Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Tour de Babel et Segrave[1]

 

Entrez, Messieurs, entrez, le programme a été constitué de façon qu’il soit possible de s’éclipser à tout moment.

C’est une revue gigantesque – son auteur est inconnu. Est-ce Spengler ? Ou plutôt H.G. Wells ? Ou serait-ce quand même – un vrai poète, un créateur, continuateur de l’œuvre de Dieu, un nom pour le moment inconnu qui n’est chuchoté que par de braves mangeurs de sauterelles, dans leurs visions typhiques. ?

Les paris sont ouverts.

L’auteur n’est pas important – ce qui importe, c’est le public. Entrez, Messieurs, entrez. Ne cherche guère des tenants et aboutissants, une action dramatique, une pensée cohérente – et même s’il y en avait, est-ce que ça te regarde ? Qui est-ce que cela intéresse ? Chacune des scènes en soi est un spectacle fastueux, dans une mise en scène éblouissante. Quel en est le genre, ce n’est pas ton affaire. Est-ce un drame ou est-ce une comédie, ou une comédie dramatique, une tragédie du destin, ou bien n’est-ce qu’un intermède entre deux tragédies – on le découvrira à la fin. Considère-le, si tu préfères, comme une sorte de commedia dell’arte, elle n’est pas écrite, elle est seulement jouée – elle deviendra ce que le public voudra.

Son titre ?

Pourquoi pas : "Culture et Civilisation".

Souhaites-tu également un sous-titre ?

Question de goût. Pour les pessimistes : Der Untergang des Abendlandes[2]. Pour les optimistes : "Le tout Nouveau Testament".

Les deux s’accorderaient à l’acte suivant.

Berlin veut construire une tour de cinq cents étages – les plans sont achevés, le capital a été souscrit.

Imaginez Métropolis, forgée d’une pièce. Cette tour, une ville en soi, est plus que cela. La cité de toutes les cités, un monde à part de l’Homme Constructeur, il en exclut simplement son maître, la nature, tel un apprenti libéré, ayant achevé l’école de la Nature. Il se met à son compte, fonde sa société selon ses plans à lui. Il s’est approprié les secrets et maintenant il va montrer son idée sur la création. Ce sera lui, le Maître.

Tel est le projet tout au moins. La tour sera installée de façon qu’un homme puisse vivre sa vie dedans, de sa naissance jusqu’à sa mort, sans se sentir dans une prison ; au contraire, il vivra une vie plus riche et plus parfaite qu’un globe-trotter. Tous les cinquante étages il y aura une énorme terrasse circulaire d’où, pour le plaisir, il sera possible de jeter un coup d’œil sur le monde brut, rudimentaire de la nature – au demeurant ce ne sera même pas nécessaire puisque toutes les pièces seront équipées d’appareils télescopiques et télé auditifs, capables de recréer devant toi par enchantement tantôt les forêts primitives d’Afrique, tantôt la vie des Martiens. Des ascenseurs et des élévateurs te hissent en un instant à l’étage où tu as à faire, où tu cherches tes loisirs. Tu viens au monde dans la halle des naissances au rez-de-chaussée, tu passes ton enfance heureuse dans l’opulence des salles de jeu du premier étage – tu te retrouves ensuite au soixante-dixième étage, à l’école, à l’université – tu trouves un emploi au centième étage. C’est ainsi que tu grimpes de plus en plus haut, et lorsque tu te sens saturé de la panoplie des plaisirs, des distractions et des beautés, là-haut, aux alentours du cinq centième étage, au voisinage des étoiles, on dressera ton catafalque parfaitement préparé.

Telle est la Ville, le monde de l’esprit humain, équivalente sinon supérieure à celle du dehors.

Tu es hanté par la prédiction de Lucifer au premier acte de la Tragédie de l’Homme.

 

                       S’il en perd le secret, quelque jour,

                       L’homme en fera tout autant que toi-même

                       Dans son laboratoire et ses cornues.[3]

 

Tout cela ressemble effectivement à une esquisse, à l’instantané génial de quelques coups de crayon, que l’apprenti libéré pousse sous les yeux de son maître : « voici comment je le ferais, ce que j’aurais fait en six jours, moi, de la même Matière qui T’a servi à Toi, pour Ta création ».

C’est ainsi que parlerait l’utopiste et optimiste, l’élève de Lucifer, l’Adam enivré dans le jardin d’Éden qui croit en l’avenir et en ces riches images oniriques que son séducteur fait défiler devant ses yeux. L’optimiste et utopiste Adam qui n’a pas de passé, et qui se fiche de l’analogie historique.

