Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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nurmi[2] : Je sais bien, Socrate, qu’il convient de comprendre symboliquement le mot marathon – l’importance de ce mot n’est nullement épuisée par le fait que voici une trentaine d’années on a ressuscité les anciennes compétitions sportives grecques, en en copiant même les cérémonies ; il ne manque que la mythologie hellénique – (on s’attendrait à ce que les fêtes solennelles se terminent à Paris, Londres ou Amsterdam, comme jadis, par des prières adressées à Pan ou Héraclès). Je sais qu’il ne s’agit pas d’une vraie résurrection d’anciennes coutumes. C’est un courant universel – un nouveau classicisme, semblable à la Renaissance italienne. Comme en ce temps, aujourd’hui aussi on s’adresse aux anciens Grecs, source première de la culture européenne, pour injecter du sang neuf dans les veines avachies. Pour son art, miroir de la vie, la Renaissance a redécouvert, elle a exhumé, rafraîchi ce naturalisme gonflé de santé par lequel le génie grec illustrait la vie ! Le nouveau marathon tente de réanimer la vie elle-même – mais la vie et l’art sont miroirs l’un de l’autre, par conséquent les deux Renaissances sont parentes – toutes deux manifestations de l’esprit fondamentalement anthropocentrique, voire humaniste – des mouvements révolutionnaires.

socrate : Tu parles très bien, mon cher ami – de nos jours il faut apparemment s’adresser aux athlètes si on veut apprendre un peu de philosophie – les philosophes eux préfèrent tourner dans des films. Mais dis-moi, quel sens donnes-tu au mot "révolutionnaire" ?

nurmi : Je pense à tout ce qui caractérise l’époque. Progrès technique, communication, vitesse, la dévoration accélérée de la vie.

socrate : En somme, le goût sportif de l’époque, l’entraînement corporel, la culture physique, tout cet engouement consacré à la vie du corps, cette tendance matérielle "du progrès de la civilisation", tu mets tout cela en rapport avec le Nouveau Marathon.

nurmi : Eh bien, oui. Est-ce une erreur, Socrate ?

socrate : Nous allons voir. Dis-moi un peu, y aura-t-il une compétition d’avions ou une compétition automobile aux prochains jeux olympiques ?

nurmi : Non, Socrate. Nous, sportifs sérieux, considérons ce genre de courses de motards ou de pilotes comme une déviance de la lutte pour "le podium" – une déviance, une excroissance ad absurdum du sport sérieux, au même titre que les jeux amusants tels que sauter sur des tonneaux ou avaler des tartines de confitures dans les fêtes populaires.

socrate : Quels sont donc les sports sérieux ?

nurmi : Ce sont toujours les mêmes : natation, course, saut, lutte.

socrate : Comme de mon temps. Mais alors au contraire, ressusciter le sport grec n’a rien d’un mouvement révolutionnaire – c’est plutôt une réaction saine, une résistance saine de l’individu nu, antique, face à la "mécanisation collective" que veut lui imposer le progrès des techniques. Est-ce juste ?

nurmi : On dirait que oui, Socrate.

socrate : Attendons un peu, mon ami, tu me donnes raison trop vite en abandonnant ta position précédente. Donc, tu reconnais qu’un coureur de marathon pratique un art gratuit – chacun de ses gestes est une protestation contre la mesure prosaïque qu’utilise notre temps pour évaluer les grands efforts.

nurmi : C’est exact, Socrate. La performance d’un coureur de marathon est indépendante du résultat pratique, elle a une beauté en soi. Étant donné qu’une auto court de toute façon plus vite et plus efficacement que tout homme vivant, le coureur marathonien a renoncé depuis longtemps à la rattraper – il se tourne plutôt contre elle, comme pour dire : eh, les gars, faisons gaffe, trop de précipitation ne mène à rien de bon, ça dépasse l’objectif, c’est le travail du diable, non une œuvre divine, contentons-nous de ce que notre corps est capable, parce que si nous ne nous en contentons pas, notre corps pour le confort et la joie duquel nous avons inventé l’auto risque de se rabougrir, dégénérer, et s’atrophier – et il ne sera même plus en mesure de tirer plaisir du confort. C’est pourquoi la course de marathon reste un classique.

socrate : Tu parles très bien, mon ami, je crains seulement que le père archaïque de la lignée des coureurs de marathon soit étonné de t’entendre – celui qui a gagné la branche de chêne chevelu en tant que messager d’une bataille perdue, courait bien dans un but pratique, dans l’absence de voiture et de télégraphe.

nurmi : Tu as raison, Socrate, j’avais oublié.

socrate : Tu vois, c’est pour cela que j’ai dit que tu m’avais donné raison trop vite. Essayons de le dire ainsi : le sport d’aujourd’hui est révolutionnaire, car la culture physique à laquelle autrefois nous donnions un but pratique, l’augmentation de l’esprit de combativité et l’aptitude à la guerre, aujourd’hui, à l’époque où l’avion et les mitrailleuses se battent à notre place, s’est anoblie en un art autonome ; son importance réside justement en ce que par lui nous soulignons qu’il ne nous servira pas à la guerre et au combat.

