Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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KecskemÉt[1], journal de voyage au PÔle Nord

 

À quel point tout est apparence – et pourtant, tout dépend de l’apparence. Un événement précis parmi les autres, si on le soumet au feu des projecteurs, gagne une immense importance par rapport aux autres événements similaires, devient symbole – l’histoire universelle sur laquelle nous fondons notre vision du monde se compose de ces événements symboliques.

Des millions et des millions d’hommes sont morts pour leur patrie, mais si le patriotisme de Guillaume Tell devient immortel, nous oublions les autres. Des millions de mères pleurent leurs enfants, mais ce sont les larmes de Niobé[2] qui nous émeuvent au point qu’on pleure avec elle. Des centaines de milliers de martyrs ont perdu leur sang sur la croix, mais le souvenir d’un seul nous hante, c’est son souvenir à lui qui nous donne le courage de nous révolter parfois contre Hérode.

Je disais cela juste comme ça… Sans idée de me vanter. Mais on lit tant de livres, tant de colonnes d’articles, sur des explorateurs du Pôle Nord, sur leur héroïsme, et patati et patata, pensez donc, ce froid terrible. Mais personne ne mentionnera que le douze février, là-bas, au Pôle Nord, il faisait plus deux degrés Celsius, alors qu’à Kecskemét le même jour il faisait moins trente, et c’était justement le jour où je devais me rendre à Kecskemét. Et alors, me direz-vous, d’autres aussi entreprennent des voyages, et il faisait moins trente pour tous à Kecskemét, ils n’en sont pas morts, pourtant, ils n’avaient emporté ni graisse de phoque ni pemmican[3], ni sac de couchage.

Je pourrais poser une question légitime : si quatre-vingt mille personnes ont froid, pourquoi leur héroïsme n’est pas aussi grand et digne d’admiration que celui d’un seul homme qui a froid – mais je ne vais tout de même pas me planter là pour me quereller avec l’opinion publique qui se conforme aux apparences. Si je m’étais présenté le dix février au Pôle Nord bien chaud, en pelisse d’ours polaire équipé de bouillottes, de sextants et de conserves, afin de communiquer au monde cet événement via ma radio de poche – tout le monde en serait resté baba : quel homme je suis ! Et à Kecskemét par exemple, à moins trente, tout le monde m’aurait autant célébré sinon plus pour mes qualités de champion d’endurance au froid, qu’ici, pour mes humoresques, dont j’ai donné lecture dans le même frac léger que j’avais sur le dos pour courir de mon hôtel jusqu’ici, à travers la tempête glaciale, à moins trente.

Et on ne peut pas imaginer que mon journal de Kecskemét ait le même succès que le livre du capitaine Scott.

 

Train, wagon-restaurant.

Deux gentlemans sérieux discutent à la table d’en face, des amis semble-t-il, des hommes publics, l’un pourrait être député, apparemment à l’aise en politique ; écoute, dit-il, à mon humble avis on devrait le dire en face à Bethlen[4], chacun, à mon humble avis, doit supporter le parler viril quand il s’agit d’intérêt public, n’est-ce pas, tu es d’accord ?

Un gamin de trois à quatre ans, serré contre la fenêtre, probablement l’enfant de "à mon avis", joue avec la salière, il essaye de la faire tenir sur la pointe comme l’œuf de Christophe Colomb. Un garçonnet charmant, adorable, les yeux grands comme deux montres gousset, une bouche arrondie comme une cerise, prête à siffler – mais est-ce en fait un garçon ou une fille, il est assis et je ne vois que sa frimousse. Dieu merci ça n’a pas encore d’importance, en tout cas je le taquine. Quand il me regarde, je gonfle une de mes joues, et je cligne de l’œil de l’autre côté. Il détourne la tête, baisse les yeux, tente de garder son sérieux, mais ne tient pas longtemps – il pouffe de rire dans son assiette. Une minute plus tard il se remet en douce à me reluquer, cette fois il rit d’avance. Après une bonne demi-heure de coquetteries légères, nous rions de bon cœur comme deux vieux complices, sans bruit et sans paroles, personne n’est au courant, que nous deux. Et pendant ce temps, à mon humble avis l’opposition doit se soumettre, c’est la seule possibilité pour la cohésion nationale – et dans tout le train il n’y a que deux âmes, une de quarante ans qui sait déjà – et une de trois-quatre ans qui sait encore que tout cela est comique et vain.

Messieurs les journalistes qui m’attendent à la gare ne ressemblent pas du tout à des Esquimaux, pas même à des collaborateurs du Journal Arctique ou du périodique Pénurie de Phoques. Une auto toussote allègrement devant les bâtiments, on y va, disent-ils, on va avaler un morceau chez Laci Tóth, ça nous réchauffera un peu. Les mots se succèdent : tout à coup je m’aperçois que nous sommes sortis de la ville, nous roulons quelque part parmi des champs enneigés. Oh, les gars, il habite si loin que ça, ce Laci Tóth ? Rire complice. Sentiment inconfortable de ne pas savoir de quoi rient les autres – hum, j’y pense, Orgovány[5] ne doit pas être très loin.

Non, on ne va pas jusque-là.

Ils m’emmènent à Széktó, par surprise, ces braves gars enthousiastes, pour visiter la nouvelle piscine découverte. Une piscine découverte ? – dis-je – c’est parfait. Je me disais justement que ce qui nous manque c’est une petite baignade. Pourvu qu’on trouve une cabine libre. Ils me rassurent, en été il y avait assez de places pour trois mille personnes. L’affluence pourrait être un peu moindre aujourd’hui.

