Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
Vie longue, vie courte
Vie longue, vie courte. Discuter de la valeur "littéraire"
du Mathusalem[1] de Shaw est tout aussi dérisoire que
débattre de la valeur littéraire d’une proposition de loi ou d’une
interpellation parlementaire. Le malentendu vient de ce que quelqu’un a eu
l’idée de le comparer à la deuxième partie du Faust que Goethe a écrite à peu près au même âge que Shaw son Mathusalem. Si deux objectifs,
intentions, connaissances, inspirations et genres contraires ont jamais existé,
ce sont bien ceux-là. Le témoignage du vieux Goethe est une abstraction de
toute vie et de toute expérience qui ne parle presque plus de l’homme – il est
né en un instant de l’aventure terrestre et corporelle de l’âme où l’âme n’est
quasiment plus intéressée par cette aventure, par ce rêve étrange – elle est
déjà outre, proche du réveil, elle est saisie d’une curiosité fiévreuse de ce
qui l’attend : les images du rêve, le monde, la Terre, la vie, les
congénères, disparaissent dans un brouillard, deviennent quasiment inintéressants,
tout ce qu’elle souhaite en retenir est ce qu’elle pourra en relater dans
l’au-delà si on lui demande : qu’as-tu rêvé ? C’est l’explication
simple de la pénombre, de la confusion et de l’incompréhensible qui ont rendu
amers et irrité les exégètes du Faust :
ce poème, Goethe ne l’a plus écrit pour les hommes, pour les
"jeunes", pour les enfants, pour qu’ils s’en instruisent – Faust ne
se préoccupe plus des hommes ni de ce qui est humain en lui : il tente de
dialoguer avec Dieu, directement.
Shaw "par contre" est si clair et
si compréhensible que c’en est presque offensant, les yeux sont éblouis par
trop de lumière, l’image est surexposée comme certaines photographies. Comme si
toute l’œuvre était sa propre critique et son propre commentaire, pas uniquement
la préface.
Mais ce n’est pas de cela que je souhaite
parler, tout cela n’a rien à voir, je le répète, avec la poésie ni avec
d’autres arts, encore moins avec Dieu. Les deux œuvres se sont retrouvées côte
à côte dans mon association d’idées strictement dans la mesure où elles
représentent l’effort de deux vieillards
qui, sentant la fin approcher, ont souhaité faire un résumé de tout. Deux vieillards auxquels on a déjà signifié leur
sentence.
L’un, Goethe, lance d’un geste dédaigneux de la main : la
vie ? Ridicule, ne mérite pas qu’on en parle. Peu importe, jeunesse,
vieillesse, seul un enfant croit que ça compte. Voyons ce qui est au-delà.
Shaw ne dédaigne pas la vie, il rougit et
sursaute, se met à crier, à gesticuler des pieds et des mains – il fait appel.
Il ne se résigne pas à la sentence. Sans chercher s’il est coupable ou non
coupable au sens juridique. Il présente une requête en annulation. Le procès
était erroné, précipité, rien n’a pu être clarifié – mon coaccusé, Goethe, se
trompe quand il se résigne en se disant qu’il ne vaut pas la peine de se
défendre pour une broutille ; puisqu’il ne s’est même pas avéré s’il
s’agissait d’une broutille, d’un crime capital ou d’un mérite capital, tout était si bref.
Reprise des audiences, nouveau procès, révision
du dossier, vision plus approfondie, plus enthousiaste, plus vraie –
soixante-dix ou quatre-vingts ans ne peuvent pas suffire : il faut au
minimum trois cents ans. Arrangez-moi ça d’abord, on parlera du reste après. De
ce qu’est la vie, son sens, son but, sa beauté – telles que les choses se
présentent à ce jour on n’a guère le temps, même pour poser les questions.
Shaw à l’âge de soixante-dix ans annonce
simplement que par rapport à la plénitude de la vie qu’il a perçue et devinée
en ouvrant ses yeux de nourrisson soixante-dix ans auparavant, il ne se sent
pas âgé de soixante-dix, mais de deux ou trois ans tout au plus. On l’a tout
simplement trompé – on lui a fait miroiter une chose, disant que c’était à lui,
au moins dans la mesure où il pouvait l’observer, y jeter un coup d’œil,
puisqu’on la lui a simplement fait briller un instant – mais quand il a tendu
la main pour l’attraper, une sorte de Loi, ou plutôt une Force Violente
stupide, ridicule, injuste, insensée, invisible, par conséquent impossible à
connaître, la lui a retirée en ricanant.
Shaw s’avoue donc enfant, renonce
volontairement au respect auquel les vieillards ont droit. C’est le trait le
plus saisissant et le plus sympathique de son aveu. Sa sincérité, sa sincérité
artistique, est attestée par cette naïveté enfantine avec laquelle il suppose
sérieusement que ce serait y remédier, de pouvoir vivre trois cents ans au lieu
de soixante-dix.