nurmi : Oui, Socrate, il en est bien ainsi.

socrate : Et puisque, comme tu l’as dit toi-même, dans le coureur marathonien nous ne glorifions plus la célérité de la course, mais la course elle-même – est-ce que j’argumenterais à la manière de ces propre-à-rien de sophistes si je disais qu’aujourd’hui la performance d’un coureur de marathon ne caractérise plus la vitesse à laquelle on peut parvenir d’un endroit à un autre, mais plutôt la lenteur à laquelle ceci peut – et vaut également la peine – d’être réalisé ?

nurmi : Eh bien, Socrate. Ce que tu dis sonne en effet comme un paradoxe, mais ce n’est pas un raisonnement de sophiste, c’est au contraire un jugement clairvoyant.

socrate : Sur ce point nous nous rencontrons. Allons plus loin. Si la modernité du sport d’aujourd’hui réside en ce que, libéré du service de la lutte pour la vie, il a acquis un sens autonome – en quoi vois-tu ce sens ?

nurmi : Dans ce qu’on appelle eugénisme, Socrate. Sans aucun doute un des buts du genre humain est de produire des individus beaux et bien portants, sachant jouir de la vie et de la santé, capables de régénérer par la suite l’ensemble de la société. Un des moyens et des ferments de cette production est le culte du corps. Un corps sain, sportif et souple est attiré par les autres corps sains, sportifs et souples. Air frais, jeux, mouvements, soleil, longue jeunesse – sont autant de facteurs qui, compte tenu des lois éternelles de l’amour, permettent d’espérer une génération plus saine et plus vigoureuse que la précédente. Si nous feuilletons l’histoire séculaire de l’art graphique, on constate que des époques non préoccupées de sports et de joies du corps, se querellant pour l’argent et les biens, cherchant l’intérêt, même dans l’amour, ont généré une descendance chétive et abâtardie – pense aux caricatures de Daumier et de Hogarth, au monde répugnant, vil, repoussant de ces spécimens humains. Que les caricatures vivent aujourd’hui leur décadence est peut-être regrettable du point de vue de l’art, mais c’est aussi un signe encourageant car cela dénote apparemment une embellie de l’intégrité et de la perfection du corps humain.

socrate : J’écoute avec recueillement tes mots sages, mon ami, et surtout l’exemple que tu as pris pour les illustrer. Il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas – comment la perfection du corps peut-elle être contraire à l’art, à l’intégrité de l’âme ? Eugénisme, production, sélection – je connais moi aussi ces termes : vous avez vous-même emprunté un mot grec pour couvrir cette notion. Dans notre temps Aristote a utilisé ces termes, mais les a appliqués au monde animal. Ne crains-tu pas de rabaisser par-là l’homme au niveau de l’animal – cet homme dont nous avons exigé la beauté corporelle au nom de l’âme belle et brillante, dans la maison d’Agathon[3], à ces fameuses agapes où Platon a noté notre conversation ?

nurmi : Oh, Socrate, excuse-moi, le monde a changé depuis. Les sciences naturelles sont nées, ce système unique des raisonnements et des mesures, qui ne connaît pas deux échelles. L’homme et l’animal se valent désormais, on ne s’attarde plus sur de telles différences. C’est le monde de la matière, Socrate, celui de la matière mesurable.

socrate : Du monde mesurable – et visible ? J’ai l’impression, mon ami, que je serai obligé d’éclairer ta lanterne, tu n’as pas l’air de connaître les derniers résultats de vos sciences. Je me suis entretenu, pas plus tard qu’hier, avec un physicien, et je lui ai demandé ce qu’il appelait matière. Il s’est mis à me parler de quelque chose comme les électrons, tout en répétant : en réalité la matière n’existe pas. Ce que nous appelions matière, n’est autre qu’illusion et jeu de Forces sans corps. Est-ce l’esprit de notre temps que tu appelles matérialiste ?

nurmi : Je ne sais vraiment plus quoi te répondre.

socrate : Je vais répondre à ta place, mon ami, comme j’ai aussi répondu à Agathon et à Alcibiade voilà deux mille cinq cents ans. Corps et âme – matière et force – beauté et bonheur – ce ne sont pas des choses qui dépendent de l’esprit du temps. Deux mille cinq cents ans ont passé depuis – mais si je juge de ce qui s’est passé, je dirai que la vie du genre humain a toujours été une histoire de pensées et non de muscles – le monde est pourtant resté un combat de forces, salle de jeu des dieux ; et ne peut comprendre l’essentiel du culte du corps que celui qui peut voir en arrière-plan la garantie d’un Esprit à venir. Seul peut offrir un sacrifice sur l’autel de Pan et d’Héraclès celui qui croit en un pays d’une Âme invisible et y aspire : celui qui dans la création visible reconnaît l’œuvre d’un Dieu invisible.

 

3 mars 1929

Suite du recueil

 



[1]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.

[2] Paavo Nurmi (1897-1973). Coureur finlandais, huit fois médaille d’or aux jeux olympiques en 1920, 1924 et 1928.

[3] Personnage du "Banquet" de Platon. Selon Agathon : « Éros est le plus heureux des dieux, car il est le meilleur et le plus beau. »