois, c’est
juste. En effet, si j’en écoute mes oreilles, il apparaît que tout cela n’est
qu’orchestration musarde. Mais alors – qu’en est-il du sens ? Du sentement, comme
disait József Kiss[4] de sa charmante voix ironique et
nasale ? Tu ne veux tout de même pas nous faire croire qu’il faut aussi
prendre au sérieux ce qu’il dit,
qu’il nous communiquerait ses réflexions et sa recherche de l’essentiel le plus
profond – alors qu’il est évident que toute cette spéculation mystique,
rationaliste et philosophique n’est pour lui qu’occasion éphémère et thème pour
cette production musicale ?
Eh bien, mon ami, vois-tu, c’est justement
là le hic : ce n’est pas tout à fait cela. Combien de fois t’ai-je déjà
répété qu’un poème est un poème parce qu’il ne peut être rien d’autre – si tous
les autres genres de tous les autres arts ne te l’ont pas fait comprendre, si
ce n’est pas devenu ton propre sang – une analyse esthétique sera également
vaine du moment qu’elle "distingue" contenu et forme. "Si j’en
écoute mes oreilles" – dis-tu. Là où le bât blesse c’est justement que la poésie est l’unique genre artistique
où tu ne peux pas écouter l’un ou l’autre organe sensoriel séparément. Si tu regardes
un tableau, ouvre les yeux, si tu écoutes de la musique, tends les oreilles.
Mais pour la poésie tu dois t’ouvrir, à la fois, tout entier, c’est ça le hic,
mon ami – tu ne peux la capter que simultanément, à la fois avec les oreilles, les yeux, les sentiments et la raison,
le corps et l’âme. C’est la seule façon – elle
est faite pour ça ; raison intérieure et voix extérieure, la machine
cliquetante de l’expression et de la communication, pensée et expression, ont
démarré au même moment, à l’instant de la création. La création qui, pour le
poète et seulement pour le poète, ressemble tant à l’instant de cette création
véritable quand une vie est conçue et naît : dans la pulsation rythmique
et spasmodique du battement du cœur, de l’effort d’un être vivant enthousiaste
pour insuffler la vie dans un autre être vivant.
Parfois je ressens cela littéralement.
Parfois je tends à croire que le Poème est
une sorte d’être vivant autonome – une énergie, un organisme vivant une vie
autonome, possédant des lois vitales séparées. Il choisit pour lui, tel un
parasite de l’âme, quelques âmes malheureuses, en général les plus somptueuses,
il se niche dans la raison et dans les nerfs, il aspire les souvenirs, le
désir, le savoir, l’énergie vitale, et il ne s’apaise pas tant qu’il n’a pas pu
naître. L’âme possédée tente de s’en défaire – vain effort ! Cet effort de
la fuite ne fait que nourrir et enfler le poème – il rend le poète encore plus
poète, quand il ne croit plus en l’importance rédemptrice de la poésie surpassant
toute la beauté de la vie, quand, ayant vécu de plus en plus, constatant que
son unique vie s’enfuit, des doutes naissent dans son cœur.
"Vae,
Vae, care pater, nunquam iam
carmina dicam"[5] – récite le pauvre Ovide dans sa peine
soufferte pour ses poèmes. À Babits aussi ses poèmes les plus sonnants (Une sorte de culture ; Vie
manquée ; Entre les dents de Dieu) sont ceux dans lesquels il se met à
maudire le doux poison qui jadis, à l’aube de sa vie, s’est ancré dans son âme
et grâce auquel à l’époque il s’était fièrement identifié In Horatium[6].
Parce que si c’est le cas, il n’y a eu que
peu de poètes au monde aussi exclusivement possédés par la Poésie que Mihály
Babits. Dans le cas de Endre Ady[7], son instinct plus primitif avait tôt
pressenti que la maudite "étincelle divine" est vraiment un dangereux
incendiaire – elle s’implante de
l’extérieur dans l’âme du poète pour ensuite tout brûler. Ady s’est efforcé
de lutter contre elle, dès ses premiers vers, on sent bien qu’il se met en garde contre son propre génie,
il le craint, il aimerait s’en débarrasser – c’est pourquoi, superficiellement,
on le prend pour un poète pessimiste. Par la suite il a essayé de prendre le dessus sur la Poésie, il a
tenté l’impossible pour mettre les poèmes au service de son combat – mais
finalement il a dû payer de sa vie pour que sa poésie puisse naître.