Mais trêve de blagues, c’est sérieux. Sur un espace grand comme la place Erzsébet, un unique énorme bassin, je n’en ai jamais vu d’aussi grand. La plus vaste piscine d’été de Hongrie, à une heure et demie de Budapest, et moi je n’étais même pas au courant quand il faisait plus trente. Je dois apprendre cela aujourd’hui, après une chute de température de soixante degrés, c’est tout de même cocasse. C’est bien ma chance.

Mais déjà on continue la course pour visiter d’autres lieux célèbres. Cette bibliothèque, probablement la plus grande bibliothèque échiquéenne du pays, voire du monde, est la propriété de mon hôte, le rédacteur László Tóth, qui deux ans auparavant a organisé le fameux championnat du monde d’échecs de Kecskemét qui a permis à Alékhine[6] d’accéder au plus haut degré et de devenir champion du monde.

Que de livres, de revues, d’imprimés, de documents, c’est incroyable – toute la petite histoire universelle du noble art échiquéen, maintes fois séculaire. Des livres d’échecs chinois et des livres d’échecs russes – de splendides publications anglaises sur les événements échiquéens des vingt dernières années, une montagne d’articles collectionnés de tous les coins du monde, dont on apprend que les échecs hongrois jouissent d’une estime et d’une notoriété de tout premier rang dans le monde. Le portrait de Géza Maróczy[7], fierté internationale des échecs hongrois nous sourit, apparaissent des exemplaires de ses écrits, publiés par ses soins et traduits en de nombreuses langues ainsi que des commentaires – un monde de légendes dont on a autant parlé, qui sont aussi connues que Reményi[8] ou Munkácsy[9] par exemple. Son beau livre sur Morphy[10], le Shakespeare des échecs, ou plutôt l’Échecspeare, a connu un succès impressionnant en anglais et en allemand.

Après deux parties rapides – dans lesquelles, partiellement par courtoisie, aussi parce que mon adversaire joue mieux que moi – j’ai été battu ; mon hôte m’invite à nous asseoir. Un verre de vin à la main on discute des raisons de la situation privilégiée des échecs hongrois. Nous sommes des Européens de l’Est, plus près de l’Asie, du berceau historique du jeu. Un peuple méditatif qui aime prendre son temps, et qui adore aussi les jeux – un peuple qui aime philosopher mais aussi bricoler, un peuple astucieux et malin. Laci Tóth raconte ce qu’Alékhine lui a rapporté : là-bas, en Amérique, sous l’effet de ses succès, un entrepreneur l’a invité à organiser un simultané et lui a demandé combien il prendrait – il a illico sorti de sa poche les deux ou trois mille dollars désirés, et seulement après il a prié Alékhine de lui révéler le truc secret qui lui permet de battre tous ses adversaires. L’Américain imaginait l’art des échecs comme un tour de magie, une tricherie, une sorte de jiu-jitsu.

On me prend en photo, deux ou trois clichés, debout, assis, de profil, de longues prises de vues de cinq secondes chaque fois, assis ou debout, figé dans la pose arrangée, affichant sur mon visage le sourire spontané, avenant, pendant que le photographe change de plaque, contrôle, effrayé, qu’on ne bouge pas, puis il hurle « Ça y est, nom de Dieu ! », ce qui fait obligatoirement tressaillir juste à l’instant où s’ouvre l’obturateur. C’est absurde. Tout homme de bon goût s’en rend compte – j’espère que le cliché de type "portrait en pied" quand le modèle doit poser, le descendant des portraits de la peinture ou du dessin, vit ses derniers jours. Je ne peux pas imaginer le "portrait en pied" du futur autrement que par le tournage d’un film sur un homme vivant, bougeant et parlant naturellement ; et on découpe par la suite et on agrandit les images qui conviennent.

Soirée dans la belle salle dessinée par Elek Kada[11], dont le souvenir est vivace. Un public gai, animé, inspirateur – gratifiant par les larges rires authentiques à pleins poumons de la plaine hongroise, mais déjà il écoute les poèmes de Ady récités par l’acteur Horányi dans un silence recueilli. En fin de soirée on m’offre non des lichens du Groenland, mais une branche de chêne chevelu, comme si le soleil doré de Hellas brillait dans le ciel et comme si Juvénal était satisfait.

Mais au matin, quand je suis pressé de rejoindre la gare, il n’y a ni voiture ni fiacre – l’eau du radiateur a gelé et les chevaux ne supportent pas cette température.

Moins trente degrés, c’est tout de même inhabituel, même à Kecskemét, pas seulement au Pôle Nord – on n’avait pas tout prévu.

 

17 février 1929

Suite du recueil

 



[1] Ville importante de la grande plaine hongroise.

[2] Niobé, fille de Tantale, avait sept fils et sept filles, tous tués en un jour par Artémis et Apollon, les enfants de sa rivale, Léto.

[3] Le pemmican est une sorte de pâté, qui a la qualité de ne pas moisir, surtout utilisé pour les expéditions polaires.

[4] Le premier ministre.

[5] Ville où un pogrom a eu lieu en 1920.

[6] Alexandre Alekhine (1892-1946). Champion du monde d’échecs, d’origine russe, naturalisé français.

[7] Géza Maróczy (1870-1951). Grand maître hongrois des échecs.

[8] Ede Reményi (1828-1898). Grand violoniste virtuose hongrois, ami de Brahms, inspirateur des "Danses hongroises".

[9] Mihály Munkácsy (1844-1900). Grand peintre classique hongrois, ayant souvent séjourné à Paris.

[10] Paul Morphy (1837-1884). Champion d’échecs américain.

[11] Elek Kada (1852-1913). Maire qui a modernisé et urbanisé Kecskemét.