Par contre, le pessimiste, lui, resserre frileusement son manteau. Tu as oublié, imbécile Adam, que nous avons largement dépassé la scène du Paradis – tu t’es laissé égarer par "les rayons tardifs du jardin d’Éden". Nous avons depuis longtemps dépassé le milieu de l’œuvre – nous sommes plus près de l’ère glaciaire que des pyramides ; encore un ou deux entractes, et nous en arrivons au Phalanstère, puis au chant des Esquimaux. Ce que tu prends pour un onirisme fiévreux, est derrière nous, il n’est plus aujourd’hui que l’amère réalité : l’histoire qui a une moralité.

La tour de Babel d’où dans la prouesse de ton ignorance tu as pris ta métaphore, n’était pas le Commencement mais la Fin. Ce n’était pas l’Unité et la Gloire, mais la Dislocation et l’Écroulement. Pas une Récompense, mais la Punition. Pas une civilisation englobant victorieusement la culture – ce n’est que l’enterrement du monde qui s’enfonce dans la profondeur.

Der Untergang des Abendlandes.

Entrez, Messieurs, entrez, entrez.

C’est votre affaire, à vous de juger – voyez-vous dans la civilisation l’enterrement de la culture, ou tout le contraire ? Ce que vous appelez culture, tableaux et sculptures, art et littérature, Idéal et bonheur – allons, notre Tour sera chargée de valeurs artistiques, de sculptures et tableaux en matériaux impérissables, de bibliothèques parfaites – de quoi avez-vous peur, ô pusillanimes ?

Ce n’est pas pour les tableaux, les sculptures et les bibliothèques que nous craignons, ô bâtisseurs de tours.

Nous craignons pour l’homme qui les fait.

Ou plutôt, qui les a faits.

Nous vous croyons quand vous dites que vous ne détruirez pas Alexandrie comme jadis les Vandales – nous croyons que vous emballerez tout et les placerez quelque part au trois centième étage.

Or l’Art n’est pas seulement du passé. Cet art et cette culture qui ont seulement un passé, et qui n’ont ni présent ni avenir, sont une chose morte, sans attache à la vie. Votre civilisation cherche la perfection – mais l’espoir du bonheur, le but et la source de toute culture, ne peut être maintenu vivant que par une vivante création artistique. L’art n’est pas l’histoire, la conservation de valeurs existantes – l’art n’est pas un musée et une bibliothèque ; la culture obéit à une loi étrange qui n’est connue par aucune civilisation – comment exprimer cela ? Peut-être ainsi : le passé reste immortel aussi longtemps qu’existe un présent vivant – nous admirons le grand artiste aussi longtemps qu’il y a parmi nous des artistes qui nous enseignent à l’admirer. Nous croyons en l’Homme aussi longtemps qu’il existe des hommes parmi nous – nous croyons en l’Idée survivant à la vie tant qu’il se trouve certains d’entre nous capables de la représenter encore de leur vivant.

C’est bien, d’accord, vous n’êtes pas des barbares, vous ne blesserez pas Phidias, vous ne vêtirez pas la Vénus de Milo comme l’a fait le Moyen-Âge – mais veillez-vous à ce qu’un nouveau Phidias puisse naître, et si oui, qu’il puisse créer une nouvelle Vénus ?

Pour le moment, je lis qu’en Amérique un nouveau groupe financier de richissimes amateurs d’art vient de se constituer qui, dans leur admiration, leur enthousiasme généreux, ont renoncé même à faire connaître leur nom.

Ils souhaitent soutenir un homme en lui donnant les moyens de créer la perfection. Ils y mettent une somme gigantesque par rapport à laquelle le fameux Prix Nobel ou le Goncourt font figure de modestes aumônes.

On tient ainsi le nouveau Mécène – mais qui est l’heureux Horace ?

Qui d’autre ?

Le commandant Segrave, qui veut construire une nouvelle automobile. Capable de parcourir cinq cents kilomètres en une heure – exclusivement sur la plage de Dayton.

Ça n’a pas beaucoup de sens. Un avion, une fusée, atteindraient cette vitesse moins dangereusement – et qui diable a envie de rouler à cinq cents kilomètres à l’heure, spécialement sur la plage de Dayton ?

Mais – un record est un record, Messieurs ! L’art ? Qui parle de sens ? L’art n’a pas de sens – mais il est beau !

Tout au moins ce Mécène américain le considère ainsi. La question n’est pas de savoir en quoi consiste la substance de l’art – mais ce qu’on appelle l’art.

Entrez, Messieurs, entrez, entrez.

24 février 1929

Suite du recueil

 



[1] Henry Segrave (1896-1930). Pilote de courses. Record mondial de vitesse automobile à 372 km/h, sur la plage de Dayton, en 1929.

[2] "Décadence du pays du soir"

[3] Traduction de Jean Rousselot aux Éditions Corvina.