Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Szeged, journal de voyage

 

Jaffirme que cela ne dépend pas du combien on vit mais avec quelle intensité. Ça ne dépend pas non plus du où.

Quelle conception antiartistique veut que voyager à Szeged par exemple ne soit pas une aussi grande affaire que d’aller en Australie. Pour un journal de voyage, c’est une et même chose, croyez-moi. L’intérêt ne dépend pas de la distance que je prévois de parcourir, mais de la longueur du journal que je compte écrire. Je peux facilement imaginer que quelqu’un parcoure par exemple le système solaire sur une fusée, y ajoute aussi quelques mondes étoilés du voisinage, puis, s’agissant d’un homme flegmatique, résume tout son voyage sur une carte postale, d’après lui exhaustivement. Dans le genre : Ma chère tante Málcsi, nous avons pris le petit-déjeuner sur la planète Mars, le lait en conserve est acceptable à condition d’y mettre du sucre. L’après-midi nous avons frôlé Saturne, c’est une planète gigantesque, mais son anneau est encore plus grand, puis Neptune, celle-là est encore passablement molle et gélatineuse, ça me fait penser à Oncle Poldi qui aime tant la gelée, demandez-lui, s’il vous plaît, de ne pas oublier de renouveler le billet de loterie que je lui ai remis, je vous baise la main, Sándor.

D’un autre côté, Newton a traversé son jardin pour chercher du bois, une pomme tombait de son arbre – le temps que Newton atteigne la remise, il eut plus d’idées nouvelles et originales et inouïes à dire à propos de cette pomme, l’univers et le globe terrestre, que Colomb en son temps de l’Amérique.

 

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Le serveur au wagon-restaurant. Nous sommes peu nombreux, le garçon a du temps pour méditer. C’est un garçon de Budapest, intelligent, communicatif. Une sorte de philosophe de chez les humanistes, la spiritualité infernale du fossoyeur dans Hamlet, un sage pessimisme, une supériorité qui connaît la vie. Plein de jeux de mots, d’ironie. « Il faut, avec lui, bien peser ses mots pour s’entendre »[1], dit Hamlet, amer, ne parvenant pas à arracher une réponse directe du fossoyeur. Parvenu au café, il m’a raconté toute sa vie, sans m’épargner son enseignement. Oui, il a épousé cette jeune fille, mon Dieu, l’homme a aussi un cœur. Ce fut le début de tous les malheurs. Écoutez, une fois qu’on a une famille, on ne peut plus faire carrière, on doit se contenter de vivre au jour le jour. Vous dites que ce n’est déjà pas mal ? Écoutez, cette profession ne mène pas loin. Servir dans un train express, et après ? Cela fait dix ans et il ne se passe rien, rien, rien d’autre – rien que le train, l’express ; un bateau rapide pour l’Amérique, l’Australie, l’Amérique du Sud ? Pas même garçon chef de salle dans un hôtel – je n’ai pas avancé d’un pas en dix ans, Monsieur – je fais du surplace, pas d’avancement dans ce métier.

Et il fait un geste de renoncement amer, debout, vacillant, avec la tasse à la main, dans le wagon-restaurant du train qui file à une allure de soixante-dix kilomètres à l’heure.

 

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La gare de Szeged. En moi, un frémissement d’une vanité tardive qui m’est restée de ma jeunesse, pendant une fraction de seconde, quand je descends laborieusement du wagon et je ne vois personne sur le moment. Holà ! C’est un écrivain de Budapest qui vient d’arriver, pour une conférence ! Que font-elles, où se cachent-elles, les jeunes filles en blanc ? Quelle insolence !

 

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Elles finissent par arriver, bon, pas les jeunes filles en blanc mais encore mieux, les dames de l’association, des journalistes joviaux, quelques connaissances. La bonne humeur règne dans l’air glacial mais pur et frais – l’adorable accent de Szeged, ces adorables voyelles "eu" comme balbutiées par des nourrissons voltigent autour de moi – mes oreilles budapestoises ont du mal à s’y habituer, chaque fois j’ai l’impression qu’ils blaguent, qu’ils caricaturent le paysan du théâtre populaire, en même temps les vêtements, le ton, le style se situent au niveau culturel policé centre européen – et puis les caractères ethnologiques sont multiples, avec le point commun qu’ils sont tous nés ici. Rien à faire, cette petite voyelle "eu" obstinée s’avère plus forte et l’emporte sur la diversité, elle prend le dessus, met en valeur le critère ancestral de la sonorité agréable. L’avion ne prend qu’une demi-heure pour arriver de Budapest, mais l’oreille de Szeuged entendra encore l’avion atteurir pendant des milliers d’années.

Que voulez-vous, les choses ne changeuront pas, rien n’y fait, pas meume la fameuse psychanalyse freudienne.

 

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[…][2]

 

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Le soir, après la conférence, dîner au Kas[3]. Cuisine, service, sans faute, digne d’une métropole ; jazz tango après le dîner. Dehors le tintement de la nuit d’hiver pur cristal. Le blindage de glace de la Tisza craque, les étoiles frissonnent et tremblotent, seule la Lune brille dans son immobilité somptueuse, défiant le froid pénétrant. Causette allègre, dans une atmosphère des Maîtres Chanteurs.