C’est une erreur grossière, même selon nos
connaissances imparfaites et pleines de lacunes d’aujourd’hui. Elle provient de
ce qu’il considère le temps comme quelque chose de mesurable en soi, or il est
évident que jamais personne n’a encore mesuré le temps avec le temps – la
mesure du temps par l’homme se fait à l’aide d’un appareil très fin, subjectif,
intérieur, appelé l’aperception. Ses
segments peuvent être aussi bien élargis ou rétrécis (agrandis ou rapetissés)
dans notre vision que les segments de l’espace.
Donc la question n’est pas de savoir combien de temps nous vivons, mais avec quelle intensité. Tout comme pour
l’espace la question n’est pas la surface
occupée, mais ce qu’elle comporte. Il
y a probablement plus de vie dans une image de film représentant une foule que
dans le désert du Sahara. Projetez-le sur un écran de la taille du Sahara et vous
verrez.
Le Time
Accelerator de H. G. Wells exprime, lui, plus finement le désir d’une
vie complète. Il s’agit d’un produit miracle, si on en absorbe, on perçoit en
un éclair autant de phénomènes extérieurs et intérieurs changeants que
normalement en une demi-heure. Dès que le produit commence à agir, on
s’aperçoit brusquement que le monde s’arrête autour de soi – les choses bougent
avec une lenteur inouïe, des bras mettent une demi-heure à se soulever, les
objets qui tombent semblent arrêtés en l’air.
Il existe un proverbe ancien.
« La journée d’un ouvrier est courte,
sa vie est longue – la journée d’un oisif est longue, sa vie est courte. »
On est dans une logique similaire.
Cela ne dépend pas de la brièveté du temps
– ce n’est pas ce contre quoi se révolte, ayant dépassé le midi de la vie,
notre vouloir vivre. La source du problème est à chercher en nous-même, dans
notre âme, dans nos nerfs. En effet, nous recevons une goutte, chacun – une
image de film, dans le temps, c’est tout. Mais tout le firmament étoilé peut se
refléter dans cette goutte – sur cette image, si la couche réceptrice est
suffisamment sensible, on peut écrire l’histoire même de dix millions d’années.
Le problème est, et c’est pourquoi nous
nous mettons tôt ou tard à protester, qu’elle ne s’y inscrit pas, elle ne
rentre pas dedans, la scène exiguë de notre vie ne représente pas ce qu’elle devrait représenter.
Nos organes de la perception sont
rudimentaires, imparfaits, comparés à la fine sensibilité de notre âme. D’où le
conflit.
Nous pouvons à la rigueur fermer les yeux –
mais il nous est impossible de boucher nos oreilles, et ne pas entendre le
constant cliquètement, le chuintement de nos nerfs, provenant de notre corps –
nous sommes contraints de les entendre, que nous le voulions ou non – même ce
qui ne nous regarde pas.
Notre conscience est chargée pour
quatre-vingt-dix-neuf pour cent, d’idées, de souvenirs, de pensées qui n’ont
rien à voir avec notre ego, avec la source pure de la vie – nous n’avons guère
de pensée pour comprendre, pour vivre notre propre destin.
Notre cervelle est envahie d’une armée
fourmillante de parasites – c’est la vie d’autrui
qui y prend ses aises, et plus nous avons une imagination riche et raffinée,
plus c’est complet, tenace, envahissant.
Il ne s’agit pas d’une longue vie ou d’une
courte vie. Il s’agit d’une vie vécue
ou d’une vie non vécue. Et si le cri
d’alarme de Shaw a une actualité, c’est bien pour cette raison. L’abondance de
plus en plus dense du monde extérieur emprunte, occupe, s’approprie de plus en
plus avidement à ses fins notre imagination – il ne reste presque plus de place
pour nous, nous y avons hébergé des légions bouillonnantes de Slovaques,
d’Allemands et de Français ou plus récemment de Noirs et de Chinois.
Il ne serait même pas nécessaire de vivre
trois cents ans. Il suffirait de réussir, d’une façon ou d’une autre, à vider,
nettoyer de notre âme tous les vingt ans, tous les déchets qui n’ont rien à y
faire. Tout se rajeunirait, reprendrait une nouvelle vie.
Ce n’est pas une prolongation mais une
renaissance de la vie qu’il faudrait inventer. Hé, vous, savants ! Ne
cherchez pas l’élixir de jouvence – trouvez plutôt le breuvage de l’oubli.
À la façon de ces malheureux déments des
souvenirs sanglants de cette terrible époque qui, ne pouvant plus supporter
leur fardeau, essayent plutôt de jeter le bébé aussi, pour se débarrasser de
l’eau souillée du bain.
Plutôt mourir que se souvenir.
13 janvier 1929