Dans l’âme de Babits la Poésie exige
apparemment encore davantage. Elle veut naître, se sécréter au sens biologique
du terme, elle veut tout absorber. Dans l’âme de Babits le poème fait des expériences avec lui-même,
comme s’il était vraiment une chimère maritime, un ichtyosaure, un être de
passage qui, craignant sa disparition sous cette forme transitoire, essaierait
de se métamorphoser en dragon, en oiseau et en mammifère (en poésie libre,
poésie futuriste ou poème en prose), non qu’il craigne la mort comme le croit
Babits, mais plutôt dans son vorace appétit de vivre.
Non, mille fois non, c’est "de la
musique affinée en pensée" – c’est de la pensée transformée en poésie,
c’est une vision du monde transformée en poésie, c’est de la vie devenue poésie
et de la critique poétique devenue poésie. Il a vainement essayé de revenir aux
débuts primitifs (« J’aimerais
écrire un chant léger »), l’instant suivant il apparaît que sa main
impatiente glisse sur les cordes du "chant léger" – que peut-il en
faire alors que la poésie est devenue pour lui un mode d’expression si naturel,
que si (étant un homme cultivé et qui réfléchit) son attention tombait par
hasard, mettons, sur une découverte en mathématiques, il saurait la formuler en
un théorème beaucoup plus facilement, plus naturellement et plus clairement sous forme de poème qu’en phrases
ordinaires.
La poésie est sa grammaire. Rimes et
rythmes ont la même valeur pour lui que pour vous conjonction et ponctuation,
qui vous permettent de communiquer vos idées.
Il se passe quelque chose dans l’histoire
de la Poésie – la Poésie se trouve à une frontière, il s’agit de la vie et de
la mort. C’est cette révolution qui bouillonne dans le livre de Mihály Babits.
Où veut-elle aller ?
Ni histoire de la littérature, ni manières
prétentieuses du groupe Holnap[8] ne sauront en décider. Le poète n’est pas
un futurologue, la poésie n’est pas un gourdin.
Kabala[9] le saura peut-être…
« Treize
Puisque je l’attends
Une route apparaîtra bien à travers le
néant,
Un
songe à travers l’océan. »
Quelque chose est certain – on le sent, en
feuilletant le livre de Babits : peu importe, l’un plaît comme ci, l’autre
plaît comme ça – l’un "sied" mieux, l’autre moins, à mon humeur du
moment – quelque chose est certain : le Poème doit quand même être très
important parmi les choses existantes, si l’Âme s’en tourmente, se débat, en
souffre autant.
Il vaut peut-être autant que la vie
elle-même. Peut-être même plus. Peut-être même qu’il lui survivra.
Je repense aux beaux vers de Oszkár Gellért[10] sur "Le Grand Fornicateur". Il
peut avaler en entier, s’il veut, le faible oiseau chanteur – il n’arrivera pas
à digérer ses ailes plumées, il les revomira un jour forcément, et alors les
ailes se déploieront et s’envoleront dans le ciel – car c’est cela, cela que
chante le poème.
Le battement mystérieux de ces ailes,
au-delà de toute musique sensuelle et au-delà de tout raisonnement intelligent,
l’âme le sent clairement dans la poésie de Mihály Babits.
Artiste et poète – c’est une contradiction.
Mais " je le crois parce que c’est insensé et je l’imagine parce que c’est
impensable, amen".
14 octobre 1928
[1] Mihály Babits (1883-1941). Grand poète hongrois, cofondateur de la revue Nyugat.
[2] Titre d’un poème de Babits ; Maqâma : genre littéraire spécifiquement arabe, remontant au Xe siècle.
[3] Titres d’œuvres de Babits.
[4] József Kiss (1843-1921). Poète.
[5] Du jeune Ovide à son père qui ne voulait pas qu’il devienne poète.
[6] Poème de Mihály Babits.
[7] Endre Ady (1877-1919). Géant de la poésie hongroise moderne.
[8] Holnap (Demain) : Revue poétique à Nagyvárad en Transylvanie, autour du jeune Ady.
[9] Extrait du poème "Kabala" de Babits.
[10] Oszkár Gellért (1882-1967). Poète et journaliste.