« En temps d’hiver, si flambe allègrement le feu… »

Je cherche Hans Sachs – tiens, mais justement il est là, en face de moi, il se cache derrière la barbe noire de Gyula Juhász[4]. Le poète est taciturne – la tête penchée, derrière son verre de vin il reluque mélancoliquement une jolie fille – il se penche au-dessus d’une feuille de papier et se met à écrire à la hâte. Pendant qu’il multiplie les lignes, de temps en temps il lève les yeux, les paupières froncées, il hoche la tête, il examine le modèle du poème en train de naître, il lui fait presque signe de tourner un peu sur la gauche, là il a besoin d’une métaphore sur la mèche de cheveux qui caresse la petite oreille par le côté, dans le quatrième vers du poème naissant.

 

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Matinée au musée. Ferenc Móra[5] est en déplacement, c’est le directeur adjoint qui me guide dans les allées de la collection des fouilles récentes. Des objets merveilleux ont revu le jour, des antiquités de quatre ou cinq mille ans, en grand nombre.

J’ai donc l’honneur de vous annoncer qu’une bagatelle de cinq mille ans plus tôt Szeged et ses environs ont vécu des temps fort agréables et paisibles. Les femmes travaillaient un peu plus que les hommes, elles fabriquaient toutes sortes de vaisselles en terre, des plats et des cruches, les décoraient d’ornements tantôt pieux, tantôt espiègles. Les enfants batifolaient autour d’elles, sculptaient des ustensiles  pour jouer, tout a été retrouvé, de même que les jolies aiguilles à coudre en os, les alènes, puis des colliers, des boucles d’oreille. Les hommes chassaient, pêchaient et passaient leur temps à diverses activités politiques. En tout cas, la conception de la vie était un peu plus rangée, dans un certain sens les gens prenaient plus au sérieux l’intérêt pour la culture et la civilisation que de nos jours. Ils s’occupaient davantage de l’avenir et de sa condition, la pérennité ; que faut-il de plus pour le prouver : on voit que ces objets ont perduré cinq mille ans, ils ont donc été prévus et dimensionnés pour ce laps de temps au moins. De tous ces articles industriels de caoutchouc, soie, et je ne sais quelles matières molles et périssables, des fume-cigarette  en caséine, des peignes en caoutchouc, dont nous nous servons aujourd’hui, pas un ne survivra même cent ans ; de quoi vivront les paléontologues, les archéologues dans cinq mille ans ? Venez, regardez cette mignonne petite hachette de pierre, affûtée et pointue, avec laquelle le citoyen de Szeged d’il y a cinq mille ans assommait son sympathique prochain – elle a été préservée, elle ne s’est même pas émoussée, pas plus que le crâne, fendu tout droit, qu’elle a cogné. Je pose alors la question : pendant combien de temps pourra-t-on conserver ce spécimen de journal de mauvais papier, produit de la presse locale qui au service du même objectif a écrit ce matin à mon sujet qu’elle s’étonnait de l’accueil aimable qui m’a été réservé dans cette ville.

En outre, dans ces anciens cimetières on enterrait avec les morts toutes sortes de plats savoureux, un demi-cochon, une gourde pleine de vin. Apparemment il a fallu beaucoup de temps pour qu’on admette que l’homme soit capable de renoncer si vite, en quelques minutes, aux petites joies de la vie.

 

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À midi j’ai croisé un charmant jeune journaliste de Várad[6] qui, après une discussion variée d’une demi-heure m’a demandé une interview pour son journal. Je vous en prie, j’ai répondu, faites, je n’ai rien contre. Alors allons-y, dit-il, et il a sorti son crayon. Tout de même, lui ai-je dit, cela fait une demi-heure qu’on parle et c’est maintenant que vous voulez commencer alors que je sais déjà que ça deviendra une interview ? Il a réfléchi un instant, a éclaté de rire et rangé son crayon.

Ce garçon pourra devenir un bon journaliste avec le temps.

 

*

 

Je suis invité pour déjeuner dans une famille de Szeged chaleureuse et amicale. Le jeune homme de vingt-quatre ans est un véritable savant du théâtre, il a beaucoup roulé sa bosse, il veut devenir un grand metteur en scène, sa jeune femme est cantatrice d’opéra, ces jours-ci elle vient de récolter un beau succès dans Dorothée, même les journaux de Budapest en ont parlé avec enchantement. Avant le repas la belle artiste me fait le cadeau de me chanter quelques airs. Dans la salle à manger voûtée, silencieuse de la vieille maison de province jaillit telle d’une fontaine bariolée, une source étincelante de miel, les trilles ailées, heureuses, de Butterfly de Puccini.

«  Sur la mer calmée, au loin une fumée… »

Suivi d’une soupe de poisson au paprika à la façon de Szeged, les souvenirs du père et de la mère sur les journées à Szeged de Mikszáth, Gárdonyi, Tömörkény et Sándor Bródy[7].

Je note dans le livre d’or incontournable :

« Je suis plein de gratitude, cette maison m’a permis d’apprendre en une demi-heure et pour la vie toutes les finesses et les musiques qui peuvent résider dans la soupe de poisson au paprika de Szeged et tous les feux, flammes, saveurs et forces dans un air de Puccini. »

En fait, ils ont des points communs. Ce n’est pas le dernier des airs, avec ses écailles brillantes argentées, que bercent les flots de la Tisza…

 

27 janvier 1929


 

Suite du recueil

 



[1] Hamlet, acte V, scène 1 (traduction d’André Gide).

[2] Développement intraduisible sur l’accent de Szeged.

[3] La Ruche.

[4] Gyula Juhász (1883-1937). Poète et journaliste établi à Szeged.

[5] Ferenc Móra (1879-1934). Muséologue, journaliste.

[6] Oradea, en Transylvanie.

[7] Kálmán Mikszáth (1847-1910), Géza Gárdonyi (1863-1922), István Tömörkény (1866-1917), Sándor Bródy (1863-1924). Ecrivains hongrois.